Le retour du héros

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  Le cimetière du village du Prêcheur était, comme nombre de cimetières de la Martinique, tourné vers la mer. Là se trouvait une tombe de terre battue, toute simple, surmontée d'une croix de fer forgé avec en son centre, un portrait en médaillon souligné du nom d'un jeune pêcheur disparu en mer cinq ans plus tôt, présumé mort.

 Sous cette tombe, il y avait un cercueil en bois de campêche taillé à la vite-vite comme beaucoup de cercueils durant cette période. Les morts s'accumulent durant les guerres, c'est statistique. Mais dans ce cercueil, nul corps, puisque la mer, jalouse et possessive, avait refusé de le rendre. Alors les habitants du village, les amis, la famille, avaient tous déposé dans cette boîte funéraire des effets du défunts, des photos, des dessins, des lettres d'amour, son vieux chapeau bakoua, une dent de lait de son enfant, des amulettes et plusieurs bouteilles de rhum. Le curé avait béni l'ensemble et tous avaient pleuré quand la première pelletée de terre avait recouvert le cercueil.

 C'était il y a cinq ans et depuis, Papy appartenait au souvenir collectif.

 Les hommes de l'amiral Robert étaient venus souvent interroger la famille de Papy. Ils avaient battu sa mère et déchu son père de sa pension d'ancien combattant, persuadés que leur fils était parti en dissidence, comme nombre de jeunes Martiniquais. Si le moteur de Lulubelle ne l'avait pas trahi, Papy aurait fait la même chose, au lieu de cela, il ne parvint jamais à convaincre ses geôliers qu'ils commettaient une erreur.

 En juin 1943, le vent tourna pour l'amiral Robert. Désavoué par l'armée de terre et nombre de ses propres matelots, conspué par la plèbe colorée qui n'aspirait qu'à le lyncher, il ne dut sa survie qu'à sa fuite dans le respect d'une carapate à la française, ainsi l'avait fait l’État-major de la métropole en 1940. Le 14 juillet de la même année, la Martinique ralliait la France Libre... mais il fallut encore deux ans aux Britanniques pour se souvenir du pêcheur engeôlé par erreur dans une prison de Castrie.

                    ******

 Au Prêcheur, tout le village célébrait l'armistice. Des drapeaux français pavoisaient sur le toit du café Zabitan, le clocher de l'église et les portes des cases. Le rhum, sang et sueur des îles à sucre injustement interdit durant la période de conflit, coulait à flot dans les gosiers déjà encombrés par les notes de musique composées un demi siècle plus tôt par Rouget de l'Isle. Partout les tambours bélé, les gros ka 1, les tibwas 2 crépitaient d'allégresse, vengeant dans un zouk 3 enfiévré ces années d'ostracisme. La Martinique n'était plus qu'un vaste bankoulélé 4 aussi palpitant que le cœur d'une jeune vierge à sa nuit de noces. Le sable noir de la plage vibrait sous les pas aériens des danseurs de damier, les joueurs de dominos avaient abandonné leurs pions, même les poules et les cabris caracolaient de plénitude. Au bord de la rivière, les gros canards somnolaient. Ce soir, les hommes seraient trop ivres pour leur donner la chasse.

 Ce fut ce Prêcheur exalté qui accueillit Papy, un Papy amaigri, fatigué, grisonnant malgré son jeune âge, heureux comme un enfant d'avoir retrouvé son cher village. Il se revenait pas en sauveur ni en héros. Il n'abordait par fièrement l'uniforme beige de la France Libre. Il n'avait pas conduit les Shermans de la 2ème DB à travers le désert de Libye, ni foulé le sol de Normandie un matin d'août 1944 (5), ni usé de son prestige pour bécoter les Parisiennes dans les bosquets du jardin du Luxembourg, mais il était heureux parce qu'il était chez lui.

 Il rentrait a kay ! (6)

 Il se dirigeait, ferme et décidé, vers la case familiale, entre la plage et la rivière. Tout à sa joie, il ne remarqua pas tout de suite le silence qui ponctuait ses pas, les yeux écarquillés, les mains jointes en prières... Ce fut d'abord un murmure incrédule, puis une onde de frayeur... Papy revenait du royaume des morts. L'air s'alourdit, devint pesant. Les tambours se turent et les danseurs de limbé cessèrent leurs contorsions. Même les chiens, sentant passer la peur, s'enfuirent, la queue entre les jambes. Alors Papy s'arrêta et regarda autour de lui.

 Où était la liesse qui tantôt irradiait le village ? Où avaient fui les libations ? Les regards blêmes des villageois convergèrent à l'unisson vers le revenant. Le curé se signa, serrant un crucifix dans sa main comme s'il eut fait face au démon.

 Un hurlement, pareil aux sirènes de la métropole annonçant les bombardements, un cri qui se répercuta de bouche en bouche, jusqu'à devenir un orphéon hystérique. Les enfants décampèrent, les femmes, parmi lesquelles Papy reconnut ses sœurs et ses fiancées, tombèrent en prière. L'une d'elle fut prise de convulsions.

 ― Que vous arrive-t-il, zamis mwen 7, c'est moi. Je suis revenu. Je suis de retour.

 À peine eut-il prononcé ces mots qu'une seconde fournée de marmots disparurent en hurlant. Le fantôme leur avait parlé ! Il leur avait jeté un sort ! Un homme en qui papy reconnut Joseph, son meilleur ami, osa enfin s'approcher. Eut-il croisé Lazare ressuscité qu'il n'eut été plus surpris.

 ― C'est toi, c'est bien toi ? murmura-t-il.

 Et aussitôt un torrent de larmes lui couvrit les yeux.

 ― Mais oui, s'esclaffa Papy, c'est moi !

 Les deux hommes se tombèrent dans les bras en pleurant.

 ― Zami mwen, nous t'avions enterré !

 Le curé, penaud, s'approcha.

 ― J'ai donné des messes pour toi.

 Sur le pas de sa case, la mère de Papy contenait son cœur entre ses mains, pétrifiée par sa joie. Son père se précipita sur lui, l'enserra de son bras unique.

 ― Mon fils, je savais que tu reviendrais. Je n'ai jamais voulu croire à ta mort. J'ai toujours su que tu étais parti rejoindre Papa de Gaulle. Je leur ai dit, à tous ces imbéciles, que tu allais revenir. Ils ne voulaient pas me croire. Raconte-moi, mon fils, raconte-nous ce qui t'est arrivé depuis que tu es entré en dissidence. Tu as été en France ? Tu as vu Paris ? As-tu rencontré Papa de Gaulle ? Dis-moi, où est ton bel uniforme ? As-tu une nouvelle fiancée ? Celles-là ne t'ont pas attendu, des idiotes ! As-tu rencontré une jolie Parisienne, rousse avec de beaux seins ?

 Emporté par ce flot de paroles, Papy ne trouva plus le chemin de la vérité. Le cheval du mensonge le prit sur son dos et l'entraîna avec lui au pays des rêves et des chimères, au pays des légendes qui font rêver les simples gens. Il raconta ce que tous voulaient entendre. Il inventa les combats dans le désert, les longues plages de Normandie, les vergers plein de pommes et la tour Eiffel. Il dessina des images fantastiques dans l'esprit de ses amis, des filles en robes légères se pendant à son cou, le bourdon de Notre-Dame sonnant grand train, Papa de Gaulle lui serrant la main.

 Toute la soirée et toute la nuit, il raconta ce qu'on lui demandait de raconter, ce qu'on avait besoin d'entendre. Il garda pour lui son tête-à-tête avec Maman D'Lo, les histoires du requin, l'amour avec Rita Hayworth.

 Papy devint un héros, un héros pas discret et dont on parla longtemps, et c'est peut-être parce ses aventures étaient imaginaires qu'elles eurent l'air si vrai.

1 Variété de tambours typique des Antilles

2 Instrument à percussions en bambou

3 Fête bruyante

4 Grande manifestation, fête

5 La 2ème DB débarqua sur la plage d'Utah Beach le 1er août 1944... avec dans ses bagages un certain Ernest Hemingway

6 à la maison

7 mes amis / mon ami

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