Djarfogo*
Il dort depuis longtemps. J’espère que ma présence ne va pas le réveiller. Il y a trois heures que j’ai commencé cette longue montée. La profusion de roches est comme des marches qui m’invitent à le rejoindre.
Je m’arrête un peu pour reprendre mon souffle. L’air est plus rare à 2000 mètres d’altitude. Je regarde la grande muraille naturelle qui divise l’île. De ce côté-ci, la chaudière, le cratère du volcan et le village Chã das Caldeiras qui a vu ses maisons visitées par la lave incandescente et qui se reconstruit sur les roches magmatiques en attendant une autre visite. De l’autre côté, la sérénité de la capitale São Filipe qui sait que la lave ne coulera jamais vers elle.
Je reprends ma marche. Encore 1000 mètres pour être un peu plus près de toi. Finalement, j’arrive au bord du cratère d’où se dégage une odeur de soufre. Du haut de ce silence absolu, résonne en moi ta faible respiration. Je revois ton corps faible allongé sur le lit de l’hôpital. Le volcan ne se réveillera pas aujourd’hui. Je sais que quand il voudra se réveiller, il préviendra la population quelques jours avant en faisant trembler la terre. Toi, tu ne t’es plus réveillée, mais j’attends toujours que mon cœur tremble pour te voir jaillir des morts.
Je m’assois sur une pierre pour contempler les nuages en dessous qui couvrent l’île et je pense à toi comme je le fais toujours depuis que tu es partie. Au-dessus des nuages, Je me dis que je suis plus près de toi.
J’ai accepté ce poste au Cap-Vert pour m’éloigner de Lisbonne, des endroits où ta présence se faisait sentir. J’ai beau être loin de tout ce qui me rapproche de toi, je n’arrive pas à me détacher des sentiments qui, dans les profondeurs de mon âme, brûlent silencieusement comme le magma au fond de ce volcan endormi. Il faut que je sois en bas avant la tombée de la nuit. Demain, je dois recevoir une nouvelle collègue qui vient de Lisbonne. Je regarde vers le ciel : « um teni sodadi bo*, amo-te* ».
À l’aéroport de São Filipe, je regarde l’avion en provenance de l’île de Santiago qui descend du ciel. Je soulève ma pancarte improvisée avec le nom de la collègue. Une femme se dirige vers moi avec de larges lunettes de soleil et un chapeau.
— Doutor Eduardo ?
— Oui, Doutora Sofia ?
— Laissons les formalités. Vous pouvez m’appeler Sofia.
— Et moi, Eduardo.
Elle retire ses lunettes et c’est comme si je te voyais là, devant moi. Je te souris comme si tu revenais d’un long voyage. Je suis troublé par la ressemblance ou peut-être que c'est mon désespoir qui me joue des tours et qui pose tes traits sur le visage de Sofia. Tu me souris, je sens un tremblement. Je ne sais pas si c’est la terre qui tremble ou si c’est mon cœur. Sofia me regarde avec tes yeux.
— C’est le volcan, dis-je en balbutiant. Il va se réveiller.
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*Djarfogo (créole capverdien) : Île de Fogo (île de feu) de l'archipel du Cap-Vert
*um teni sodadi bo (créole des îles du sud du Cap-Vert) : tu me manques (en portugais : tenho saudades tuas, le mot saudade n’a pas une traduction univoque en français. Le mot nostalgie est le plus proche)
*amo-te (portugais) : Je t’aime.
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