Résignation
Des voix, des sensations t’appelaient par des noms oubliés. Une cacophonie sifflante, hululante, vrombissante, aveuglante s’unit bientôt en un chœur plaidant. Sans mains pour couvrir des oreilles que tu n’avais pas, les cris infernaux pénétraient ton âme même, et tu ne pouvais les en empêcher.
« Reviens », disait le torrent de choses.
Tu t’es réveillée, les sens affolés. Une violente nausée t’a forcée à te lever. Tu as épongé ton front et ta nuque trempés en tâchant de calmer ta respiration. L’âtre s’était éteint pendant ton sommeil. Tu avais besoin d’air de toute façon et as quitté ta hutte pour arpenter le clan. Ton estomac s’était apaisé mais réclamait sa pitance. Quelqu’un avait laissé du marrake froid sous le kiosque, son feu mort lui aussi. Tu as décroché du combustible, une corde, un bâton et une planche à feu avant de t’installer devant le foyer.
Le bâton en main, tu as réalisé ton erreur. Tu as tout de même essayé d’y fixer la corde de sorte à générer un minimum de friction, mais rien n’y faisait. Tu as envoyé valser les matériaux inutiles tandis qu’un nouveau haut-le-cœur te pressait la gorge. Tu as contemplé ton échec un long moment.
Carunae s’est approchée en douceur et a allumé les flammes pour toi. Tu as considéré les braises, songeant qu’il aurait sans doute été plus sage de confier le clan à Niashæl. Riao n’avait pas envie d’une Naræs diminuée, incapable ne serait-ce que de démarrer un feu.
— Il y a du marrake, a dit Carunae comme si tu avais pu l’ignorer.
Tu ne lui as pas répondu, trop occupée à te morfondre. Carunae a enfin compris la situation.
— On a tous besoin d’aide de temps à autre.
Tu as secoué la tête pour marquer ton refus. Tu n’avais pas passé tout ce temps sous un dôme pour dépendre des autres.
— Arrête de t’inquiéter. Tu t’en sors bien, en tant que Dai et en tant que Naræs. Le clan n’a pas été décimé.
— Pas encore.
Elle a soupiré avec un soupçon d’énervement.
— Riao prise toujours ta force. Tant que tu les mènes à la victoire, ils te soutiendront.
Tu t’es enfoui la tête dans la main. Qu’importait l’opinion du clan.
— C’est vrai, a-t-elle poursuivi. J’ai même entendu qu’ils voulaient te voir procréer : tu n’es pas faible à leurs yeux.
Tu as soupiré à ton tour.
— Ils me les cassent aussi, avec ça.
Carunae n’a pas saisi.
— Tu penses ne pas être la hauteur ? Je t’assure que…
— Je veux l’Entente, le reste on s’en tape. C’est quand même plus important, non ?
Avec Yudælla, l’alliance Boꜵr et Tick renouvelée – si fragile soit-elle – et, espérais-tu, le soutien kwashil, l’Entente te paraissait presque à portée. Carunae a pris un instant pour formuler sa réponse.
— C’est précisément parce que tu accomplis de grandes choses qu’ils encouragent ta descendance.
— C’est juste mon sang, pas qui je suis. J’ai bien le sang d’un Ælv lambda, il ressort pas des masses.
Carunae a choisi d’ignorer la pique.
— C’est tout ce qu’ils peuvent garder de toi. Ça vaut mieux que de perdre une koxji à jamais.
Ainsi, elle aussi s’était convaincue que tu avais l’âme ancienne, que tu ne faisais que passer sur Essea. Tu as décidé de jouer le jeu.
— Qui dit que je reviendrai pas ?
— Personne ne le sait, Caei. Ça a seulement toujours été comme ça : on encourage les forts à se multiplier. Dis-moi que ça n’a pas marché, si tu le penses vraiment. Dis-moi que notre peuple est faible.
Tu trouvais ses arguments trompeurs sans parvenir à mettre le doigt sur la raison.
— C’est juste pas mon truc.
Elle a encore soupiré, s’attirant un regard noir.
— Caæn m’envoie te prévenir qu’on a le même problème avec Manao, ou presque. Il veut bien d’une descendance, mais il est moins enthousiaste sur la marche à suivre.
— Je peux pas le forcer.
— Tu le peux.
— Je veux pas.
— C’est important pour le clan. Il lui faut du sang nouveau, du sang fort.
— Libre aux femelles d’essayer, mais c’est la décision de Manao. Je vais pas le forcer à se sacrifier.
— « Se sacrifier », a-t-elle répété d’un ton sarcastique.
Tu lui as lancé un regard mauvais. Avec du recul néanmoins, tu comprenais son point de vue. Si le bien-être de Manao était le prix à payer pour l’avenir de Riao, il n’était pas raisonnable de s’y soustraire. Ce qui valait également pour toi.
— J’espère qu’il changera d’avis, as-tu admis, mais je vais pas le forcer à faire quelque chose que je ferais pas moi-même.
— Le clan sera déçu.
— Peut-être, mais je suis toujours Naræs. Pour l’instant.
Le marrake a fini de cuire. Tu as tendu une main inexistante et ton bol pour y verser le contenu de la marmite. Carunae s’en est chargée sans hésiter, mais ton humeur s’est assombrie. Elle a sorti deux pavés de viande séchée du kiosque et coupé le sien sous ton regard envieux. Plutôt que de te débattre avec un couteau ou de te reposer de nouveau sur Carunae, tu as mordu le tien à pleines dents en grommelant des jurons. Elle a cru t’entendre parler d’« estropiée inutile » entre autres mots colorés, puis a baissé des yeux peinés.
— Naili a succombé à son infection, au fait.
Le marrake t’a paru perdre toute sa saveur.
— Avec ou sans toi, il faut repeupler le clan.
Tu n’as pas répondu.
Plus tard dans la nuit, un pacik chargé d’une lettre a voleté vers toi : une délégation kwashil souhaitait te rencontrer à la Cité. La nouvelle t’a presque fait sourire, d’autant que Kaedꜵr faisait route vers Rokian et comptait sur ta présence. Tu pourrais te rendre à la Cité après Rokian sans t’éterniser loin de Riao.
Tu n’avais aucune idée de la réaction de Rokian, mais Frreshie se montrerait plus ardu encore à convertir : ils risquaient de croire que l’alliance les visait en représailles de l’attaque éclair sur Boꜵr et Tick. Tu te rangeais du côté des reptiles cependant : le clan double avait osé le pari de déserter son clan pour fondre sur le tien ; Frreshie avait profité de l’occasion comme il se doit. Ils avaient certainement usé de moyens détournés pour surveiller les déplacements adverses, mais leur attaque était parfaitement honorable. À vrai dire, l’intervention des reptiles avait facilité les pourparlers avec Boꜵr et Tick, pour qui l’alliance était devenue un enjeu critique.
Ton propre clan avait requis davantage de persuasion pour abandonner sa vengeance envers Boꜵr. Helkæt t’avait même provoquée en un duel pathétique dont il tâchait de se remettre depuis quelques jours.
Tu rechignais à enfourcher un sh’shël qu’il te faudrait cacher aux Rokiann, mais le temps pressait et tu espérais un retour prompt. D’un autre côté, il n’en restait qu’un seul à Riao, à peine capable de supporter deux Dai – un sous-nombre imprudent. Kaedꜵr aurait certainement emmené quelques Yudællan avec lui, mais tu ignorais combien.
Tant pis pour la célérité. Tu as informé Royan, Niashæl et Carunae de votre départ, ainsi qu’un Taki surpris : tu le sentais peu à l’aise à Riao et pensais lui donner l’occasion de resserrer les liens avec son clan d’adoption, voire d’y retourner. Utan-Uka se chargerait de Riao en votre absence, avec pour seule directive de poster des vigies en continu aux trois points cardinaux.
Après avoir délégué les préparations à tes compagnons de voyage plutôt que de perdre du temps à batailler ton inutilité, tu mangeais quelques plats laissés sans surveillance.
Ukte a insisté, comme à son habitude, pour vous confier assez de vivres pour tenir la saison. Elle a dû s’accrocher à toi pour ne pas chanceler et a ri sans raison apparente. Cela lui arrivait de plus en plus, quoiqu’elle vous semble à tous avoir épuisé sa joie. Le contraire t’aurait d’ailleurs étonnée, sachant ce qui l’attendait.
Avant de quitter le clan, tu as tout de même attaché ta prothèse par tes propres moyens. Tu n’aimais pas en dépendre mais te sentais vulnérable sans. Tu as mesuré ton moignon, comme chaque jour, sans remarquer de différence. D’abord abattue, un doute terrible t’a assaillie : les membres des Ælvn repoussaient-ils ? De quelle espèce avais-tu hérité ? Tes blessures de gamine avaient disparu, mais… et si ta régénération s’était envolée avec ton enfance ? D’être privée de bras pendant des essoan t’enchantait déjà fort peu, mais y renoncer pour de bon... Tu préférais mourir plutôt que de rester un fardeau.
Tu as inspiré profondément pour te ressaisir. Seuls les faibles espèrent la mort.
Mais tu es faible, t’a susurré une part de toi.
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