IV

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Je ne sais pas trop par quoi commencer. Le Viking nous a montré un côté de lui que nous ignorions.

J'veux dire, on l'a vu assassiner l'un des deux lieutenants de la Compagnie avant qu'elle devienne celle du Lys de Sang. On l'a vu tomber la chemise, au sens propre, pour creuser des trous et des fossés avec nous. On l'a vu nous apprendre à nous défendre, patient et impitoyable, on l'a vu égrillard et plaisantin, mais ça... Je savais pas que ça existait encore.

Mais j'y reviendrai.

On n'avait pas encore de mission, on continuait à réapprendre le métier, en quelque sorte. Le Cap... Lin – va falloir que je m'y fasse, que je lui ai dit la première, la troisième et la dixième fois qu'elle m'a repris – Lin, donc, nous accompagnait. Y avait des marches de jour, des marches de nuit, des marches avec barda et des marches sans. On a fini par bien connaître le coin. On aurait presque pu s'y déplacer les yeux bandés et pouvoir dire où on était. Y avait des captures de drapeau et des infiltrations.

Tout ça sous forme de jeu, mais à armes réelles. Interdiction absolue d'utiliser les armes à feu. Nous n'avions droit qu'au couteau, garrot, et art martial. Encore une fois, on apprend vite à éviter les coups. Surtout après s'être fait assommé par derrière à trois mètres de l'objectif et s'être réveillé saucissonné face à un Viking en colère.

Et les colères du Viking sont un événement dont il vaut mieux n'être que spectateur, je peux vous l'assurer.

Quand elles le prennent et qu'il ne peut pas les évacuer facilement, il va creuser. C'est comme ça qu'on a eu un troisième fossé, bien visible celui-là, ligne de défense évidente. Il est creusé en U, large de 4 m et profond de 3. Pour l'instant. Et au plus profond.

C'est aussi comme ça que, derrière le caravansérail, on a eu un trou. Le « trou », là où on est puni. Un puits de 2m de diamètre, profond de 4. On vous y descend au bout d'une corde, vous en remontez en vous hissant à une corde. Manquerait plus qu'on vous en sorte, tiens !

A part les Islandais, toute la Compagnie combattante y a séjourné au moins 48h d'affilée. Et Nounou. Parce qu'il avait poursuivi l'une de nous de ses assiduités non désirées, Lin l'a puni. On a vite retenu la leçon. Le sexe était autorisé au sein de la Compagnie, mais que consentant. Non, c'est non, bordel !

Les Islandais... C'est comme ça qu'entre nous on appelle nos officiers supérieurs. Le Français est devenu, mâtiné d'argot, la langue officielle de la Compagnie, parce que ça faisait un moment qu'on ne l'avait pas entendu dans le coin. Soit. Mais s'ils voulaient une langue secrète, pourquoi pas l'Islandais ? J'veux dire, ces trois-là doivent être les premiers à foutre le pif par ici.

Puis j'ai compris, après les avoir surpris à échanger à toute vitesse en Islandais. Ils avaient besoin d'un langage secret entre eux. Ils ne nous faisaient pas confiance. C'est de bonne guerre. Je ne nous faisais pas confiance non plus, en fait. J'avais un peu honte de nous.

Quand Lin a vu que j'écrivais, elle m'a demandé de ne rien mettre sur la Toile. Et elle m'a offert un stock de carnets A5 et de Bics. Elle m'a encouragé à écrire, me demandant de rester honnête. J'avais commencé à écrire, pas pour qu'on ne nous oublie pas, mais parce que leur arrivée et les changements étaient tellement... frappants, dérangeants, qu'il fallait que ça sorte.

N'allez pas croire que le Viking soit toujours en colère. En fait, c'est un type charmant. Il est poli, prévenant, paraît-il, généreux, aussi. Mais on se souvient tous de son épingle de chignon dans l’œil du Lieutenant. Alors on se méfie un peu.

Kris est plus ouvert, plus rieur. Blagueur, aussi. Il a un sens de l'humour génial, acceptant qu'on se foute de lui sans problème. Le problème, avec lui, c'est qu'il est prescient. On sait pas trop l'ampleur de son don, il nous le cache. Mais on n’a jamais réussi à le surprendre. Jamais. C'est comme ça qu'on a compris son don. Il a un autre truc désagréable. Il répond du tac au tac, et c'est souvent plus acide que de l'acide à batteries. Et personne n'y échappe, pas même Lin. Mais entre elle et lui, quand il ose lui répondre, ça se règle sur le sable et il perd, toujours.

Le Viking est un type bien. On a un peu peur de l'approcher, parce qu'il est tellement plus grand et plus fort que nous. Il a fait ce qu'il a pu pour être moins lointain. Il a pas réussi tout de suite. Et pourtant, il a fait des efforts. Je crois qu'il a besoin qu'on l'aime. Ou qu'on l'apprécie, au minimum. En fait, j'en sais rien. J'm'en fous, je suis pas psy.

Un jour, au mess, la cantine, quoi, la grande pièce dans laquelle on peut tout faire ou presque, à condition que tout soit rangé et propre pour la bouffe. On y nettoie nos flingues, on y joue aux cartes ou aux dés, voire à des jeux de rôle médiéval fantastique – y a quelques fans, dont moi –, on y apprend la stratégie et les langues avec les officiers. Lin y a fait installer notre bien le plus précieux : une table holographique. J'y reviendrai.

J'avais commencé par, un jour, au mess. Et puis j'ai perdu le fil. Désolé.

Donc, un jour, au mess, j'ai vu Erk planté devant nos photos. Beaucoup dataient des débuts de la Compagnie, quand on pouvait encore en être fiers. Il y en avait moins de récentes. Mais tous les ans, on prenait une photo de tous, pour se souvenir des disparus.

Erk l'avait compris et il était planté devant la plus récente, qui datait de quelques mois avant leur arrivée.

- Yo, L'Archer! Viens voir un peu.

Je l'ai rejoint. Oui, on m'appelle l'Archer depuis leur arrivée, pas parce que je tire à l'arc, mais parce que mon perso favori, dans nos jeux de rôle, c'est un archer. Enfin, une archère, hein ? J'suis un geek, tout de même.

- Ça me fait penser qu'il faudrait que tu t'y mettes, à l'arc. Ça pourrait être intéressant pour nous d'avoir des archers. Mais c'est pas pour ça que je voulais te parler. C'est qui, lui ? Il n'était pas là ce fameux jour...

Le « fameux jour », c'est celui où il a assassiné notre Lieutenant.

- Non, c'est vrai qu'il n'était pas là. C'est notre autre Lieutenant. On pense qu'il est mort.

- Ah ? Viens t'asseoir, on va en parler.

Il a demandé deux bières à Cook et on est allés s'asseoir dehors, à l'ombre. Faisait pas trop chaud, les bières étaient fraîches, comme on les aime. Les canettes suaient doucement, les bulles pétillaient. Erk attendait que je parle. J'ai fini par le faire.

- Notre dernière mission. Pas très clean. On l'a pas menée proprement non plus. L'autre lieutenant nous avait donné l'ordre de piller, lui n'était pas trop d'accord, parce que c'était pas un camp de soldats, là où on était. Ils ont commencé à s'engueuler, nous on pillait, on malmenait, et d'un seul coup on s'est trouvés sous un feu croisé. On a filé, comme des malpropres, sans faire attention aux autres. Il est le seul à y être resté. On l'appelait le Gros. C'était un mec bien, lui, par rapport aux autres.

J'ai renversé un peu de ma bière sur le sol, en hommage. Erk a sorti de sa poche revolver une petit flasque en argent et m'a imité. Puis il me l'a tendu et j'ai versé trois gouttes. Une par année où le Gros avait été notre Lieutenant.

Je me suis fait la réflexion que le Gros, qui ne l'était pas, il était plutôt maigre en fait, un faux maigre, mais quand même, le Gros, donc, était un mec décent. Mais feignant. Ou n'aimant pas les conflits. Il ne s'opposait jamais au Capitaine et très rarement à l'autre salopard de Lieutenant. Et ce qui était dommage, c'est que s'il avait été moins feignant, et s'il avait survécu, on aurait p'tet pas eu besoin de nous envoyer les Islandais. Bon, ça fait beaucoup de si. P'tet qu'on en avait besoin, des Islandais, finalement.

Il m'a filé une grande claque sur le genou –et une claque du Viking, c'est du lourd– et m'a fait signe de le suivre. On est allés voir Lin dans son bureau. Je boitais un peu.

Elle avait pris la piaule du salopard, laissant les frangins se partager la carrée du Capitaine, qui était bien trop grande pour un seul homme. Son bureau, c'était la piaule du Gros.

- Lin ? J'ai eu une idée, grâce à l'Archer.

- Je t'écoute.

- Il nous en faudrait.

- Il nous en faudrait de quoi ? Sois plus clair, Erik.

- Des archers. Pour la discrétion. On a du corps à corps, des couteaux de lancer mais on a rien à moyenne distance.

Elle l'a fixé longtemps, de ses yeux noirs sans pupilles –moi ça me fait toujours flipper, ses yeux– puis elle a hoché la tête, en ajoutant un seul mot : « Tetris ».

Quoi ? Que vient faire un des premiers jeux vidéo là-dedans ?

Il a fait OK de la tête et il a filé droit au PC Trans (transmissions).

On a vite reçu, par l'hélico bimensuel, une vieille télé à écran plat, 2D, et des manettes de jeu vidéo. On a tous eu l'obligation d'y jouer. Le Viking et Kris se relayaient pour nous observer. Des fois Lin aussi. Avant qu'on commence, Kris a tendu à Lin une liste de noms.

- Pas plus ? elle a demandé.

- Pas plus, qu'il a répondu, l'air très sûr de lui.

On regardait la télé et les manettes, et on a pas trop compris de quoi ils parlaient.

En fait, sur la liste, y avait dix noms. Les noms des dix, dont moi, qui deviendraient les meilleurs archers de la Compagnie du Lys de Sang.

Tetris est un jeu simple, qui consiste à empiler des formes différentes sans arriver jusqu'en haut de l'écran. Chaque ligne complète s'efface, c'est comme ça qu'on peut jouer infiniment ou presque. Bien sûr, les formes tombent de plus en plus vite, c'est comme ça qu'on perd...

Mais c'est surtout un jeu qui demande une bonne coordination oeil-main. Exactement ce qu'il faut à un archer.

Au bout d'une semaine, Kris avait gagné son pari perso. Les dix de la liste ont commencé à faire mumuse avec des arcs à poulie et des arbalètes. On a démonté, remonté, démonté, remonté, avec ou sans bandeau sur les yeux, comme avec nos flingues, pour pouvoir le faire vite, les réparer, même dans le noir.

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