VIII
Le Viking a retiré son tee-shirt, qu’il a glissé dans sa ceinture, déclenchant un concert de sifflets admiratifs qu’on a entendu à travers son micro. Faut dire que y a de quoi, quand même. Pour rigoler, il a pris la pose, faisant ressortir sa musculature de bodybuilder – même s’il n’en est pas un. Les mecs se sont mis à siffler et à rigoler. Quelques-uns ont remis leur Kalach à l’épaule. Les sentinelles sur le mur nous ont tourné le dos. Ils seraient les premiers à tomber.
Les simagrées du géant étaient mûrement calculées pour détendre les FER et les rendre moins vigilants. Ça marchait bien, pour l’instant. Le chef enroulait et déroulait un long fouet à bœufs, rappelant au Viking l’enjeu du combat.
Les FER se sont mis en cercle autour de lui, formant une arène impromptue. Ça l’embêtait un peu parce qu’un mur, un vrai, en dur, pendant un combat, ça aide. Il devrait faire sans.
Du brouhaha a annoncé l’arrivée du champion des FER. Il était déjà torse nu et n’avait rien à envier au géant, à part presque 40 cm. Gaulé pareil, mais plus petit.
Erk s’est mis en garde comme à la boxe, l’autre a ricané. Le visage du Viking est devenu très dur, inexpressif et son regard… on aurait dit deux lasers bleus. Ses yeux sont bleu violet, comme la fleur de bourrache. Très poétique…
Ils se sont tourné autour, comme deux pit-bulls qui se chercheraient. Puis le premier coup est parti et Erk a reculé, trébuchant légèrement. Merde, le champion était vraiment bon !
Erk s’est rattrapé, a changé son appui sur la jambe arrière et hop, coup de pied retourné. Mais pas dans la gueule, comme l’autre s’y attendait. Non, il l’a cueilli à la taille et l’a envoyé voler 4 mètres plus loin. Le mec a cogné un de ses potes, a rebondi et fini accroupi, prêt à repartir. Un vrai chat.
On sentait qu’Erk voulait finir le combat au plus vite, mais le champion était tellement bon que ça risquait de durer. Le géant retenait encore moins ses coups qu’avec son frère. Il frappait pour tuer. Pareil pour l’autre. Erk mélangeait tous les styles de combat à mains nues : boxe, muaï thaï, krav-maga, savate, karaté, doigts dans le nez, main au panier, tout ce qui pouvait lui donner un avantage. Même du tai-chi, pour l’esquive.
On a découvert la puissance réelle du Viking.
Le combat s’éternisait un peu mais les mecs en bas avaient l’air d’apprécier.
Puis, au bout d’un bon quart d’heure – les combattants étaient couverts de sueur–, le poing du Viking a frappé très fort au plexus solaire. Le gars s’est tourné d’un poil de cul juste à temps mais a quand même volé pour se ramasser dans les pattes de ses potes. Il a craché du sang en se relevant et il avait du mal à se tenir droit.
Et il s’est jeté en avant sur Erk, un poignard en main, filé par le mec dans lequel il était rentré. Erk a fait un pas sur le côté et s’est plié en deux au moment où le champion lui filait un coup de sacagne.
Kris a juré.
Le Viking s’est redressé, une longue estafilade en diagonale lui barrait le flanc droit. Il a poussé un hurlement de rage, a saisi l’autre par les cheveux, lui a cassé le poignet pour faire tomber l’arme de ses mains puis, le saisissant par le cou et les jambes, l’a retourné et lui a cassé les reins sur son genou.
- Erik ! Non ! Kris, horrifié, a étouffé son hurlement dans sa main.
Les FER étaient scotchés.
Le Viking a ramassé le couteau et s’est agenouillé auprès de l’homme à terre. Il a dit : « Sois pardonné de tes péchés et que Dieu t’accueille en son paradis », puis il lui a planté le couteau sous la mâchoire, en direction de son cerveau, l’achevant. C’était, nous l’apprendrions plus tard, un geste de pitié. Les reins brisés, cet homme ne serait plus qu’un légume. La mort que lui offrait Erk avait le mérite d’être glorieuse, à ses yeux et à ceux des siens.
Le géant s’est relevé, très calme en apparence, et Baby Jane a vu, à travers la lunette de visée du 720 SR, une larme couler sur la joue du grand blond.
- Il pleure la mort de ce type ?! Elle avait l’air étonné.
- Ça ne m’étonne pas, a répondu Kris, et sur sa joue aussi coulait une seule larme. Il pleurait le geste que son frère avait été obligé de faire suite à la traîtrise de l’autre, car il savait les reproches que se ferait le géant sur sa crise de colère.
En bas, le chef a voulu diriger Erk vers le poteau, mais le Viking lui a rappelé les termes de l’accord.
- J’irai au poteau quand ils auront franchi les portes. Pas avant.
Juste avant de sortir de la forteresse, la journaliste s’est tournée vers lui. Il lui a fait un sourire et le geste de partir. Elle a commencé à courir, se retournant – et ralentissant – souvent.
- Dépêchez-vous, bordel, lui a dit Kris par l’oreillette, venez vers nous au plus vite. Plus vous traînez, plus il prendra de coups de fouet. Pour vous.
On a couru à leur rencontre.
Dans la forteresse, Erk était allé se placer face au poteau, posant les mains de part et d’autre. Mais le chef ne l’entendait pas ainsi et a demandé à ses hommes de le lier au poteau.
- Tu as ma parole que je ne chercherai pas à éviter les coups, alors pourquoi m’attacher ? demanda-t-il pendant que les types lui passaient une corde autour des poignets pour la faire glisser dans l’anneau en haut du poteau de 2 m de haut et tiraient dessus pour le suspendre. Heureusement pour lui, le Viking était trop grand.
- Parce que les roumis n’ont pas de parole. Et que ça me plaît de te voir attaché. J’aime ça, tu vois.
Erk a frissonné et le premier coup est tombé.
On a rejoint les prisonniers, les premiers grognements d’Erk dans les oreilles. On a couru 500 m, rythmés par les gémissements de douleur que le géant étouffait derrière ses dents serrées. Kris a pas tenu plus longtemps. Il a confié les ex-prisonniers à P’tite Tête et Baby Jane, en leur disant de continuer à avancer en marchant d’un bon pas et nous a tous entraînés à toute vitesse vers la forteresse.
On entendait, et la base les entendait aussi, les grognements d’Erk, mais pas les commentaires du chef. Il nous confierait plus tard ce jour-là qu’ils étaient à caractère sexuel, le type racontant ce qu’il ferait au Viking quand ses hommes auraient rattrapés les prisonniers. Horrifié par les descriptions très graphiques, il avait « coupé le son », se concentrant sur la douleur. On peut supposer que le chef, à force de se faire des films, devait bander sous son sarouel.
On est arrivés à portée de fusil et on a arrosé avec nos EMA 7 tout ce qu’on a pu, évitant la zone du poteau, repérée avant de descendre de notre planque. Les sentinelles sont tombées les premières, les hommes ont réagi en saisissant leur Kalach et en plombant tout ce qui bougeait. Les plus malins, chef inclus, se sont planqués.
On les avait pris par surprise, ce qui fait qu’à part Erk qui ne pouvait pas bouger, on n’a pas eu un seul blessé. Au premier coup de feu, le Viking s’était accroupi le plus bas possible, pendu par les poignets, et la balle avait frappé le premier radial droit, le muscle sur l’avant-bras qui fait une bosse juste avant le coude.
D’un coup de couteau Kris a coupé la corde, Erk s’est relevé et on est repartis aussi sec, sans chercher à faire plus de dégâts. On s’est promis de revenir.
On a détalé comme des lapins, en tirant en arrière histoire de limiter les poursuites. Erk serrait les dents et courait avec nous, sans nous ralentir, tout en libérant ses mains de leurs entraves.
- J’aurai ta peau, roumi ! a crié le chef.
On a rejoint le reste de l’équipe et continué à courir, le Viking toujours torse nu, son tee-shirt toujours glissé à sa ceinture. Il nous a dépassés, et on a pu « admirer » son dos. Il n’y avait « que » huit longues traînées qui avaient saigné, les autres coups n’avaient fait « que » marquer la peau. Mais bien marquer. Son dos était couvert de zébrures rouges, dont certaines commençaient à gonfler. Le haut de son futal était tâché d’écarlate, mais il continuait à nous guider. Il a brusquement viré à droite, a grimpé un sentier et nous a amené à une grotte, dont il avait repéré l’emplacement avant de partir.
- OK, on va passer la nuit ici, se reposer, et réveil demain à 3 heures, on part dès que possible. Deux hommes en sentinelle. Baby Jane, au snipe. Trouve-toi un perchoir et descends-moi les salopards qui se pointent. Il y en aura. S’ils sont trop nombreux, appelez à l’aide.
La journaliste lui a rendu son oreillette. Il l’a soupesée un instant, l’a recollée derrière son oreille mais l’a éteinte d’un petit coup sec.
P’tite Tête a dit que Lin était fumasse – via son oreillette –, qu’il l’avait rassurée – via télépathie – que l’équipe toute entière revenait, que la mission était pour l’instant un succès. Il s’est déconnecté. Il avait les traits tirés, alors Erk s’est mis à genou devant lui et lui a massé les tempes et on a de nouveau vu ses mains briller un peu. Le visage de P’tite Tête s’est détendu et il a souri au Viking.
Kris a demandé de faire chauffer de l’eau pour laver le dos de son frangin, pendant que les trois ex-prisonniers, épuisés par la course et leurs conditions de détention, s’allongeaient sur le sable au fond de la grotte et s’endormaient aussi sec. P’tite Tête a fait pareil, avec un sourire d’excuse. Frisé a désigné Lullaby pour lui tenir compagnie comme sentinelles.
Kris a tiré son frère à la lumière du jour et l’a forcé à s’asseoir. Le Viking avait l’air aussi épuisé que la journaliste et il a obéi.
- Tito, a dit Kris, réveille le blessé et donne-lui de l’ibuprofène. Il a beaucoup de fièvre. Regarde sa blessure et vois si tu peux la nettoyer un peu et la soigner. Après, vois ce que tu peux nous réchauffer, on dînera dans trois heures. L’Archer, viens m’aider. Si Erik bouge, tu l’assommes.
Hein ? Quoi ?
- T’inquiète, frangin, je suis trop crevé pour faire quoi que ce soit d’autre que te laisser me soigner.
- T’as intérêt, ducon, a répliqué Kris en sortant des compresses stériles, deux toutes petites bouteilles, une petite trousse en cuir noir et un pot de miel de son sac à dos.
J’allais enfin savoir à quoi servaient les kilos de miel entreposés à l’infirmerie. Kris, malgré les mots durs qu’il avait pour son frère, fut très délicat en nettoyant son dos. Quand il touchait un endroit particulièrement douloureux, le géant inspirait bruyamment en serrant le poing et Kris s’arrêtait.
- T’es vraiment stupide, tu sais ça ? Heureusement que je t’ai désobéi, hálfviti. Sinon l’autre connard serait en train de te baiser, là. Parce que comment tu t’en serais sorti, si on n’était pas intervenus ? T’aurais fini par crier, peut-être ? Il t’aurait eu de toute façon, tu sais ça ?
- Kris, tais-toi et tartine, tu veux. Je sais tout ça et je ne veux pas l’entendre encore une fois. J’ai déjà eu la version Jiminy Cricket, pas besoin de la tienne.
Kris a soufflé d’exaspération, a fait couler quelques gouttes d’huile essentielle de ciste sur les blessures de son frère, y compris l’estafilade peu profonde due au couteau. Puis il a pioché dans le pot de miel et l’a étalé sur chacune des blessures. Il a mis quelques gouttes d’hélichryse en HE sur son doigt et il a massé chaque zébrure avec. Enfin, il a posé les compresses sur les blessures sans les déplier, a sorti une bande Velpeau très large et l’a enroulée autour du torse de son frère. Pour finir il lui a remis son tee-shirt. Heureusement pour moi, j’ai pas été obligé d’assommer mon officier supérieur.
Kris a sorti de la trousse une longue paire de pinces et m’a demandé de tenir le bras blessé du Viking. Il l’a désinfectée à l’eau oxygénée. Erk a fermé les yeux et serré les dents.
- Désolé, couillon, lui a murmuré Kris.
Il a fouillé la blessure avec la pince, pour finalement réussir à extraire la balle. Un peu d’eau oxygénée sur la blessure, ça mousse rosâtre. Re-ciste. Puis trois points de suture avec de la soie, Kris sortant une aiguillée toute prête. Vachement habile, le frangin. Re-miel et bandage. Erk était pâle et suant. Il s’est appuyé contre son frère, qui lui a passé un bras autour des épaules pour le réconforter.
- Kris, pourquoi le ciste et le miel ? j’ai demandé.
- Tu sais que nous sommes allergiques à ce qui est synthétique ou artificiel ? Eh bien le ciste est hémostatique et le miel à la fois antiseptique et cicatrisant. Ça laissera moins de traces sur sa peau de bébé.
Et il a donné une petite tape sur la tête de son frangin.
- Erik, Lin a mis dans la trousse de la morphine maison, si besoin.
- Non merci, p’tit frère, ça ira. Je vais roupiller un peu, jusqu’au dîner.
- Besoin d’aide ?
- Pourquoi ? Tu veux me border et me faire un bisou ?
- Crétin !
- Moi aussi je t’aime, Kris.
Celui-ci secoua la tête tout en rangeant son matériel médical, conscient d’avoir perdu à leur jeu idiot, quel qu’il soit.
On a entendu la voix de l’Adlerauge, sortant tout le monde de sa rêverie, réveillant les dormeurs. Erk se jeta sur son EMA 7, que j’avais posé à côté. Il s’était déjà rééquipé avec son flingue. On apprend à l’avoir toujours à son coté, ici. Je dirais même que, en cas d’alerte de nuit, avant de prendre son falzar, on prend son Behemoth.
Kris a dit à P’tite Tête de rester avec les trois autres et on a rejoint les sentinelles. Lullaby et moi, on a rejoint Baby Jane, on s’est placé un peu en contrebas et on a tiré à l’arc sur les FER qui se pointaient. Pourquoi à l’arc ? Parce qu’en ces temps modernes où on tire plutôt à balle, voir son pote tomber avec une flèche qui lui traverse la gorge, ça impressionne nettement plus. Allez savoir pourquoi…
Kris, Erk, Tito et Frisé se sont placés en travers de la piste et ont tiré dès que les FER sont arrivés à portée.
Erk a vite arrêté, un genou à terre, et fait semblant de tirer, continuant à pointer son arme sur les autres. Les FER survivants ont détalé, laissant leurs morts et leurs blessés sur le carreau.
- Erik, ça va ? a demandé Kris dès que les tirs ont cessé.
Les autres restaient sur le qui-vive. Le géant a levé le pouce et s’est relevé.
- Juste le recul qui fait mal. On va voir s’il y a encore des vivants ? On peut peut-être faire des prisonniers.
- OK. Tito, tu remontes à la grotte. Les archers et Baby Jane, restez en position. Frisé, tu pars devant, tu dépasses les corps et tu surveilles la route.
Les frangins ont récupéré nos flèches, sont passés parmi les blessés. J’ai vu Erk et Kris parler, à genou, à quelques blessés graves qu’ils ont ensuite achevé. Ils leur fermaient les yeux après. Il y en a un, très jeune, presque encore un enfant, qui était en train de mourir d’une blessure au ventre. Erk s’est assis à ses côtés, lui a tenu la main puis l’a pris dans ses bras en le berçant pendant qu’il agonisait. Et il est resté là à pleurer doucement pendant que son frère continuait le triage.
Il ne l’a pas soigné. Parce que, dans cette guerre, on ne dépense pas d’énergie à soigner un ennemi. Et parce que, de toute façon, l’enfant était déjà mort mais ne le savait pas encore. J’espère que cet enfant a été heureux que quelqu’un, dans ses derniers instants, s’occupe de lui avec autant d’amour.
On a récupéré deux types qui pouvaient marcher et on est retournés à la grotte. Kris avait secoué son frère et les Lieutenants avaient rangé les morts sur le côté de la piste.
Ce soir-là, après la popote, les deux frères se sont isolés à l’extérieur de la grotte, coupant micro et oreillettes. Sans honte, étant de garde, je me suis rapproché et j’ai écouté.
Le Viking faisait part à son frère de son horreur quand il avait compris qu’il était à la merci du chef des FER, de son dégoût quand il avait brisé les reins du champion et de son chagrin immense quand il avait bercé dans ses bras le gamin ennemi, tué par une de nos balles.
Kris l’a réconforté. Il l’a rassuré en disant que lui, Erik Hellason, était un bon gars, malgré les morts qu’il avait sur la conscience. Que c’était cette guerre interminable qui voulait ça et qu’elle changeait les êtres, pour le meilleur et pour le pire. Qu’il était vraiment trop gentil pour son bien.
* *
Etat de santé d’Erk : stationnaire. Pas de changement, si ce n’est que la fièvre a baissé. Il est toujours out, toujours sous morphine, toujours couvert de bandages. On continue à se relayer à l’infirmerie. Kris a installé un lit de camp dans la piaule où gît son frangin. Il y passe ses nuits. Ses journées aussi, quand Doc ou Nounou arrivent à l’assommer avec un sédatif. Ce qui n’est pas évident, puisqu’il est prescient et qu’une seringue tendue vers son cou, il sait la prévoir.
[hálfviti : islandais : idiot]
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