XI
Pour que vous sachiez à quel point Erk est un gentil gars, laissez-moi vous parler de la journaliste et du prisonnier. On dirait une fable, tiens…
Une fois lavé, une fois vêtu de son beau pyjama de soie, le Viking est allé s’asseoir à côté du FER menotté, sur le vilain banc de métal sous les arcades, et il l’a soigné. C’était à la fois spontané et calculé.
Spontané parce qu’Erk, avec son Don de guérison, se sent obligé de soigner. Calculé, parce que, dans cette guerre où on ne perd ni temps ni énergie – surtout pas énergie – à soigner l’ennemi, c’était une façon de montrer que, comme lui, les roumis étaient des êtres humains.
Tito m’a rapporté l’étonnement et le respect, teinté d’admiration, dans le regard du FER. Faut savoir que là où y a le Viking, y a souvent Tito, depuis cette mission. On se demande bien pourquoi … Hé hé !
La journaliste, elle… Elle aussi s’est mise à chercher le géant, soi-disant pour lui rendre sa veste. Lin a fini par la prendre et la poser sur son pieu elle-même, lui ôtant tout prétexte. Même Lin l’a mauvaise, avec la journaliste. Les deux femmes ont passé un moment dans le bureau du Capitaine, on ne sait pas trop ce qu’elles se sont dit, surtout que par moments ça hurlait en allemand, mais la journaliste a cessé de courir derrière le géant.
Donc, quand Erk est entré au mess, dans son beau pyjama – je n’arrive pas à savoir des deux lequel est le plus beau : le pyjama ou son porteur ; je plaisante, bien sûr –, on s’est demandé comment il allait réagir face aux journalistes.
Ce qu’on savait, c’est que Kris ne la supportait pas. Mais Erk était resté très pro face à elle.
Et donc, le soir de la daube provençale, quand il est entré au mess, toutes les femmes se sont tournées vers lui, même si, dans le cas de Lin, c’était plus pour voir qui entrait. Elle a eu un temps d’arrêt, quand même, puis elle a recommencé sa discussion avec Cook pour l’organisation du méchoui, qu’on ferait après le départ des journalistes et du prisonnier. Un hélico venait les chercher le lendemain, pour les emmener sur une base française, d’où ils seraient réexpédiés en Suisse pour les journalistes, et dans un « lieu de traitement » pour le FER.
Il est venu à notre table, Baby Jane, P’tite Tête et Tito se marchant presque dessus pour le servir, Kris lui coupant sa viande, quand les morceaux étaient trop gros. Les journalistes étaient avec Lin, ce qui explique pourquoi les frangins évitèrent cette table ce soir-là.
Vers le dessert, la Suissesse est venue voir le Viking pour lui demander pardon. Et notre géant, très grand seigneur, d’accepter les excuses et de lui faire une place à côté de lui, malgré la tête qu’a tirée Kris. Ils ont échangé quelques mots, puis la journaliste s’est levée, et Erk lui a demandé si elle avait tiré la leçon de son emprisonnement.
Elle a répondu : « Non, c’est de votre altruisme que j’ai tiré ma leçon. Merci. » Et elle est partie.
Ce soir-là, après le dessert, on a eu droit à un petit verre de fine, en plus du bon vin rouge. Toute la Compagnie est venue dire un petit mot au géant, passer un moment avec lui, lui souhaiter un bon rétablissement.
C’était l’œil du cyclone.
Deux jours plus tard, des fourmis dans les jambes, Erk a demandé à reprendre du service. Et c’est vrai que, même si son don de guérison ne fonctionne pas sur lui, il a l’air de cicatriser rapidement. Bon, là, deux jours après, seules les zébrures avaient disparu et il restait encore les marques qui avaient saigné, mais il était en bonne voie. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne pouvait pas creuser, ni pratiquer notre art martial vicelard qu’a toujours pas de nom. Y a un concours lancé pour le nommer, d’ailleurs.
Donc, Erk a remis son uniforme, rangé son beau pyjama de soie, réintégré la carrée qu’il partage avec son frangin et a décidé de faire le tour des sentinelles.
C’est une chose que font nos officiers juste avant l’aube, quand on pressent le lever du jour, quand la rosée se dépose sur tout, quand tout est gris et qu’on est fatigué.
Donc, cette nuit-là, ce matin-là, il enfila ses bottes, sa veste, enroula son keffieh autour du cou – ça caille sévère, la nuit –, ajusta son ceinturon et, casque sur la tête, passa au PC Ops signaler qu’il allait faire le tour des postes des sentinelles et sortit dans le froid glacial qui traîne sur le plateau. Dans la base, les relents du méchoui parfumaient encore l’air, emportés par un vent assez balèze qui mugissait, se déchirant sur les arêtes des pierres, on aurait dit les gémissements d’un efrit ou d’un djinn.
Erk a commencé sa tournée. Il ne l’a jamais finie.
Au lever du soleil, il manquait un homme à l’appel. Le Viking. On a fait la tournée des postes des sentinelles, nous aussi, avec Lin et Tondu. Ils l’avaient tous vu, échangé un mot avec lui. Il avait dit à la dernière qu’il allait voir le 1er fossé, celui qu’il avait creusé tout seul sous l’effet de la colère.
On a retrouvé Kris au PC Ops. Ils ont pingué la balise GPS des ceintures de toute la Compagnie. Celle d’Erk le situait loin de la base, à 100 m à peine de la route du nord.
- Qu’est-ce qu’il fout là, cet idiot ? a demandé Kris à voix haute.
- On va aller lui demander, a répondu Lin, la voix d’acier.
On est donc partis, Tondu, Lin, Kris et moi. Arrivés sur les lieux où le plaçait sa balise, personne. Pas de trace de quoi que ce soit. Lin a appelé la base qui lui a confirmé qu’on était sur la balise d’Erk.
On a tous fait un pas en arrière et on a regardé à nos pieds. Rien. Pas de boucle de ceinture au sol, pas de puce reflétant la lumière du soleil levant. Du soleil levé…
On s’est regardé, Kris a poussé un gémissement en se laissant tomber à genou pour creuser avec ses mains. Lin l’a tout de suite arrêté et a demandé à la base de nous envoyer quelqu’un avec une pelle-bêche. Kris se débattait, il voulait à tout prix creuser. Lin a dû déployer toute sa force pour l’immobiliser. Il a fini par s’effondrer dans ses bras, n’osant pas sangloter, n’osant pas croire ce que disait la logique.
- Kris, j’ai dit, c’est peut-être juste sa boucle, là, hein ?
- Oui, il a raison, a dit Tondu, ça doit être ça.
- Vous croyez ? a demandé Kris d’une voix brisée.
- Ouais, j’ai dit, je veux y croire.
Lin ne disait rien, elle le tenait serré contre elle.
- C’est bon, Lin, tu peux me lâcher.
Il s’est relevé, et il a attendu la pelle-bêche. JD nous l’a apportée, avec un chien.
Oui, on a maintenant, arrivés avec la Land-Rover, deux grands chiens-loups gris aux yeux jaunes. JD a eu un bon réflexe. Le chien pourrait renifler la piste du Viking, si nécessaire.
Maintenant, si vous avez suivi, vous savez que le Viking est bien vivant, même s’il est dans un sale état. Mais nous, ce matin-là, on n’en savait rien.
Je vous dis pas l’angoisse pendant que Kris creusait, très soigneusement, comme un archéologue, enlevant fine couche après fine couche de terre. Et puis…
Et puis, à peine 15cm sous la surface, on a vu apparaître le bout d’un keffieh brunâtre. Kris s’est immobilisé. Nous aussi. On a tous retenu notre souffle. On craignait ce que cachait ce bout d’étoffe que l’on avait tous reconnu.
Il a tendu une main tremblante vers le bout de tissu, il l’a touché, l’a tâté puis il s’est repris, a continué à creuser. Finalement, cette étoffe ne cachait pas le corps sans vie du géant. Mais elle emballait ses affaires : chaussettes dans les bottes – avec les couteaux toujours dedans –, ceinture et holster – avec son arme et le chargeur supplémentaire –, sa veste, son casque, un médaillon d’argent sur un lien de cuir, ses plaques d’identité, le contenu de ses poches (un élastique à cheveux et des épingles à chignon, une figurine minuscule, en étain, un peu usée, qui représentait un chevalier sur sa monture, entre autres) …
Nos plaques d’identité ne comportent qu’un lys et qu’un numéro. Le mien, c’est 43. On ne connait pas ceux des autres. A part Lin.
Kris a pris le médaillon et la figurine dans des mains tremblantes. On aurait dit la chose la plus précieuse au monde. Il les a serrés puis les a mis dans la poche gauche de sa veste. Côté cœur.
On s’est immobilisé et JD, bon pisteur, nous a tous fait reculer de deux pas et s’est mis à quadriller le secteur autour de la … cache – j’allais dire la tombe…
Il a levé la main et appelé Lin. Il avait trouvé des traces de chevaux, non ferrés, dont un lourdement chargé.
- Lourdement à quel point, JD ?
- Difficile à dire. Disons que le poids qu’il porte est supérieur à celui des autres chevaux. Prenons le cavalier typique de par ici. 70kg de bonhomme, 10kg de selle et de barda… Celui-là, dit-il en montrant des empreintes bien marquées malgré la sécheresse, portait plus. Maintenant, je pourrais mesurer les empreintes et faire une règle de trois, mais je ne pense pas me tromper de beaucoup si je dis que ce cheval portait un peu plus d’un quintal.
On s’est regardés. Pas difficile de deviner ce que transportait le canasson. JD a plongé une main dans sa poche et sorti des confettis orange vif.
- J’ai trouvé ça un peu plus haut, près du fossé. Ce sont des confettis de Taser.
- Oh merde ! s’écria Kris. Il va être furax ! Si y a bien un truc à ne pas faire à Erik, c’est le taser.
- Il y avait aussi des traces étranges près de là où je les ai trouvés. Si vous voulez venir voir, Lin.
On l’a suivi, il a fait un détour et nous a emmenés là où il avait trouvé les traces. Kris portait les affaires de son frangin.
- Je me débrouille pas trop mal pour pister, et là, je peux vous dire que quelqu’un a été maintenu au sol et s’est débattu ou agité. Mais ces traces, là, ça me dépasse.
Les traces qu’il montrait étaient à la fois régulières et comme effacées. Leur dessin me titillait la mémoire, mais c’est Kris qui a identifié en premier.
- C’est un filet.
On l’a tous regardé avec de grands yeux bêtes. Un filet, ici ? Dans un endroit sans poisson ? Il a dû comprendre parce qu’il a tracé du doigt les signes évidents.
- Je sais que ça va vous surprendre, il a continué, mais on peut utiliser le filet pour autre chose que la pêche, vous savez. Par exemple, entre deux chevaux au galop, on peut choper un fugitif, ou transporter une charge… Je ne dis pas que c’est ce qui s’est passé, je vous donne juste un exemple.
- OK, Kris, et là, t’en penses quoi ? a dit Lin.
- JD, corrige-moi si je me trompe, mais je pense qu’on a jeté un filet sur Erik, un filet lesté – et il pointa des traces en creux qui pouvaient être des traces de poids – et qu’on l’a tasé pour l’immobiliser.
- Jusque là, ça me paraît coller, a approuvé JD. Après, je pense qu’ils l’ont dépouillé, se sont éloignés pour enterrer ses affaires et le charger sur le cheval. Puis ils sont partis.
- Il y a une chose que je ne comprends pas, a fait le Tondu. Pourquoi avoir laissé sa plaque, ses armes ?
Lin a réfléchi, sans doute sur ce qu’elle pouvait nous dire.
- Les armes européennes, dont celles d’EMA, ont toutes une puce GPS avec leur numéro de série. Ça permet, dans notre monde procédurier, de dire à qui appartenait l’arme qui se trouvait sur le lieu d’un crime ou d’une exaction. On ne peut pas retirer cette puce, elle est comme incrustée dans la matière de l’arme. Un fil de cuivre, dans le métal, s’enroule autour du canon et sert d’antenne. C’est un système passif, type RFID, mais amélioré. On peut brouiller la puce, mais ça demande une technologie qu’ils n’ont pas…
- Donc ils ont tout fait pour ne pas être repérés. Mais pourquoi laisser les couteaux ? La plaque ?
- Aucune idée, a dit Lin, répondant un peu vite. Bon, retour à la base, il faut réfléchir.
- Mais… le chien ? La piste ?
- Kris, fais sentir les traces du canasson au chien, mais je doute qu’on puisse suivre Erik. De toute façon, il faut qu’on s’organise et qu’on réfléchisse.
Le petit-déj était pas trop jouasse, ce matin-là. Y a eu réunion d’état-major pendant qu’on bouffait puis briefing avec tout le monde.
- La première chose à faire, c’est de savoir qui l’a enlevé et donc où il se trouve.
- Ça pourrait être les « Guns & Roses» ? demanda Frisé.
- Hein ? a fait Kris intelligemment.
- Tu sais, la Compagnie…
- Oh, les « Roses & Rifles » ! a dit Kris. Tu as confondu avec le vieux groupe de rock.
- A priori non, a dit Lin. Je m’entends plutôt bien avec eux et on n’a pas mérité leur intervention. Et puis, on aurait trouvé une rose dans le keffieh.
- Le Vioque, a suggéré Lullaby.
- Sincèrement, je ne pense pas. Il a la trouille, a fait Lin.
- Mais la provocation, l’autre jour ?
- De la provoc, justement. Histoire de ne pas perdre la face. Je vais être triviale, mais il n’a pas les couilles pour ça. Il a facilement 60 ans, a dû se battre longtemps pour se tailler son petit coin de paradis et maintenant, il fait tout ce qu’il peut pour le préserver.
Ils ont continué à bavasser et puis, d’un seul coup, je me suis souvenu d’une petite phrase, hurlée dans notre dos.
- Ce sont les FER, j’ai dit, très sûr de moi.
- Comment ça ? a demandé Kris, qui rongeait son frein, coincé entre Lin et Tondu.
- Quand on s’est tiré après avoir récupéré Erk, le chef a hurlé qu’il aurait sa peau.
« Et peut-être même son cul », j’ai pensé, vu que le Viking avait tapé dans l’œil du chef.
- Ça me paraît pas si tiré par les cheveux que ça, ton idée, a dit Tito. Par contre, vu ce qu’on a entendu, je ne suis pas sûr qu’il ne veuille que sa peau, ajouta-t-il, en reflet de mes pensées.
Kris a blanchi. Comme la dernière fois. Il a voulu se lever et Lin a posé sa main sur son épaule et il s’est rassis. Elle est très forte, Lin.
- Maintenant qu’on pense savoir qui le détient, est-ce qu’on sait si les FER ont une autre planque ? elle a demandé.
- Heureusement pour nous, non. Par contre, elle n’est accessible qu’à pied, cheval ou moto, a répondu Frisé.
- On peut au moins aller jusqu’à la rivière avec la Land, on en a pour 3-4 heures max, ça fait gagner deux jours de marche à pied.
- Lin, a demandé Baby Jane, pourquoi on n’a pas des chevaux, pour se déplacer plus vite ?
- Parce qu’on n’a pas la place de les héberger, ni les moyens de les nourrir. J’ai déjà du mal à tous vous caser, et vous dormez à six par piaule… Par contre, les motos… Mais faudra attendre la prochaine mission…
- Ça serait bien qu’on arrête de discutailler et qu’on aille le chercher, a soudain fait Kris. Le temps passe et qui sait ce qui…
- Ecoute, Kris, a répondu Lin, se jeter tête baissée n’est jamais une bonne idée. On sait qu’il est vivant et on sait qu’il va le rester un moment, si les FER veulent se venger. Ils feront durer le plaisir. Ce sont des vicieux, rappelle-toi du briefing.
- Justement !
- C’est un grand garçon et un dur-à-cuire…
- C’est pas un dur-à-cuire. C’est un gros tendre… Mais si ce qu’a dit Tito est vrai, et vu les commentaires qu’a fait le chef en le fouettant… Tu sais qu’on ne se remet pas vraiment de ce genre de chose…
Le sourire de Lin devint très gentil, très doux et elle passa un bras autour des épaules du frangin.
- Je sais, litla mín, je sais. C’est pourquoi je prie très fort pour que ça n’arrive pas. Et c’est pourquoi on doit y aller en étant hyper préparés. Si l’autre type se sert de lui comme bouclier, pour se sortir d’affaire, tu feras quoi ? Tu serais capable de tirer sur ton frère, pour lui retirer son bouclier, à l’autre connard ?
Kris secoua la tête.
- Bien. Donc, on prépare la Land, avec matos médical spécial Viking et un matelas propre, des couvertures. Préparez-vous pour une guérilla. Je veux vous voir avec machettes et shotguns. Pas de lance-missile, trop dangereux pour lui. Des explosifs, par contre, oui, pour détruire ce nid de vipères. Ils viennent de passer sur ma liste noire.
Elle prit une grande inspiration et reprit.
- Pas parce qu’ils s’en sont pris à Erik en particulier, même si ça fait pencher la balance. Parce qu’ils s’en sont pris à l’un des nôtres. Et ça, Mesdames, Messieurs, c’est inadmissible.
Un des nôtres, elle a dit. Et pourtant, les Islandais sont là depuis peu de temps, deux, trois mois à tout casser… Un des nôtres… ça fait plaisir d’être leur frère d’armes, à ces trois-là.
* *
Je ne sais pas ce qu’il y a entre les trois islandais, mais il y a une complicité qui ne date pas d’hier. Je ne sais pas ce que veut dire litla mín, mais le geste de Lin était affectueux…
[litla mín : islandais : mon petit]
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