XVI
Dès qu’il put marcher – c'est-à-dire le lendemain matin –, Kris alla, comme on s’y attendait, rejoindre son frère. Celui-ci était conscient mais complètement shooté à la morphine et pas franchement cohérent. Faut dire que d’avoir voulu se lever quand son frère est tombé, ça ne lui a pas réussi. Mais malgré ça, il y a une chose qu’il n’a pas oubliée : dès que son frère l’a touché, il l’a guéri avec son Don. Forcément.
Evidemment, Kris a rouspété en disant que ce n’était pas grave s’il avait une cicatrice et qu’Erk n’était pas en état mais, trop tard.
- T’es chiant, tu sais ça, hálfviti ?
Erk lui a fait un grand sourire shooté, plein de douceur, qui l’a fait sourire à son tour.
- Allez, grand frère, dors bien et arrête de jouer au con, tu veux ? Même pour moi.
Deuxième grand sourire shooté puis le Viking a fermé les yeux et s’est endormi.
J’étais venu chercher Kris pour l’aider à nous rejoindre au mess pour le petit-déj. Je devais aussi déposer un baby phone dans la chambre d’Erk, puisque juste après le petit déj il y allait avoir une réunion où Lin voulait tout le monde. Le baby phone avait été trafiqué par Jo, notre technicien. C’est un génie avec la technologie, ce type. C’est lui qui, à partir d’un vieux smartphone, avait bidouillé notre système de scan d’ID à courte portée pour l’accueil des européens. Faut dire que dans le coin, y a pas trop d’ID qui circulent. Et puis, les autochtones, on les connait un peu. Alors que les autres…
Bon, le baby phone allait permettre au Doc, en réunion avec nous, de savoir si Erk, le seul à l’infirmerie, avait besoin d’aide ou pas. Mais aussi, ça permettrait à Erk, s’il était réveillé, de nous entendre, puisque Jo l’avait trafiqué pour qu’il émette et reçoive en même temps.
Quand on est ressortis de la petite piaule, Kris s’est penché vers moi et m’a chuchoté un « Merci ». J’ai pas tout de suite compris. Puis ses yeux sont allés vers le Lys de Sang qui sortait de son burlingue pour aller au mess. J’ai rougi. Il a rigolé.
En allant au mess, on est passé chercher Sanchez, que Stig avait ramené dans sa carrée la veille et détaché. Puis il avait mis un planton devant.
Le mec était furax mais Kris l’a fixé droit dans les yeux. Quand Sanchez s’est calmé, il lui a demandé de l’accompagner pour avoir des explications.
Donc, on s’est tous retrouvé au mess pour le petit-déj. Kris et moi avons tenu compagnie à Sanchez et Kris a réussi à le décrisper un peu. Le charme islandais, on dirait bien.
On a tous bouffé vachement vite, tellement on voulait savoir. Et ensuite, on s’est tous tournés vers Lin. A côté d’elle, menottée à sa chaise, se tenait Lullaby. Lin s’est levée.
- Bien. Comme je vous le disais en arrivant, je suis la seule à décider de votre présence dans cette compagnie. Et j’aurais pu confier Higgins à Sanchez sans vous donner d’explication. Mais… Mais j’ai l’intention de mettre les choses au point.
Elle prit à côté d’elle une pochette de grosse toile –nous n’utilisons plus beaucoup de plastique de nos jours– qu’elle a posé devant elle. Elle prit ensuite un petit couteau et s’en servit pour découper, et non découdre, l’écusson du Lys de Sang sur la manche de Higgins, mettant à jour le tee-shirt sous la veste.
- Higgins Janet, 32 ans, originaire du Royaume-Uni, engagée dans cette compagnie il y a cinq ans. Coupable d’exactions envers des cibles non militaires et, de ce fait, condamnée par contumace à la prison pour crimes de guerre. La CEDH m’a autorisée à essayer de sauver vos fesses mais vous avez trahi ma confiance en vous liguant avec ce chasseur de primes pour lui livrer un de vos frères d’armes qui, de plus, et nous l’avons vérifié hier, n’est pas la personne recherchée.
- C’est parce que c’est votre petit chouchou que vous le protégez, hein, pétasse ! Il fait quoi, pour que vous soyez comme ça avec lui, hein ? Il vous baise par tous les trous ? Hein ?
Lin l’a regardée de son fameux regard soigneusement indifférent et, pour cette fois, il l’était peut-être. Elle avait l’air de se foutre de ce qu’on pensait d’elle. Nous, on était choqués.
- Ça ne vaut même pas que je réponde, Higgins, mais si vous continuez, je vous écrase le larynx pour vous faire taire. Je vous préviens, c’est très douloureux.
Higgins chercha Sanchez du regard, mais celui-ci l’évita soigneusement, comprenant dans quel merdier il s’était mis.
- Bien, puisque vous voici silencieuse, je continue. Votre condamnation a été suspendue tant que vous étiez dans la Compagnie, ce qui n’est plus le cas actuellement. Vous partirez donc tout à l’heure avec Sanchez pour qu’il vous remette aux autorités compétentes. Dans cette pochette, il y a vos papiers d’identité et autres moyens d’identification, ainsi que vos galons.
Elle a jeté délicatement la pochette qui a atterrit pile sur les genoux de la British. Lin a repris.
- Sanchez, je vous la confie. Je vous conseille de la surveiller et je vous invite à la remettre au plus vite à qui de droit. Je crois que vous trouverez un hélico à Kandahar. Je ne peux rien contre vous, mais je vous invite à vous faire oublier.
Elle nous a ensuite tous regardés droit dans les yeux.
- Soldats, quelle que soit la victime, quelle que soit la raison, si l’un de vous imite Higgins, voici ce qui lui arrivera. Encore une fois, si vous ne supportez pas ma présence et mon commandement, arrangez-vous pour mourir au combat si vous ne voulez pas suivre son chemin. Sur ce, rompez !
On est retournés à nos affaires. Pour moi, ça consistait à aider le Gros dans le bureau de Lin, puisque pour l’instant il n’avait qu’un seul bras, sa prothèse étant en route. Il a repris toute la partie administrative de la Compagnie pour permettre à Lin de se concentrer sur la stratégie et nos missions.
En attendant les retombées de notre première mission, on a repris nos patrouilles. On les fait à pied ou avec la Land, par escouade de huit soldats. Elles servent à plusieurs choses. On se fait bien voir des autochtones, ceux qui triment à élever chèvres et moutons ou à gratter la terre pour un peu de patates et autres trucs.
Quand y a un malade ou un blessé, on envoie Doc, voire on charge le blessé dans la Land et on le soigne à la base. Il est évident que quand Erk pourra de nouveau sortir, il sera de corvée de guérison. C’est jamais une corvée pour lui, ceci dit.
Comme Lin est généreuse, le blessé soigné repart avec des trucs qui manquent, parfois : du savon, des gamelles, du papier alu, des légumes frais, des fois. Y a un truc qu’ils adorent, enfin, surtout les femmes, c’est le bouillon Kub. Avec ça, on se fait plein de copines. Bien sûr, il est hors de question d’en profiter, hein ? Ça reste des copines… platoniques, on va dire. Quand on part en patrouille, on a toujours des Kub sur nous. Un cube jeté dans un litre d’eau bouillante, ça vous fait une boisson chaude rapide, c’est pratique le soir.
C’est un bon calcul : les populations nous soutiennent plus ou moins, ou en tout cas, ne nous mettent pas des bâtons dans les roues.
Nos patrouilles ne consistent pas uniquement à parader avec nos flingues et nos pare-balles. Dès que possible, on file un coup de main : depuis qu’on a repris les patrouilles, on a rattrapé des moutons égarés, reconstruit une maison effondrée, creusé un puits… Encore une fois, c’est un bon calcul.
Les mecs commencent à se tourner vers nous pour des problèmes de voisinage, de bornage, d’arbitrage, de police, en fait. Lin apprécie, ça sape le pouvoir des barons du coin et c’est que cherche l’ONU nouvelle formule. Avec l’isolation des US, l’ONU est venu s’installer à Paris, donnant à la France un sacré pouvoir. Rajoutez à ça la CEDH à la Nouvelle-Hague, l’OTAN à Bruxelles, et Interpol à Lyon et l’Europe est devenue un gros morceau, un peu trop gros à avaler pour la Chine ou la Russie. Ou même l’Inde, qui commence à vouloir sortir de ses frontières.
Et nous, on est tout au bout de l’appareil européen. On est le couteau, le scalpel avec lequel l’Europe – qui tente de remplir le vide laissé par l’isolation des US – fait lentement (et difficilement) disparaître les métastases héritées du terrorisme et de Daech.
* *
Une dizaine de jours après le départ d’Higgins, on est rentrés de patrouille tard le soir, assez crevés et vachement crados.
Kris étant le seul lieutenant en état de marche, il sortait avec les hommes de son frangin ou avec les siens, au hasard. Pour les patrouilles, y avait pas de volontariat qui tenait. Le Gros et Lin avaient établi un roulement et le seul qui roulait pas, c’était Kris, dans le sens où il était tout le temps de patrouille. Au début. Après, la convalescence d’Erk étant un peu longue, les sergents ont remplacé le Viking, parce que le Kris commençait à montrer des signes d’usure.
On était crados parce qu’on avait aidé un village à un jour de marche de la base à curer la fosse à… merde. Ouais, la fosse à merde, c’est ça. C’est dégueulasse, comme boulot, mais ça évite une épidémie de dysenterie, alors, quand on a vu que c’était essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards, on a relevés nos manches, sauf Baby Jane et Mac. Elles sont restées en sentinelles.
Mac, c’est le deuxième caporal de Kris – l’autre, c’est Stig. C’est une femme de 75 kg pour 1m65. Elle est compacte. Et pas écossaise pour un rond. C’est une Italienne au crâne rasé – ça l’arrange, elle dit, parce que c’est rapide à coiffer. Ah ! – et c’est la femme de Bloody Mary, notre deuxième anglaise. Elle a un avantage, c’est qu’une fois qu’elle a planté ses deux pieds au sol, y a que les Islandais qui arrivent à la faire tomber. C’est comme un camion-nacelle qu’a baissé ses vérins de stabilisation. C’est macache – d’où son surnom – pour la faire bouger. Le Viking aime bien l’affronter, parce qu’il est obligé de forcer un peu, comme avec son frère ou Lin.
Bref, on a laissé nos flingues à Mac, Baby Jane est allé se percher avec son Adlerauge et son casque antibruit, on a sorti les pelles-bêches et on a tous pataugé, Kris inclus, dans la merde. Heureusement, ce sont des toilettes sèches, donc le mélange de terre, débris végétaux et autres reste gérable. A part l’odeur. Au bout d’un moment, on ne sentait plus rien, forcément. C’est la réaction des deux femmes de la patrouille qui nous a rappelé dans quoi on avait pataugé.
On a fini le soir, crevés. On avait brassé leur truc toute la journée, on l’avait mélangé à des débris végétaux et on l’avait mis sous le vent du village, pour que ça sèche. Ensuite, une fois sec, ils le mettraient dans des sacs et vendraient ça aux cultivateurs de pavot. Engrais bio garanti !
Les femmes du village nous avaient chauffé de l’eau pour qu’on puisse se laver un peu. Pour le village, ces quelques seaux d’eau représentaient une journée de travail, alors on a économisé l’eau au maximum. On a dormi sur place et le lendemain, après un petit-déj pris avec le village entier et nos deux sentinelles qui se tenaient au vent, pour l’odeur, on est repartis.
Notre patrouille approchait de sa fin, on est rentrés à pied, aux aguets, tout de même. On était plutôt contents en commençant la grimpette du promontoire. Kris a appelé le PC Ops.
- BLC, ici Patrouille Serval, de retour.
- Ici BLC, bienvenue les gars. Kris, c’est toi ?
- Ouais.
Laconique, le gars. Il était crevé, le Lieutenant. C’était la troisième patrouille qu’il s’appuyait d’affilée. Nos patrouilles duraient trois à quatre jours. C’était le maximum qu’on supportait en termes de propreté et de rations militaires. On se reposait deux jours et on repartait. Mais pas Kris, car on patrouillait à pied tous les jours. Les patrouilles en Land étaient plus courtes et allaient plus loin, mais c’était Frisé et Tondu qui se les tapaient, en alternance. A pied, c’était Kris. Quand son frangin serait rétabli, ils alterneraient. En attendant, il usait ses semelles tous les jours. En fin de patrouille, il avait à peine le temps de se laver, manger un bon petit plat de Cook et tomber sur son pieu après avoir regardé dormir son frère. Et le lendemain, il était reparti aux aurores.
Et ce soir-là, il était tellement vanné qu’il trébuchait et répondait par monosyllabes.
- Kris, c’est toi ?
- Ouais.
- Y a une surprise qui t’attend à la barbacane.
- Vu.
On s’est regardés, un peu surpris du manque d’enthousiasme du blond. Puis il a trébuché et on a réalisé à quel point il était épuisé. Le danseur qu’il était se serait rattrapé plus élégamment que l’espèce de course/chute en avant qui s’est arrêtée quand il a réussi à poser une main sur un rocher.
J’étais décidé à exiger de Lin qu’elle arrête de l’envoyer en patrouille. Je savais pertinemment qu’elle était à court d’officiers valides, mais j’étais vraiment déterminé.
On a franchi le premier fossé, Kris a failli se vautrer. On a franchi le mur et le deuxième fossé, Kris marchait en pilotage automatique. On s’est approché de la barbacane. Mac et moi, on a vu la silhouette qui attendait derrière les sacs de sable et on a souri. Mais Kris n’a rien vu, les yeux sur ses pieds, à les poser l’un après l’autre en essayant de pas se casser la gueule.
Du casque, il a cogné un mur. Un mur qui a dit :
- Bonsoir petit frère.
Il a levé les yeux et :
- Erik ?
Le Viking a fait un grand sourire plein de joie puis il a tendu la main et rattrapé Kris dont les jambes venaient de céder.
- Hé, bróðir, ça va ?
- Erik, tu es…
- En meilleure forme que toi, j’ai l’impression.
Il l’a serré contre lui, de son bras valide, pendant que l’autre essayait de se remettre debout. Kris a passé les bras autour de son frère pour l’étreindre très, très fort, vu le petit grognement que le géant a laissé échapper.
- Oh la la, qu’est-ce que tu pues, frangin !
Serrant toujours le Viking, Kris a rigolé faiblement. On s’est rassemblé autour des frangins, tous contents de voir Erk debout.
- Vous schlinguez tellement, les gars, qu’on doit vous sentir au moins jusqu’au purgatoire ! Allez, à la baille et vous ne dînerez que lorsque vous ne sentirez rien de plus fort que votre savon. Exécution, les putois !
Il souriait de toutes ses dents, alors on s’est pas vexés et on est allés poser notre barda dans un coin de la cour. Nos fringues sont parties direct à la laverie où le type de garde a tout de suite lancé une machine. Nos bottes sont restées dehors, avec nos couvertures, casques et autres trucs qui passaient pas à la machine. Après une nuit dehors, l’odeur serait moins forte, on serait, nous, moins crevés et on pourrait nettoyer tout ça demain à la lueur du jour.
On est parti à poil vers la salle de bains, Stig et Tito nous ont distribué, à l’entrée, serviettes et gel douche et on a pu se décrasser. Kris était tellement crevé qu’il ne tenait pas debout, alors Erk l’a assis sur un tabouret et l’a aidé à se laver. Et comme c’est un mec généreux, il nous a frotté le dos, disant en rigolant que c’était plus pour protéger son odorat délicat que par pure bonté d’âme. Il nous a bien fait marrer. J’ai quand même eu l’impression qu’il nous a fait un petit massage « magique » du dos, aussi, mais j’étais tellement vanné que j’ai pu me tromper.
On s’est senti mieux, Kris a pu se traîner jusqu’au mess. Cook nous avait préparé un hachis Parmentier. L’avantage, c’est que ça descend tout seul. C’était marrant – enfin, à cause du contraste – de voir Erk faire manger Kris qui arrivait tout juste à se tenir assis, la tête appuyée sur les mains.
Le Viking a abandonné rapidement, Kris s’était endormi à table. Il l’a hissé sur son épaule valide, à notre plus grande surprise, et il est allé le coucher. On n’en revenait pas. Quinze jours plus tôt, il pissait le sang et ne tenait pas debout et là, malgré son épaule en écharpe et son putain de cocard, il portait son frangin jusqu’à son pieu !
Il est pas humain, ce mec, c’est pas possible.
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