XXII
« Reviens-moi, Tugdual »
« Ben alors, mon pote, faudrait penser à revenir, hein ? »
« L’Archer, reviens, tu veux ? Tu nous manques, putain. » Ah, cette voix, je la connais bien. C’est… C’est qui ?
C’est qui, Tugdual ? C’est qui, l’Archer ?
Pourquoi Higgins a-t-elle tiré sur Kris ? C’est qui, Higgins ? Et Kris ?
Comment Erk a-t-il pu se faire un chignon avec une seule main ?
Mais c’est qui, ces mecs, putain ?!
Je suis qui, moi ? Je suis qui ?
* *
J’ai ouvert les yeux sur du blanc. Trop blanc, ça fait mal. J’ai refermé les yeux. Trop tard !
- L’Archer ? Tudic ?
Y en a qu’un qui m’appelle Tudic. Je suis Tudic.
Mais je suis aussi apparemment l’Archer.
Ça me revient. Doucement, ça revient.
- Tito ?
- Ouais, c’est moi. Content de te revoir, mon pote.
Je retrouve mon copain l’Albanais, tout petit, tout mince et létal. Il a pris ma main, comme moi j’ai, un jour, prise celle d’un géant. Me souviens pas de son nom, au géant, mais je me souviens de sa grande paluche. L’Albanais serre doucement et j’essaie de serrer en retour mais j’y arrive pas.
- T’inquiète, il me dit, Doc et Erk ont dit que c’était normal. Maintenant que tu es réveillé, ça va te revenir.
- Tito ?
- Oui ? Il a l’air content que je le reconnaisse, en tout cas.
- C’est qui, Erk ?
- Tu te fous de moi ? C’est le Viking, enfin ! Là, il est moins content.
- Qui ?
- Ton lieutenant.
- Non, mon lieutenant, c’est l’autre salopard.
- Il est mort, celui-là. Tué par le Viking le jour de leur arrivée. Tu ne te souviens pas ? Il a l’air inquiet, le Tito.
- Je… je sais pas, Tito. C’est qui, le Viking, alors ?
- Ecoute… peu après leur arrivée, il a été capturé, battu, blessé et… tu lui as tenu la main, comme ça. Sauf que ses mains à lui sont vraiment immenses.
- C’est un géant ?
- Oui. Ça te revient ?
- Un peu.
C’est tout mélangé, dans ma tête. Tito me raconte tout, les R&R, le kérosène, la balle dans mon casque, mon sang sur ses mains, sur son treillis, les soins d’Erk… J’ai des flash, des images, et puis y a un sourire qui ressort. Un sourire de mec, avec un bouc doré autour. Y a des yeux bleus, aussi. Un oiseau lumineux. Des yeux gris bleu et des cheveux blond foncé. Des yeux noirs avec une mèche blanche.
Je pose mes questions à Tito, il me répond. Tito, depuis son arrivée dans la compagnie, c’est mon binôme, mon partenaire, mon buddy. Celui qui veille sur moi et sur qui je veille. Un frère.
Y a encore des souvenirs qui remontent à la surface. Je me souviens qu’il est homo et que, dès qu’il a vu le fameux Viking, il en est tombé raide dingue. J’arrive toujours pas à me souvenir de ce type.
- Tito, c’est qui, Lin ?
- Notre Capitaine. Elle est arrivée avec les deux frangins. Tu as même passé une, non, deux nuits dans sa piaule.
- Hein ?!
Il se marre, l’enfoiré. Dès que je tiendrai tout seul sur mes pattes de derrière, je vais lui faire payer ça.
- La première fois, si j’ai bien compris, c’est elle qui t’a demandé. Tu avais un sourire un peu idiot, au petit-déj. La deuxième fois, t’as dormi tout seul dans son pieu, t’étais crevé après une patrouille. Il paraît que tu t’es endormi la tête sur les couilles du Viking. Veinard !
- Hein ?! Quoi ?!
Alors là, je suis perdu. Je suis hétéro, moi, jamais j’aurai…
- Enfoiré… tu te moques de moi, Tito !
- Oui, mais tu verrais ta tronche !
- P’tit con, va !
- En fait, tu étais assis sur un tabouret, appuyé sur lui. J’ai juste supposé que ta tête était à la bonne hauteur. Mais sincèrement, je t’envie, tu sais.
J’ai pitié de lui. Je ne me souviens toujours pas de la tête du Viking, mais je sais que lui est à 200% hétéro. Et je comprends, doucement, la souffrance de mon pote, amoureux fou d’un homme qui ne supporterait même pas qu’il le touche.
Ça y est, j’arrive à serrer mes doigts et c’est ce que je fais.
- Tu sais, Tudic, pendant qu’il dormait, après t’avoir soigné, j’ai pu caresser ses cheveux. Ils sont très doux, comme de la soie. Et ils sentent bon.
Il a un sourire idiot, à son tour. Pauvre Tito. Il me regarde et il rougit tellement que j’en rigolerai presque.
- Je m’en souviens, des élans de ton cœur, mon pote. Tu lui as dit ?
- Non, mais Kris le sait. Son frère, il a ajouté devant mon regard interrogatif.
A ce moment-là, y a une petite femme qui passe la tête par la porte. Le Doc. C’est la seule de la base qui soit plus petite que Tito.
- Bon, ça fait un moment que je vous entends papoter, tout a l’air d’aller donc je vais venir faire quelques vérifications, puis après j’autoriserai les visites.
- Et lui ? je demande en montrant mon pote du doigt. C’est pas une visite ?
- C’est un garde-malade.
- On s’est relayés, Tudic, avec Baby Jane, Frisé, Erk, Dio, même Mac, Kris et Lin. Et d’autres. T’es jamais resté seul, mon pote. Même les chiens sont venus te tenir compagnie.
Doc nous écoute un peu, puis elle envoie Tito chercher Erk. Elle en profite pour m’aveugler avec une loupiote, pour me faire serrer sa main, bouger mes doigts, compter à l’envers… Elle me demande mon nom, date et lieu de naissance… Plus je lui réponds, plus j’ai de souvenirs qui se remettent en place.
Elle me rassure quand je lui demande si je suis amnésique.
- Non, pas amnésique.
- Mais alors, les trous de mémoire ?
- C’est parce que tu n’as pas utilisé ton cerveau depuis dix jours, feignasse.
Je me vexe. Puis …
- Dix jours ?
- Oui.
- Ben merde…
- Comme tu dis, L’Archer.
Ça c’est un baryton plutôt chaleureux qui résonne dans la petite pièce. Le type se plie sacrément pour y entrer et quand il se redresse, je vois deux yeux bleu bourrache qui me fixent et un putain de grand sourire heureux.
Ça y est, je sais qui c’est le Viking. Je réponds à son sourire. Je ne peux pas m’en empêcher. Ça aussi, je m’en souviens. Je ne peux pas y résister.
Ça me fait plaisir de le voir, ce type. Je remarque très vite qu’il n’a plus de cocard et que son keffieh couleur sang séché est noué autour de son cou en écharpe, son bras gauche passé dedans. Il n’a plus de pansement, son bras n’est plus immobilisé et la plupart du temps il le laisse dans son foulard. Ça tire moins, comme ça, ça lui fait moins mal. Mais il peut s’en servir quand même.
- Content de te voir de retour parmi nous, mon pote. J’étais un peu inquiet, avec notre bouchère de toubib.
Le Doc, qui passait derrière lui, lui pince les fesses. Il sursaute et son expression me fait marrer. Je rigole, il sourit en se frottant le postérieur.
- Oops, elle était là.
- Erk, tu vas me payer ça, dit-elle.
- Quand tu veux, ma belle, il répond avec un grand sourire plein de sous-entendus.
Ça aussi, je m’en souviens.
Lentement, il y a un sentiment de camaraderie qui refait surface. Je rebâtis une carte mentale des membres de la compagnie, de leurs relations. Quand j’ai mis la clef de mon esprit sous la porte, Erk et Doc étaient en couple. Apparemment, c’est toujours le cas. La plus petite avec le plus grand. Ça fait bizarre…
Et puis, j’oublie toutes mes questions, parce que d’un seul coup, y a toute la compagnie dans ma piaule. Enfin, c’est l’impression que ça donne. Même Mike, qu’est pas d’astreinte radio. Je vois aussi deux pattes grises sur le bord de mon lit, deux yeux jaunes et une truffe froide. C’est Yaka, la chienne. La plus maline des deux. Je lui caresse la tête.
Il manque une personne. En fait, depuis un moment, je cherche des yeux noirs. Kris voit mon regard qui fait le tour des présents, il me chuchote un : « Plus tard », alors je profite des démonstrations d’amitié, de camaraderie de mes frères d’armes.
Plus tard, il fait nuit. J’ai encore dans la bouche le goût du bouillon de poulet de Cook. Cook le taiseux, qui, sans rien dire, m’a apporté sa recette miracle pour malades : un bouillon de poulet bien riche, bien gras, avec des petits oignons, des miettes de poulet, des pâtes microscopiques et du sel. Pour remettre un estomac en marche y a rien de mieux.
Il fait sombre dehors, parce qu’aucune lumière n’est allumée. Dans ma piaule non plus. Je vais m’endormir quand j’entends un frottement. Je cherche une arme, je récupère le câble du moniteur maintenant éteint, je le prépare comme un garrot, tout en restant allongé. J’attends…
- C’est moi, Tugdual.
Elle a une façon de prononcer mon prénom qui me fait tout drôle, avec sa voix de velours. Et, là, en ce moment, y a pas d’acier sous le velours. Je lâche mon garrot. Elle pose son magnifique postérieur sur le lit, se penche et m’embrasse tout doucement. Je l’enlace, je respire son odeur. Elle sent le sable, la poudre, le lys.
- Tu m’as manqué, Tugdual.
- Toi aussi, Lin.
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