XXVIII

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- Il était une fois…

Il m’a regardé du coin de l’œil, avec un sourire.

- Kris et moi nous sommes engagés dans la Légion Etrangère il y a sept ans, en janvier. On venait d’avoir 18 ans. En février de l’année d’après, on était stationnés à Abou Dhabi, on avait fait des entraînements dans le Sahara, en Guyane, au Vietnam… Il nous manquait le grand froid.

Il a fait une petite pause.

- Bon, tu te doutes bien que nous deux, natifs d’Islande, nous connaissions ça. Mais pas les autres. Nous voilà donc embarqués dans des A400M, tassés les uns sur les autres, le cul sur nos fauteuils de toile et les yeux sur notre barda au milieu, avec des bouchons d’oreille pour ne pas devenir sourds et trois pulls et quatre paires de chaussettes contre le froid. Enfin, les autres. Nous on n’avait que deux pulls.

Il a gloussé.

- On s’était un peu trop habitués à la chaleur. Bref. On débarque dans un trou paumé au nord nord nord de la Sibérie. Pas loin de la mer des Tchouktches. Plus au nord, y avait de l’eau. A l’est, encore un peu de terrain avant le détroit de Béring. En plein milieu de nulle part. L’avantage, c’est qu’on ferait pas suer le local. L’inconvénient, c’est qu’on était loin de tout, logés dans des préfabriqués, avec des groupes électrogènes qui souffraient du froid comme nous.

Il a bu une gorgée de sa bière qui devait commencer à tiédir. Ça faisait bizarre de l’entendre parler de grand froid alors qu’il faisait bon, ici. J’ai vu du mouvement du coin de l’œil, mais je suis resté concentré sur lui. Sa façon de raconter était prenante. A peine commencée, son histoire me fascinait déjà.

- L’exercice était fait avec l’armée russe. Même si l’amitié franco-russe est morte et enterrée – paix à son âme – depuis un bon moment, la Légion est toujours bien accueillie là-bas. Sa réputation est… Tu connais.

- Oui, oui.

- C’était une série d’exercices type capture de drapeau, escorte et autres joyeusetés. L’idée n’était pas de faire de nous de meilleurs soldats – on n’était pas trop mauvais, hein ? –, l’idée était de nous aguerrir aux conditions extrêmes. Pour te donner une idée, c’est un pays où tu ne peux pas pisser dehors en hiver. Si tu as besoin et que t’es loin des chiottes, tu te pisses dessus, à l’intérieur de tes fringues, et t’es bon pour une corvée de lavage et une bonne douche en rentrant. On avait un peu tous ce même parfum, le soir. De toutes façons, t’as tellement de couches entre ta bite et dehors que t’as jamais le temps de dégainer. Ni l’envie. Surtout après les photos que nous a montrées l’instructeur russe, d’un pauvre type qui avait oublié. C’était moche.

J’ai frissonné à mon tour. Je n’avais aucun moyen de savoir ce que ça fait, et je ne pouvais donc m’empêcher d’imaginer le pire.

- On nous avait distribué des tenues spéciales, à porter durant toute la durée de notre séjour. Pour moi, ils avaient eu un peu de mal pour la longueur des jambes et des manches, surtout. Du coup, j’avais un seul caleçon long et un seul sous-pull. J’étais obligé de le laver le soir et de le mettre au-dessus du poêle, en espérant de pas être réveillé dans la nuit et devoir sortir sans.

- Pourquoi ne pas le mettre ? Sous tes vêtements ça aurait été, non ? C’est comme si tu avais un peu transpiré…

- Ah non, ce n’était pas pareil. La matière n’absorbait la sueur que si elle commençait parfaitement sèche. Et les sous-vêtements mouillés c’était la mort assurée. Je me suis fait remonté les bretelles parce qu’un matin je l’avais enfilé légèrement humide. J’ai été interdit de sortie de toute la journée et mon équipe a perdu des points. Je n’ai jamais recommencé.

Il but encore un peu de bière.

- Donc, la seule chose qui était à nous, c’était nos boxers. Le reste, tenue spéciale : chaussettes, caleçon long, sous-pull à col roulé et un gros pull avec un col haut. La matière était purement synthétique, avec un peu de mérinos dedans. Kris et moi étions couverts d’une rougeur irritante, une sorte d’urticaire sur tout le corps. Atroce. Bizarrement, se pisser dessus calmait les démangeaisons.

Il a haussé les épaules.

- Ensuite, on avait une sous-veste et un sous-pantalon en polaire très épaisse, attaché l’un à l’autre par des pressions, pour éviter que la neige se glisse dessous au cas où. Par-dessus, on avait un pantalon en goretex, à bretelles. Heureusement, les bretelles se faufilaient dans des passants sur la sous-veste et se décrochaient à la taille devant et derrière. Une parka en goretex et duvet d’eider, cintrée à la taille, avec de la fourrure de renne dans la capuche et de glouton autour, parce que la respiration ne gèle pas dessus. Tu rajoutes à ça une cagoule en laine, des sous-gants en soie et des gants en peau et des putains de moufles en peau fourrée, avec une fente en haut de la paume pour pouvoir sortir les doigts si besoin. Tout ça, tout blanc. Sous la cagoule, on portait un bandeau en laine qui tenait nos oreilles au chaud et maintenait nos écouteurs. Dans la cagoule, on avait le micro. Enfin, une paire de bottes en peau de renne…

Je l’ai regardé, surpris du matériau.

- Si si, je t’assure. Peau de renne. Facile d’entretien et avec deux paires de chaussettes – la norme – tu ne sentais pas le froid, même quand tu étais immobile. Bien sûr, le pantalon était glissé dedans et la sangle au mollet devait être bien ajustée, encore une fois pour éviter que la neige entre. Dans les baraquements, on se baladait sans le goretex et avec des pantoufles au pied. Se harnacher, c’était chiant, putain, mais vu les -30°C maximum, on prenait le temps. Et on avait toujours un pote pour vérifier qu’on avait rien oublié. Comme des astronautes, en somme. Tu t’en doutes, Kris et moi…

Il s’est arrêté, perdu dans ses souvenirs.

- Je viens de penser à un truc marrant. A la Légion, quand on nous appelait, on répondait toujours tous les deux. Forcément. Et ce surnom de Viking que vous m’avez donné, on me l’avait déjà donné à la Légion, pour faire la différence. A l’appel, c’était Hellason puis Viking. Pas Hellason l’autre.

- Marrant. Faut que je t’avoue que c’est l’impression que tu m’as fait quand je t’ai vu le premier jour : un Viking sous stéroïdes…

- Je n’en ai jamais pris, tu sais. Je suis juste gaulé comme ça.

- Oui, ça se voit.

- Comment ça ?

- Ta musculature est impressionnante, mais elle est fonctionnelle. On sent qu’elle s’est faite au fur et à mesure de ta croissance, en portant tes 30 kg de barda, et pas dans un club à soulever de la fonte. C’est pareil pour Kris. Simplement tu es plus massif que lui.

- C’est vrai. Bon. Je disais… Ah oui. Ils avaient essayé de nous séparer, au début, parce que deux Hellason dans le même peloton ou la même escouade, c’était pénible. Mais on se retrouvait toujours. Ils ont vite réalisé qu’on travaillait mieux ensemble et que, s’ils nous mettaient dans des équipes opposées, comme on savait comment pensait l’autre, l’avantage tactique apporté était annulé par le fait que justement on savait comment pensait l’autre tous les deux.

Il secoua la tête.

- Je m’égare. Bref, en Sibérie, on était donc ensemble, tous les deux, dans la même escouade, sous les ordres d’un sergent un peu casse-couilles mais qu’on adorait et d’un lieutenant que tu connais vachement bien. Bibliquement, même.

Bibliquement… ça veut dire quoi, déjà ? J’ai fouillé dans ma mémoire, mes cours de caté, mais…

- Cherche pas l’Archer. Si t’es catho, t’es foutu, c’est dans l’Ancien Testament : Lot et ses filles…

- Ah ! Si, je vois. Mais comment t’as su pour ma religion ? Même si…

- T’es Français, la majorité des Français est chrétienne ascendant catholique. J’ai juste tenté le coup.

- Chrétienne ascendant catholique. J’aime bien. Donc, le lieutenant, c’est Lin ?

- Ouaip ! C’était sa dernière année de Légion, après, elle a intégré l’armée française. Bon, je reprends. Donc, on a passé quelques jours à faire les cons dans la neige, histoire de s’habituer, puis les choses sérieuses ont démarré. Vers la fin de notre séjour, on avait prévu un scenario d’infiltration. L’idée de nos chefs n’était pas d’entrer, de tuer tout le monde et de voler quoi que ce soit. L’idée, c’était de faire ce que les Amérindiens considéraient comme le summum du combat : counting coup. Ils se glissaient dans la mêlée avec comme seule arme un bâton avec une extrémité recourbée, comme une crosse de pasteur, en plus court, tu vois ?

J’ai hoché la tête. Et du coin de l’œil, j’ai noté que les mouvements du début étaient Baby Jane, Mac, Cook, Nounou, Phone, entre autres. S’était-il rendu compte qu’il avait des auditeurs ? Ça c’était fort possible.

Il a repris son récit.

- Et quand ils touchaient leur victime, ils ne la tuaient pas, mais lui montraient juste qu’ils auraient pu. Et ce que voulaient nos chefs, c’était qu’on aille, sans se faire prendre, déposer une bouteille d’Armagnac – rien que ça –, avec les compliments du commandant, dans le bureau du commandant russe. Il y avait trois escouades avec trois bouteilles qui devaient se la jouer à l’amérindienne, les autres, dont la nôtre, servant de diversion.

Il a voulut boire une autre gorgée, mais sa bière était vide. Il a haussé les épaules et a reposé la canette au sol.

- Pour nous battre, nous avions des fusils laser et… C’est important pour la suite de l’histoire. On avait un harnais avec un ordi qui comptait les coups et nous annonçait notre destin. Mais comme mort ne suffit pas, parce qu’on n’abandonne pas un blessé, surtout dans ces parages, on avait des rubans avec une puce au cou, chevilles, poignets et autour de la tête. Ces bracelets permettaient à l’ordi sur notre poitrine de calculer l’endroit où on était touché. On devait se trimballer les blessés et les morts devaient rentrer à la base, leur ordi désactivant tout tir de laser sur eux et désactivant leur arme, aussi. Les officiers avaient droit à leur pistolet d’ordonnance, au cas où des loups ou autres nous auraient emmerdés, mais sinon, laser gun.

Il a levé les yeux, surpris, quand une canette de bière fraîche s’est présentée sous son nez. Bon, il n’avait pas vu son auditoire. Il a souri, les sourcils froncés.

- J’espère que vous n’avez rien de mieux à faire, les gars.

Une série de sourires innocents l’a fait glousser.

- On faisait partie des escouades les plus loin de la base et on commençait à rentrer chez nous après avoir dézingué une de leurs patrouilles quand Lin a crié : « Je suis touchée ! » et l’ordi a répondu : « Non, vous êtes mort. Une balle en plein front » Pas de bol. Comme on était loin de la base, que la nuit tombait et que c’était dangereux de rentrer seul, je l’ai ramassée, en pompier, et on est repartis. On n’est pas allés très loin. J’ai reçu une « balle » dans la jambe et je me suis effondré en lâchant Lin au moment où Kris tombait également, touché au cœur. Le mec en face était drôlement bon. A ta hauteur, Baby Jane.

Il a souri à la petite poupée de porcelaine anglaise.

- On était tombés dans une embuscade et nous voilà prisonniers, avec deux « morts » et un « blessé ». On nous a assis en rond, se tournant le dos, nos morts au milieu. J’ai joué le jeu avec ma jambe « blessée » tendue devant moi et un foulard rouge noué là où le tir m’avait touché.

- Pourquoi, a demandé Mac, puisque l’ordi t’avait dit que tu étais touché ?

- C’était le moyen pour un combattant de savoir que j’étais blessé, ennemi, pour m’achever, ou ami, pour me porter secours. C’était aussi, pour moi, un moyen de m’en souvenir. Dans le feu de l’action, le temps que l’ordi te rappelle que t’es manchot, t’as dégainé et tué ton ennemi alors que …

Il a haussé les épaules.

- Donc, nous voilà le cul dans la neige, désarmés - pistolet d’ordonnance inclus –, sages. Et dans notre dos, nos deux « morts » qui s’agitaient et râlaient parce qu’ils avaient froid. Faut dire qu’ils étaient allongés tout du long, eux. Je leur ai conseillé de se faire un câlin pour se réchauffer et j’ai reçu un coup de pied au derche pour ma peine. Ingrats !

On a gloussé, imaginant la scène.

- J’avais remarqué que nos gardiens étaient des bleus. Enfin, encore plus que nous, quoi. L’un d’eux parlait à la radio, je suppose qu’il appelait un officier supérieur, puisqu’il y avait juste un caporal avec eux. Il commençait à faire presque nuit. Et voilà que je vois, derrière le gardien en face de moi, une ombre qui se déplace très furtivement, en silence. Je ne dis rien, je pense que c’est l’un des nôtres qui vient nous délivrer.

Il se frotta le visage et but une gorgée de bière.

- Putain ! C’était un tigre de Sibérie ! Un mâle, 350 kg et des griffes de 10 cm de long. J’essaye d’attirer l’attention du garde, mais il croit que je me fous de lui, alors il s’approche et me cogne avec son flingue, je vois 36 chandelles pendant qu’il reprend sa place. Et là, le tigre lui saute dessus. Mes camarades l’avaient vu et le pointaient du doigt. Le pauvre type s’était tourné vers lui et la bête l’a éviscéré, le déchirant du cou jusqu’aux couilles. Mais avec notre équipement, il n’a pas pu le faire proprement et le pauvre gars a dû mettre quelques minutes à crever en hurlant. Moi, de mon côté, je flippais mais je devais bouger, alors je me suis levé, précipité sur le pauvre type et je lui ai arraché son couteau. J’étais pas tout à fait en berserk, mais pas loin. La peur est parfois aussi efficace que la colère.

Il a fait une pause, buvant de nouveau un peu de bière.

- Attends, Erk, t’es pas en train de dire que… Mac a pas pu continuer, stupéfaite par ce que sous-entendait la remarque du géant.

- Si ma belle. J’ai chopé l’oreille du tigre, pour l’éloigner du soldat, j’ai glissé mon bras dans sa gueule le plus loin possible pour qu’il ne puisse pas mordre, trop occupé qu’il était à essayer de vomir, j’ai glissé ma main armée du couteau sur ses flancs en comptant les côtes et j’ai frappé au cœur en tournant la lame. Il a failli me tomber dessus et me bloquer. Même moi, 350kg, j’ai du mal à les déplacer.

On a vaguement rigolé, histoire de relâcher un peu la tension.

- J’ai voulu me tourner vers sa victime mais… A ce moment-là, la femelle s’est jetée sur un autre soldat qui l’a vue arriver et a voulu lui tirer dessus oubliant qu’on avait des laser gun. Tout ce qu’il a réussi à faire, c’est l’énerver. Elle a planté ses griffes dans sa cuisse et là, j’ai hurlé comme un malade.

- Un peu comme hier avec les deux couillons ? a demandé Nounou.

- Ouais. Elle a eu peur, et s’est écartée un peu, j’ai pu toucher le soldat, endiguer l’hémorragie et commencer un Soin puis la femelle s’est jetée sur moi. J’ai juste eu le temps de me mettre en boule avant qu’elle ne me saisisse par la nuque et me déchire le dos en essayant de me retourner pour atteindre mon ventre. J’ai hurlé de terreur quand j’ai senti ses crocs dans mon cou. Je n’avais pas eu le temps de mettre mes mains sur ma nuque et je craignais qu’elle ne la rompe. Et quand elle a déchiré mon dos, j’ai hurlé de douleur et je me suis évanoui. C’est la parka qui m’a sauvé la vie. La parka et les bracelets.

Il avait soif, visiblement, parce qu’il a encore bu un peu de bière.

- Quand j’ai rouvert les yeux, j’étais sur le ventre à l’hosto, avec notre toubib, vrai médecin et Guérisseur – moins puissant que moi –, qui essayait de refermer les plaies avec des sutures de soie et son Don. Et Kris accroché à ma main, au bord de l’effondrement. Lin m’avait shooté avec une dose de sa morphine maison. Je ne sentais rien, je flottais, je me sentais bien. C’est plus tard que j’ai réalisé l’étendue des dégâts…

- Erk, j’ai demandé, tu as aussi des marques dans le cou ?

- Oui. Tiens, regarde.

Il a penché la tête en avant, écartant sa queue de cheval. J’ai scruté sa nuque et j’ai découvert des marques rondes toutes petites, deux de chaque côté. Elles étaient distantes d’un peu plus de 10 cm.

- Putain ! je me suis exclamé. Sacrée bestiole, dis-moi !

- Oui, elle était grosse, pour une femelle.

- Mais, Erk, si vous n’étiez armés que de laser, comment avez-vous pu la tuer, la femelle ? a demandé Mac, pragmatique.

- Tu te souviens qu’un de nos gardiens parlait à la radio à un moment ? Elle a hoché la tête. Eh bien l’officier qu’il avait appelé venait d’arriver à motoneige. C’est d’ailleurs comme ça qu’on nous a ramenés à l’hosto, le Russe et moi. Cet officier, un capitaine, avait un pistolet et il a tué la femelle pendant qu’elle était concentrée sur moi. Très bon tireur, lui aussi. Il l’a eu dans l’œil, la tuant immédiatement et la faisant s’effondrer sur moi. Kris m’a dit qu’ils avaient eu du mal à la bouger. Il m’a dit que tout s’était passé tellement rapidement qu’ils n’avaient rien pu faire.

- Si tu mentionnes le tir dans l’œil, c’est que c’est important. Je me trompe ? a demandé Baby Jane.

- Tu ne te trompes pas du tout. Pour une raison que j’ignore, les Russes m’ont accusé d’avoir provoqué les tigres et ont exigé que je sois puni. De notre côté, le commandant a déclaré que mes blessures suffiraient comme punition. Mes camarades, ceux de l’escouade et les autres qui avaient eu vent de l’attaque, voulaient qu’on me décerne une médaille mais, par souci d’apaisement, rien n’a été fait.

- Erk, attend. As-tu su ce qui a poussé les tigres à attaquer ? Et, des tigres ?

- Je ne sais pas si vous vous souvenez, il y a une vingtaine d’années, de l’annonce mondiale de la création d’un parc dédié à la préservation de ce fameux tigre ? C’était un parc naturel, où toute chasse était interdite, et non clôturé. Les tigres, avec abondance de nourriture, se sont multipliés, ont grossi et ont… essaimé, si je puis dire. Et loin. Et nos gardes, les Russes, qui ont traîné les carcasses pour récupérer les peaux, ont pensé qu’on était soit un peu près de leur tanière, soit qu’on les a dérangés pendant une chasse. Je pencherais pour la tanière. Bref.

- Dernière question ?

- Oui, Mac ?

- Tu dis que tu as compté les côtes pour trouver le cœur. Comment as-tu su ? T’as étudié l’anatomie du tigre ?

- Non, l’anatomie humaine.

- Comprends pas…

Il l’a considérée un bon moment avant de répondre.

- Nous, les mammifères, on est tous un peu foutus de la même façon. Donc, chez l’humain, tu peux choper le cœur en passant entre les cinquième et sixième côtes en partant du haut. C’est pareil pour le tigre, le chien, le cheval… la différence, c’est la longueur de la lame nécessaire.

Il a haussé les épaules, encore une fois. On était plutôt estomaqués, encore une fois, par ce que sous-entendait cette remarque. On s’est tus. Je crois qu’aucun de nous n’a voulu savoir ce qui avait appris à un gars de 19 ans comment tuer d’un seul coup au cœur. Non, vraiment pas. Il a repris.

- J’ai donc été privé de médaille et de félicitations. Pourtant, le commandant russe avait eu sa bouteille d’armagnac. Je me suis même fait engueulé, encore, parce qu’à cause de moi notre retour était différé de plusieurs jours, pour que je puisse supporter le voyage. Je l’avais un peu mauvaise, quand même. J’avais sauvé une vie, peut-être même d’autres et… Mais le plus beau est venu du p’tit gars que j’avais sauvé.

Il a souri, un beau sourire tout doux.

- Mon Soin avait stoppé l’hémorragie et réparé l’artère, notre toubib en a rajouté une couche et le reste, c’était de la chirurgie. La veille de notre départ, il est venu me voir avec ses camarades, les potes du mort, dans ma… dans notre chambre, puisque Kris dormait sur un matelas par terre. Heureusement que l’un d’entre eux parlait anglais, parce que notre russe était franchement mauvais.

- Ouais, j’ai vu ça, j’ai dit. Le soir du ramdam chez Duran Duran.

- En effet. Et donc le p’tit gars m’explique qu’il me doit la vie et sa jambe. Les toubibs lui avaient dit qu’il remarcherait, alors, tu penses ! Bref, il avait appris que leurs officiers voulaient que je sois puni, me refusaient une décoration, et tout le tintouin. Alors, ils avaient eu l’idée de me décorer eux-mêmes. J’étais touché, mais je n’en voulais pas vraiment, de cette décoration. J’avais fait mon job de soldat, c’était tout.

Il a porté la main à son médaillon, le seul bijou qu’il porte. Je m’en souvenais, pour l’avoir vu dans le keffieh enterré le jour de son enlèvement.

- Ils m’ont offert une médaille de Saint George, patron de la chevalerie, en argent, qu’ils s’étaient fait envoyer de Moscou par la maman du p’tit gars, en express pour pouvoir me la remettre avant notre départ. Il paraît que c’était un héritage familial et que la maman l’avait fait bénir par le pope de son église. J’ai voulu refuser, ne voulant pas l’en priver mais sa mère avait insisté, pour me remercier. J’ai accepté. J’étais vachement touché. Cette « décoration » a pour moi une valeur immense, parce qu’elle est le prix d’une vie. Et que, pour moi, une vie n’a pas de prix.

Il a regardé sa main assez longtemps. Il devait mettre de l'ordre dans ses pensées, je suppose.

- J’arrive à la fin de mon histoire. Le lendemain, on est rentrés, le toubib estimant que je survivrais au voyage. L’enfoiré. J’ai douillé ! On est repartis en A400M, et au milieu du nôtre, on m’avait posé un matelas et on m’avait bien calé avec le barda des autres. Lin avait fabriqué une potence et j’étais sous perfusion, morphine maison uniquement, à cause de notre allergie. Un peu avant chaque décollage et chaque atterrissage, elle augmentait la dose. Et pendant le vol, elle réduisait, histoire que je ne fasse pas d’overdose. A chaque trou d’air, je morflais. On a fini par atterrir à Abou Dhabi et j’ai terminé ma convalescence dans un hosto digne de ce nom et par un climat… pfiou ! La sueur sur les morsures ou les griffures, ça fait mal… Et, un mois plus tard, alors que je commençais à pouvoir de nouveau bouger presque normalement, je reçois un colis de Russie.

Il nous a regardés avec un sourire diabolique et il s’est tu. On a vite compris.

- Oh allez, Erk, dis-nous !

- Non, devinez.

- De la vodka ! Des doubitchouks ! je me suis marré en l’entendant celui-là.

- Non et non.

- Des matriochkas datant de l’arrière-arrière-grand-mère…

On a continué à déconner, en mentionnant les clichés sur la Russie. Puis c’est Mac qui a trouvé.

- La peau du tigre. Non, des deux, puisque les Russes les ont récupéré tous les deux.

- Bravo Mac, je comprends pourquoi tu es caporal, toi, il a dit avec un grand sourire.

- Oui, ce n’est pas uniquement grâce à mon physique de rêve, elle a dit en mettant en avant sa silhouette trapue. On a éclaté de rire.

Puis ce qu’elle a dit a atteint notre cerveau et on s’est tus, scotchés. On n’en revenait pas : deux peaux de tigres de Sibérie, en guise de remerciement…

- J’ai trimballé la peau du mâle avec moi, comme dessus de lit, pendant toute ma Légion. Maintenant, elle est rangée sous vide avec l’autre dans un garde-meubles, en attendant d’avoir une maison où les montrer. Et un certificat prouvant que ce n’est pas du braconnage.

- Tu parles d’une aventure ! a dit Phone, ses premiers mots depuis le début.

Ouais, ça résumait bien l’affaire.

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