XXXII

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Donc, le soir même, on est repartis en patrouille avec les frangins.

Comme il était impossible à Lin de séparer les deux frères sans les rendre nettement moins efficaces, on était donc : les deux Islandais, Tito, Baby Jane avec son nouveau joujou, Quenotte, JD et Yaka. Il en manque un… Et moi. Je m’oubliais, crétin que je suis.

On est partis au nord, en patrouille Puma. Quatre jours à crapahuter dans la caillasse. Oh, on s’est pas emmerdés du tout, à cause d’Erk. Le pauvre, il ne l’a pas fait volontairement, mais on a tous passé une sale nuit à cause de lui.

C’était la troisième nuit, les autres roupillaient, j’étais de garde avec JD. Comme on était un peu près du territoire du Vioque, on préférait être deux de garde.

J’ai entendu des gémissements sourds, Yaka s’est réveillée et est allé pousser Erk du nez. Mais il ne s’est pas réveillé. Kris oui, par contre, et il a tout de suite compris le problème.

Il a commencé par vouloir réveiller son frangin tout doucement, le secouant par l’épaule droite (réveils sans danger à droite, prêt pour la castagne à gauche) mais, macache, pas de réveil et Erk a commencé à marmonner et tout ce qu’on a pu identifier, c’était le nom de son frère. La façon dont il l’appelait était… c’était déchirant. On aurait dit un petit garçon perdu. C’était… voir ce grand type pleurer comme un enfant, c’était très dur, pour nous. Il y avait tellement d’angoisse dans cet appel.

Puis le cauchemar a changé et Erk s’est mis à se débattre en criant « Non non non » et a échappé à Kris et c’était étrange de le voir se débattre tout en étant quasi immobile.

- Foutus Tchétchènes ! a fait Kris.

Il s’est mis à genou, à califourchon sur son frangin, lui a pris le visage entre ses mains et a commencé à lui parler très doucement. Erk s’est calmé petit à petit puis un caillou a roulé sous la patte de Yaka et Erk s’est vraiment mis à se débattre, bras et jambes frappant dans tous les sens, s’arquant et soulevant Kris qui pesait de tout son poids pour l’immobiliser.

On a voulu aider, alors Quenotte et moi on lui a pris les mains et on les a bloqués au-dessus de sa tête.

- Surtout pas, putain, a fait Kris. Le long du corps, tout de suite. Tito, Baby Jane, sur ses jambes, mais gardez-les serrées.

On s’est exécutés, JD est resté en sentinelle. Et Kris a continué à parler à son frère, lui caressant le visage, lui tapotant les joues, parlant, parlant à en perdre le souffle.

Et le géant s’est calmé. Lentement, il a cessé de se débattre, sa respiration s’est ralentie. Kris a posé une main sur son plexus, la faisant glisser jusqu’au nombril et remonter au plexus, sur un rythme toujours plus lent que la respiration saccadée du Viking. Et sa voix était toujours aussi calme, apaisante.

Sans ouvrir les yeux, calmé, apaisé, Erk a attrapé sa main et ne l’a pas lâchée, alors Kris s’est allongé à ses côtés, la tête sur son épaule et sa main prisonnière de celle de son frère.

Baby Jane a récupéré la couverture du Viking et en a couvert les frangins, avec les remerciements de Kris et ils se sont rendormis.

On a repris notre garde, avec JD, secoués comme les autres par cet épisode. Si vous voulez mon avis, c’était une attaque de panique digne d’un PTSD, ça. Un PTSD causé par des Tchétchènes, donc.

Avec le retour de la Russie vers une monarchie religieuse (chrétienne ascendant orthodoxe, pour le coup), la Tchétchénie, musulmane, intégriste et belliqueuse, avait plus ou moins fait sécession et compensait sa petite taille par une agressivité incroyable. N’ayant plus les subsides de Moscou, le gouvernement se tournait vers le racket, l’extorsion et le kidnapping pour se fournir en fonds. Sans parler du trafic en tous genres (êtres humains, drogues, armes…).

Pour l’instant, l’ONU et l’OTAN regardaient de loin en essayant de se dépêtrer du Moyen-Orient. Il est possible qu’une fois cette région stabilisée elle serve de base avancée pour lutter contre la Tchétchénie. Et d’autres dans le coin qui essaieraient de foutre le bordel.

Au matin, Erk a ouvert un œil, ensuqué de sommeil, surpris qu’il soit aussi tard. Il avait eu une garde de prévue, mais, vu son état et en l’absence d’officiers supérieurs – ils roupillaient tous les deux –, j’avais décidé de lui retirer. En sentant un poids sur son épaule, il a sursauté, réveillant son frangin.

- Qu’est-ce que tu fous là, toi ?

- Cauchemars, a dit Kris en clignant des yeux tout ensommeillés.

- A ton âge ?

- Non, toi, crétin. Il était bien réveillé maintenant, le p’tit frère, se dépêtrant du grand.

- Moi ? Mais…

On n’osait rien dire, alors Kris a dit à Erk de nous demander. Il nous a suffi de hocher la tête quand il nous regardait pour qu’il comprenne. Il s’est assis, les mains crispées dans les cheveux. Il savait, lui, ce qui provoquait ses cauchemars. Et puis Kris lui a pris les mains, dont les jointures étaient blanches, et les a retirées de ses cheveux, se foutant à genou devant lui et recommençant à lui parler.

Quenotte, qui avait fait du café, lui a tendu une tasse pour Erk et le Viking a bu son jus lentement et quand sa tasse fut vide, il était calmé. Penaud, désolé, mais calmé. Il s’est excusé, on lui a pardonné, on a même essayé de rigoler un peu, même si le cœur n’y était pas trop, et du coup on a tous ri un peu jaune.

On est repartis vers la base, attentifs à ce qui se passait autour de nous mais je voyais bien que l’épisode de la nuit nous travaillait tous. Les frangins ont échangé des mots en islandais, puis j’ai l’impression qu’ils ont eu un désaccord. Ils ne se sont pas adressé la parole de la journée, après. C’était pénible.

On a eu la chance que Kris accepte de nous en parler rapidement, le soir, pendant qu’Erk était allé pisser. Il savait, on l’a vu quand il est revenu, que Kris nous en parlerait, mais il ne voulait pas entendre, d’où son excursion.

Un peu avant leur arrivée chez nous, les deux frères, en mission à Sotchi, au bord de la Mer Noire, avaient été agressés et enlevés, à la sortie d’un bar, par une quinzaine de Tchétchènes qui avait fini par immobiliser Kris en lui démettant une épaule pendant qu’Erk cassait la gueule à une demi-douzaine de mecs, en tuant deux ou trois à mains nues involontairement. Une balle au côté droit (souvenez-vous, avant qu’il me raconte la Sibérie) et un coup de taser plus tard, et les deux frangins avaient été embarqués vers la Tchétchénie.

Pour avoir tué ses hommes le chef avait puni Erk en l’immobilisant mains au dessus de la tête – d’où les ordres de Kris – et en le privant, par des drogues et d’autres moyens, de tous ses sens, à part l’odorat. Pendant deux jours. Kris, lui, avait été forcé de regarder son frère se débattre, hurler, appeler à l’aide. Se perdre. Sans pouvoir faire quoi que ce soit, puisqu’Erk ne l’entendait pas, ne le voyait pas…

Lin et quelques R&R étaient venus à leur secours grâce à la puce GPS de leurs ceintures et il avait fallu le cadre idyllique de la villa de Matteo Rizzi, au bord du lac de Côme, pour qu’Erk retrouve ses esprits, suite à cette privation sensorielle. Sans parler des dommages physiques à soigner pour les deux, bien sûr. Ou des drogues à éliminer. Kris a eu un regard lointain à ce moment-là. J’imagine que ça a dû être particulièrement dur pour lui, aussi.

- Pourquoi vous ? j’ai osé demander.

Kris s’est frotté le front, hésitant.

- Mauvais endroit, mauvais moment…

- Merde…

- Comme tu dis.

- Il a la poisse, ton frangin, ou un prix sur sa tête, ou… ?

Il m’a regardé un moment.

- Ils voulaient des militaires. C’est tout.

J’étais pas convaincu.

Erk est revenu sur ces entrefaites, alors on s’est tus. Il s’est assis très près de son frère, à le toucher, a accepté la tasse de soupe – les fameux bouillons Kub – et a soigneusement évité de croiser nos regards. Sous le poids des regards que nous évitions, nous aussi, de poser sur lui, par pitié en ce qui me concerne et sans doute aussi pour les autres, il a commencé à craquer et s’est appuyé contre son frangin, sa tasse oubliée dans la main. JD la lui a retirée avant qu’il ne se la renverse dessus.

Kris a passé un bras autour du géant, attirant sa tête contre son épaule de l’autre main et appuyant sa joue sur les cheveux dorés. Yaka est venue s’asseoir sur les genoux du Viking, tentant de lui lécher le visage.

On s’est regardés, finalement, puis Baby Jane est venue se placer derrière Erk et lui a passé les bras autour du cou, posant sa tête contre la sienne, lui murmurant à l’oreille. Tito s’est posé devant lui, s’appuyant d’une main sur son genou et on est tous venus le toucher, le rassurer.

- Erk, j’ai dit, on ne pourra jamais savoir ce que tu as enduré, d’accord ? On aura beau essayer, on ne pourra pas. Mais certains d’entre nous, ici, ont un passé qui n’est pas tout beau non plus.

J’ai regardé Baby Jane, Tito, Quenotte…

- Ce que je veux dire, Erk, c’est que si on est ici, c’est pour échapper à ce passé, d’une manière ou d’une autre. Je crois pouvoir dire que la fuite en avant n’est pas la meilleure des solutions. Mais on a tous fui quelque chose. Je crois aussi pouvoir dire, et sens donc le contact de ta patrouille, que les gens qui sont autour de toi maintenant, qui ont vu ta crise cette nuit et ce matin, ces gens-là te soutiennent quoi qu’il se passe.

Je me suis arrêté, un peu surpris de mon éloquence.

- Je ne sais pas si ce que je dis est clair, mais si Kris nous a… parlé de ce qui vous était arrivé, c’est sans doute parce que, en tant que membres de la même patrouille, nous devons pouvoir compter les uns sur les autres. Maintenant, Erk, nous connaissons ta faiblesse. Tu en as une, finalement, toi que l’on croyait surhumain.

J’ai tenté l’humour. Ça a vaguement marché, y a eu quelques gloussements discrets, même Kris a souri.

- Mais surtout, nous savons comment la contrer, comment t’aider à t’en sortir, avec l’aide de ton frangin. Tu pourras toujours compter sur nous tous pour t’aider, Erik. Tu ne seras jamais seul avec ta souffrance.

J’ai cherché le regard des autres et tous ont hoché la tête. Et comme Erk, visage toujours niché dans le cou de son roc de petit frère, ne pouvait pas les voir, ils ont tous dit oui, bien sûr, absolument.

- Merci, il a répondu, la voix étranglée.

- De rien. Tu sais, lieutenant, sans vouloir te donner d’ordre, je pense que tu devrais parler à Cook. Après tout, il est psy avant d’être cuistot. Et il t’a aidé pour les FER, non ?

Il a hoché la tête.

- Bon. Je sais pas ce que t’en penses, lieutenant bis, mais on devrait pouvoir bouffer, maintenant, non ?

- Ouais, caporal. J’espère que ta tambouille est comestible, à défaut d’égaler celle de Cook.

- Ah mais attention ! Je suis français, hein, alors la cuisine, c’est dans mes gènes !

- Et c’est bien connu que dans les gènes, y a pas de plaisir, il a rétorqué, Kris, avec un clin d’œil. Il semblait avoir compris mon but, avec mes conneries.

On a échangé quelques vannes, pendant qu’Erk se reprenait. Il s’est redressé, a sorti de sa poche gauche un mouchoir tout ce qu’il y a de plus normal.

Je n’avais pas vraiment fait la tambouille, juste tiré la languette qui déclenchait le réchauffement de nos rations et j’ai distribué du bœuf en daube à Erk. Je sais qu’il aime beaucoup ce plat. On a déconné encore pendant le repas, les yeux attentifs à ce qui se passait derrière le mec en face de nous, les oreilles aux aguets. On a ignoré Erk. Enfin, pas ignoré, ignoré… On l’a juste pas forcé à participer. Il s’est contenté d’écouter et de sourire, des fois.

Il a voulu faire la première garde de la nuit, je lui ai tenu compagnie. Il m’a longuement regardé, à tel point que je me suis senti mal à l’aise.

- Je pense que je devrais t’appeler « Saint Jean Bouche d’Or », Kerhervé, plutôt que l’Archer.

J’ai rien dit, surpris. J’ai attendu.

- Parce que tu as su dire les mots qu’il fallait que j’entende. Merci l’Archer. Merci de ton soutien. Je me suis bien douté que vous aviez tous, comme moi, des histoires moches. Je n’y pensais pas, tout simplement.

- Erk, je ne suis pas Cook, mais je me dis que si tu as envie d’en discuter, je peux aussi écouter. Je ne sais pas si je pourrais orienter tes paroles comme lui le ferait, mais je pense que je peux au moins d’écouter.

- Merci mon pote.

On a fini notre garde dans le calme. On était proche de la base, maintenant, donc on était relativement tranquilles, mais on faisait toujours attention. Comme pour la bagnole, c’est sur les trajets quotidiens, les trajets sûrs – la partie sûre de nos patrouilles – qu’ont lieu les accidents.

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