XXXIV
Une fois à la base, Erk nous a envoyés aux douches et, franchement, on y serait allés sans son autorisation. Sérieux, quatre jours sans douche, sans pouvoir se laver, en ayant juste la possibilité, le matin – et encore, pas toujours – de changer de caleçon, et parfois, luxe suprême, de tee-shirt, sans pouvoir se raser ou quoi, c’est difficile. C’est pour ça que c’est la durée max de nos patrouilles. Et encore, nous, on peut pisser debout. Je plains les filles.
Oh, on a des lingettes lavables qu’on met dans le lave-linge à notre retour de patrouille, avec nos treillis, tee-shirts et sous-vêtements avant d’aller à la douche, mais franchement, ça remplace pas une douche. C’est un truc pratique, mis au point pour l’Armée Française : des carrés de coton de la taille d’un mouchoir, imprégnés d’une solution lavante qui s’évapore vite, dans une pochette étanche double : d’un côté y a les carrés propres, de l’autre on met ceux qu’on a utilisés. C’est super commode, ça décrasse un peu et supprime – presque – les odeurs. Mais, encore une fois, ça ne remplace pas une douche. Une douche en fin de patrouille, c’est le paradis… Lin nous laisse traîner un peu, histoire d’être vraiment propres. Comme je le disais, on n’est jamais rationnés en eau chaude, ici.
Avant de nous rejoindre, pendant que Kris s’occupait de nos fringues, Erk avait escorté Alyss chez Doc, lui expliquant ce qui s’était passé, puis il était passé chez Lin faire son rapport. J’ai appris plus tard que la miss avait été installée dans la carrée des invités, qui avait servi à Sanchez.
Puis on a vu apparaître le géant à poil, son Behemoth à la main, comme nous tous. Le flingue ne craint pas l’eau, c’est déjà ça. Dans les douches, y a des casiers où, normalement on dépose nos affaires. Ils ne servent pas beaucoup. Erk y dépose généralement, comme nous, le holster de son flingue, le contenu de ses poches, et sa médaille de Saint George. En rentrant de patrouille, on se dessape juste à l’extérieur en laissant nos fringues en tas dehors, poches vidées. C’est notre officier qui les apporte à la laverie avant de venir se laver. Avec Lin, les plus hauts gradés n’ont pas plus d’avantages, juste plus de devoirs. Je trouve ça sympa pour les troufions de base.
Comme Lin veut qu’on soit toujours prêts à se défendre, même dans les douches, elle a fait mettre des crochets sous chaque pommeau de douche, à l’endroit que le jet d’eau n’atteint pas. On y accroche nos flingues par le pontet – je sais, c’est pas terrible – comme ça, on est prêts.
Bon, je me dis que si un mec arrive à nous surprendre ici à poil et de un, il aura une sacrée surprise et de deux, on sera pas dans la merde : ça voudra dire qu’il aura tué tous les autres, puisque les quartiers d’habitation sont vraiment les plus protégés. Mais en même temps, ça nous donne de bonnes habitudes.
On s’est retrouvés autour du dîner avec un couscous du tonnerre. Décidément, Cook c’est le meilleur ! On s’est régalés, même Alyss qui avait quand même l’air un peu pâlichon. Elle était à table avec Lin et les Lieutenants. Mais franchement, je n’aurais pas aimé être à sa place : ils menaient, l’air de rien, un sacré interrogatoire.
Moi, j’ai regardé le géant. Quand il est entré dans les douches, j’ai jeté à œil à son flanc droit, parce que je ne me souvenais pas d’une quelconque marque, là. Mais j’ai vu quelque chose, la trace d’une balle qui avait mordu la chair et glissé sur la côte en-dessous. C’était plutôt beau, bizarrement. On aurait dit une comète.
Au dessert, Tito a soupiré un bon coup, assez discrètement, mais comme je suis à côté, j’ai saisi le léger souffle. Je l’ai regardé, mon p’tit pote. Lui aussi fixait le Viking. Puis il s’est levé, son assiette et ses couverts sales à la main et est allé préparer la plonge, notre corvée de ce soir. Profitant que les autres plongeurs étaient encore en train de bouffer, je l’ai rejoint en cuisine.
- Tu vas bien, Tito ?
Il a commencé par opiner puis il a secoué la tête et l’a détournée. J’ai chopé son menton et je l’ai tourné vers moi. Cook m’a fait signe d’aller dans la réserve avec lui. Je l’ai poussé devant moi, soigneusement refermé la porte et l’ai pris par les épaules.
- Qu’est-ce qu’il y a, mon grand ?
Il a eu une espèce de rire étranglé puis ses épaules ont été secouées de sanglots. Je l’ai pris dans mes bras, je l’ai consolé. Y a rien à dire. Je sais pourquoi il pleure. Tout ce que je peux faire, c’est être là pour ses crises de larmes, c’est frotter son dos pour le réconforter et lui offrir un mouchoir – et pas ma petite culotte – quand la source est tarie.
- Tu sais bien, mon p’tit pote, que …
- C’est pas ça, Tudic. C’est sa crise, sa peur, sa douleur. J’ai eu mal pour lui, j’ai eu des envies de vengeance, de tuer ceux qui lui avaient fait tant de mal… et j’avais aussi envie de le prendre dans mes bras, moi, l’avorton de la Compagnie, de prendre le géant dans mes bras, de le bercer contre moi, de le rassurer, lui dire que tout allait bien et…
- Holà, t’es complètement mordu, toi…
- Oui, et c’est sans espoir…
Ses bras autour de ma taille, serrant très fort, il a recommencé à sangloter. J’étais surpris, je ne m’attendais pas à ça. Jusqu’ici, ses déboires amoureux s’étaient résolus avec une bonne cuite ou une bonne séance de sport. Je l’ai vu une fois courir à en tomber. Mais là, avec le Viking, c’est… extrême. Je vais devoir en parler à Lin ou à Kris, parce qu’on doit absolument être quelques-uns à connaître son état d’esprit et à pouvoir y faire face si jamais il recommence.
En attendant, je le soutiens pendant sa crise. A un moment Cook est entré et m’a dit de ne pas sortir, de rester à l’abri avec lui. C’est vrai que, même si son amour à sens unique pour le Viking est un secret de Polichinelle – sauf pour l’objet de cet amour –, Tito reste un homme et qu’un homme, ça pleure pas. Ou alors, comme le chantait Sinatra, ça pleure sous la pluie. Les autres n’ont pas besoin de savoir qu’il chiale comme une adolescente.
Je me moque, quand j’écris, mais je l’aime bien, mon p’tit pote. Je souffre pour lui, de cet amour non partagé. Moi, j’ai la chance d’avoir Lin, qui m’a choisi et à qui j’ai dit oui, un soir où elle se sentait seule. Mais lui, mon Albanais favori ? Il est seul. Il y a quatre hommes homosexuels dans la Compagnie en plus de Tito et ils sont déjà en couple.
Ses larmes se sont taries, il est épuisé par son chagrin. Je le tiens, je le soutiens. Il me fait de la peine, mais, quoi que je fasse, je ne peux pas lui offrir ce type de réconfort. Ce ne serait pas sincère. Et puis, je ne suis pas celui qu’il veut.
Un discret toc sur la porte. Cook me dit qu’on peut sortir. Il est là, avec un verre d’eau et un torchon humide, pour que Tito efface toutes traces de son chagrin. Dans la salle, les inquisiteurs sont toujours là mais sans Alyss.
Une fois que Tito a retrouvé figure humaine, il repart seul vers sa piaule et moi je me dirige vers la table des officiers, une question dans les yeux. Erk se retourne et me fait son grand sourire. Putain, juste après la crise de larmes de Tito, c’est un peu rude !
- Amène-toi, l’Archer. On discutait d’Alyss et on voudrait avoir tes oreilles neuves.
- Je vous écoute.
- Bon, quand je l’ai Soignée, tout à l’heure, j’ai fait une découverte intéressante : en plus de la blessure par balle, elle avait la trace d’un coup à la nuque. Un coup récent, qu’elle a dû recevoir hier ou avant-hier. Ensuite, le chargeur de son arme était complètement vide quand on l’a récupérée tout à l’heure. Et Tito m’a confirmé que l’arme sentait encore la cordite quand il l’a reniflée.
- Donc elle aurait reçu un coup sur la tête hier et vidé son chargeur cet aprème. On l’a entendu, le chargeur.
- D’accord, mais sur qui a-t-elle tiré ? On n’a pas mis très longtemps à aller la chercher et pourtant, aucune trace d’un quelconque agresseur.
- Elle dit qu’ils portaient des chèches beige et blanc.
- Ah. Ouais. Bon, des Turbans, donc. Et vous avez-pu savoir quelle arme a tiré la balle qu’elle avait dans la jambe ? j’ai continué.
- 9mm Parabellum OTAN, a répondu le Gros sans inflexion.
- Autrement dit, 99% de ce qui est utilisé par ici pour les armes de poing, j’ai dit puis j’ai remarqué sur la table un flingue et un couteau. C’est quoi, ce merdier ?
- Un Tachanka Alkalinov, arme russe du siècle dernier, qui chambre du 9mm Parabellum Ru, a répondu Lin.
- Quelle surprise… j’ai fait en prenant l’arme.
Je l’ai démonté assez facilement, je l’ai regardé sous toutes ses coutures, et je l’ai remonté. Une arme ancienne – pas autant que le 44 Magnum de Lin –, très bien entretenue. Le numéro de série avait été limé. J’ai pris le couteau. C’est une dague de combat, lame en acier carbone, manche en polymère, léger, solide, bien équilibré. Numéro de série limé également.
- Bon, j’ai dit. Et ?
- Et quoi ?
- Et pourquoi vous voulez entendre ce que j’ai à dire, je l’ai à peine côtoyée depuis qu’on l’a ramassée sur le bord de la route.
- Elle nous cherchait, a dit Lin.
- Ah ouais ? Et pourquoi nous ?
- Paraîtrait qu’on correspond à son « idéal », elle a continué.
- Ah parce que son idéal, c’est être mercenaire ? Y a d’autres groupes, au Moyen-Orient, avec de meilleurs moyens et de quoi se faire des couilles en or. Surtout pour une Américaine. J’veux dire, si elle va chez Acadamy ou CiCA, ce sera plus facile pour elle de s’acclimater. Ici, faut qu’elle apprenne une langue et qu’elle suive nos codes. Je ne comprends pas.
- Je savais qu’il nous aiderait à y voir plus clair, celui-là, a marmonné Kris. T’as beau avoir la tête dure du Breton, l’Archer, t’es moins con que t’en as l’air.
Je me suis tu, me demandant si c’était un compliment ou pas. Erk s’est marré.
- On lui a fait la remarque. Elle a dit qu’elle cherchait l’utilité publique plus que la fortune, il a dit.
- Putain, on n’est pas assez célèbres pour qu’elle sache ça, a râlé le p’tit frère. C’est bien Quenotte qui l’a accompagnée ?
- Oui, j’ai dit. Pourquoi ?
- Y a une odeur qui traîne sur elle, et je n’arrive pas à l’identifier, il a répondu.
- Boulettes de pois chiches et haricots rouges à la menthe et au cumin, frites, a dit Lin.
- Kaboul ! a fait le Gros.
- Kaboul, a confirmé Lin.
- Ben, ça, y en a un peu partout par ici, non ? a fait Erk, surpris.
- En fait, cette recette en particulier, frites dans de l’huile de sésame, y a qu’à Kaboul que je l’ai goûtée, chez Baqir, un tout petit resto dans le centre-ville.
- Comment tu sais que c’est de l’huile de sésame ? j’ai demandé à Lin.
Elle m’a regardé bizarrement et je me suis souvenu de son odorat surdéveloppé. J’ai fait un vague signe de la main, genre « Oublie ça ».
- Y a quasiment mille bornes d’ici à Kaboul… a dit Kris.
- L’odeur a entre 1 et 3 jours, a fait Lin.
- Trop d’inconnues, Lin, je ne suis pas favorable.
- Objection notée, a fait Lin. Mais comme on n’est pas en démocratie et qu’il nous manque un homme… On va attendre que Doc la déclare apte, puis on va l’intégrer dans votre patrouille, les frangins.
- Je ne suis pas d’accord, Lin ! a dit Kris, énervé, en se redressant et prêt à frapper du poing sur la table.
- Je ne te demande pas ton avis, Hellason. Entre eux trois, quand y a du patronyme qui vole, c’est que ça barde. Il vous manque un gars dans votre patrouille, ce sera elle.
- Mais justement, a continué Kris, même avec un gars en moins notre patrouille est bien rodée. Et je ne lui fais pas confiance.
Erk a posé une main sur celle de son frangin, mais ça ne l’a pas fait taire.
- Tant mieux, Kris, a dit Lin. J’aime autant que ce soit un type qui s’en méfie qui la surveille.
Il a bougonné, le Kris, mais il n’a pas eu gain de cause.
En partant, il m’a murmuré un truc à l’oreille et j’ai fait oui de la tête. J’en ai profité pour rapidement lui parler de Tito. Il a suivi son frère du regard en faisant une drôle de tête.
* *
Lin m’a demandé de la rejoindre dans sa carrée. Je dois lui plaire. Ou alors elle a pris l’habitude de ne plus être seule. Allez savoir.
Mais ce n’est pas pour ça qu’elle m’a demandé de venir.
- Tu as une odeur étrange sur toi, Tugdual. Tito. Et… des larmes ?
J’ai beau savoir que ses sens sont surdéveloppés – tous ses sens –, et elle me l’a rappelé y a pas vingt minutes, ça me surprend toujours.
- Les larmes ont une odeur ?
- Eh oui. Mais dis-moi, quelle était la cause du chagrin de Tito ?
J’ai hésité un peu, ne voulant pas dévoiler un secret. En parler à Kris, c’était différent, il sait. Mais Lin sait-elle ?
- Tugdual, si c’est dangereux pour la Compagnie, je dois savoir.
- C’était Erk.
- Merde.
Elle s’est tue, son visage s’est assombri. J’ai décelé de la douleur sur ce visage que j’aime. Je me suis assis à côté d’elle sur son lit, passant un bras autour de ses épaules. Elle ne m’a pas rejeté mais je n’ai pas insisté plus. J’ai posé un baiser sur sa tempe.
- Tu veux m’en parler, Lin ?
Elle n’a rien dit pendant un moment.
- Ça arrive trop souvent, hélas, dit-elle en se frottant le visage.
J’ai attrapé sa main, je ne voulais pas qu’elle se fasse mal. Elle n’a pas refusé mon intervention. J’ai porté sa main à mes lèvres et y ai posé un baiser, aussi.
- J’aimerais… Je ne sais pas ce que j’aimerais. Il n’y est pour rien. Ce n’est pas comme s’il avait choisi d’être aussi beau, aussi gentil. Si encore c’était un salopard égoïste, un narcissique, mais même pas.
Elle s’est tournée vers moi.
- Tu sais qu’il ne comprend pas l’effet qu’il a sur les hommes ? Ni sur les femmes, parfois.
- J’en ai eu un aperçu une fois, oui. J’ai l’impression qu’il n’a aucune idée de sa beauté. On dirait qu’il croit juste que ce sont son sourire et son charme qui lui ouvrent toutes ces portes.
- C’est tout à fait ça. J’espère que ça ne nous retombera pas dessus, pas comme avec Joseph.
- Joseph ?
- Légion. Amoureux. Il a tenté de se suicider parce qu’Erik n’a pas répondu à ses avances. Mais Erik est aveugle à ce genre d’avances discrètes. Il est évident que si le type lui met la main aux fesses, ou au panier, il riposte violemment. Mais Joseph était trop subtil et Erik n’a jamais rien vu. Quand il a appris que la tentative de suicide de Joseph était à cause de lui, ça l’a mis dans un état… Tu ne le connais pas assez, mais il s’est senti coupable d’avoir, en quelque sorte, poussé Joseph à l’aimer. Comme s’il était responsable de ça, ce hálfviti…
Elle s’est appuyée contre moi, j’ai resserré un peu mon étreinte.
- Tugdual, surveille Tito, tu veux bien ? Pour lui comme pour Erik. J’aimerais ne pas revivre ça.
- Revivre ? Joseph ?
- Oh non, lui s’en est bien sorti, Erik et notre toubib se sont occupés de lui, l’ont soigné et il a décidé que ce n’était qu’une tocade, finalement, et il a trouvé un autre qui l’a accepté. Mais entre temps, il m’avait laissé un Viking dans un sale état de culpabilité. Au bout d’un mois où Erik se tourmentait, Kris et lui se sont enfermés dans un des gymnases et ça a gueulé en Islandais. Comme je comprenais, je suis partie à l’autre bout de la base. On est venu me chercher parce qu’on n’entendait plus rien. Ces deux crétins étaient allongés par terre, côté à côte, couverts de bleus, de sang et morts de rire. Erik avait l’épaule gauche déboîtée (elle est fragile, depuis) et Kris le nez cassé. Pas longtemps, bien sûr. Bref, cette culpabilité a été enterrée, mais j’ai toujours peur qu’elle ressurgisse.
- Lin, je… j’ai rougi. Je n’aime pas que tu…
Elle m’a fait taire d’un baiser très sage. Et pas tant que ça en fait.
- Tu es trop mignon, Tugdual. Surveille-le et ça devrait aller.
Elle m’a embrassé de nouveau puis s’est levée et j’ai compris qu’il fallait que je sorte.
J’avais atteint la porte quand elle m’a rappelé.
- Tout bien réfléchi… Amène ton cul par ici, Kerhervé.
J’ai obéi. Que voulez-vous, c’est mon officier supérieur !
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