XXXVIII
Une fois à la base, Erk a posé Kitty au sol pendant que Kris lui enlevait son casque, son sac à dos et son pare-balle et s’agenouillait à côté d’elle, la prenant dans ses bras, frottant son dos, gardant toujours le contact, ne s’interrompant que quand Erk l’a débarrassé de son sac à dos à lui, un bras après l’autre.
On a fait comme d’habitude, laissant nos affaires en tas dehors pour aller se laver, pendant que Kitty et les frangins restaient dehors.
- L’Archer, quand vous serez propres, briefing patrouille au mess.
- Vu.
Dans la cour, Kris murmurait à Kitty, lui frottant toujours le dos. Elle s’est légèrement détendue et il l’a convaincue d’aller prendre sa douche. Baby Jane l’a aidé à se laver, elle était à moitié en pilotage automatique.
On s’est retrouvés au mess, tous autour de la même table avec une tasse de tisane, de la lavande, ce soir. Erk s’était chargé de notre linge pendant que Kris s’occupait de la miss puis de son rapport à Lin. Quand ils nous ont rejoints, on avait déjà bien entamé le thé et Tito avait glissé un peu de gnôle dans celui de Kitty.
Kitty était assise dos à la porte, avec Tito d’un côté et Baby Jane de l’autre. Sur le banc, il restait de la place à la droite de Tito et c’est là que le Viking s’est assis. Tito a fait semblant de ne rien voir, mais je reste persuadé qu’il l’avait fait exprès, le filou.
Erk, cheveux lâchés pour sécher plus vite, a tendu la main vers Kitty, passant dans le dos de l’Albanais qui m’a fait un clin d’œil très discret, pour frotter gentiment le dos de la miss.
- Kitty, tu as plein de choses à nous raconter, a dit Kris. On va commencer par la signification de ceci, il a rajouté en montrant l’enveloppe.
Il a sorti les cheveux et le truc en métal. Long et large comme mon index, avec à chaque bout comme un crochet qui revenait vers le centre tout en partant vers l’extérieur. Désolé, ce n’est pas très clair, mais ça ressemble beaucoup à la lettre i en écriture gothique.
- Quelqu’un sait ce que c’est ? a demandé l’Islandais.
- Lin pourrait savoir.
- Pas la peine, a dit Quenotte. C’est allemand. C’est un vieux symbole héraldique, un wolfsangel. Ça représente un bout de métal utilisé au Moyen-âge pour fixer les échelles aux remparts lors d'attaques. J’espère que ce n’est pas un avertissement…
- Un peu, a fait la voix étranglée de Kitty.
Erk a cessé de lui frotter le dos.
- On t’écoute, il a dit de sa voix profonde. Il n’était que douceur, ce soir. A l’opposé du Viking quasi-berserk de deux jours plus tôt.
- J’ai une petite sœur, Cassandra, qui a 6 ans. On a les mêmes yeux bleus, mais elle est blonde. Et comme toutes les petites américaines de cet âge, malgré notre histoire un peu compliquée, elle aime le rose. Ce ruban, je lui avais offert pour son anniversaire. Et…
- Et on peut supposer que Cassandra sert de monnaie d’échange, n’est-ce pas ? a dit Kris très doucement.
Elle a hoché la tête, au bord des larmes.
- Raconte, Kitty. On peut sûrement t’aider.
Elle a raconté. Une histoire pas sympa. Elle s’était faite enlevée à Kaboul par des types qui l’avaient cagoulée et menottée et l’avaient amenée à des Allemands. Sachant qu’elle cherchait à intégrer une société militaire privée – puisque c’est le nom poli des mercenaires – ils lui avaient proposé le Lys de Sang.
- Pourquoi ? a demandé Erk.
Elle a secoué la tête. Il a insisté. Elle a refusé de parler.
- Kotele, a fait Tito tout doucement. Ecoute-moi attentivement, tu veux bien ?
Elle l’a regardé, des traces de larmes sur le visage. Il a sorti son mouchoir, l’a trempé dans sa tisane à lui, un peu tiède, et a commencé à lui nettoyer le visage, tenant son menton d’une main, frottant doucement de l’autre, et parlant d’une voix douce.
- Ecoute, kotele, ici, on t’a accueillie sans vraiment chercher à savoir pourquoi tu es venue chez nous, même si on s’est posé bien des questions. On n’est pas très connus, tu comprends. Alors quelqu’un qui vient d’aussi loin que Kaboul… Elle a sursauté, il a gloussé. On a des moyens que d’autres n’ont pas. Bref, tu viens de Kaboul, américaine, et tu veux intégrer notre compagnie pour un motif presque humanitaire, le bien public. Tu vois, ça fait bizarre.
Il a trempé son mouchoir de nouveau et a continué.
- Par contre, si tu nous dis qu’on t’a un peu forcé la main, alors là, tout s’éclaire. Ou presque. Car je ne pense pas que tes Allemands aient eu ton bonheur en tête, pas plus que le nôtre. Alors, dis-moi, kotele, que devais-tu faire chez nous ?
Elle a repris son souffle, ses yeux ont dérivé vers la mèche de cheveux. Elle s’est tue, encore. Tito a regardé Kris qui a hoché la tête.
- Alyss, si tu as peur pour Cassandra, on va s’en occuper, d’accord ? Mais on ne peut pas t’aider si on ne sait pas.
Elle a hésité longtemps. Elle nous a tous regardés par en-dessous. On était devenus ses camarades, ses frères d’armes. Et elle était à l’aise avec nous, la plupart du temps. Vraisemblablement, il y avait une histoire de trahison et elle devait, sans doute, peser le pour et le contre : d’un côté, le bien-être de sa sœur, de l’autre côté, le bien-être de ses frères d’armes, notre esprit de corps, l’amitié qu’on lui manifestait chaque jour… Elle est arrivée à une conclusion, vraisemblablement.
- Je devais… elle a reniflé… saboter vos projets, vous discréditer auprès des populations.
- Oh. Ta réaction disproportionnée, c’était ça, a dit Erk.
- Pas uniquement, mais oui, j’en ai rajouté.
- Eh bien là, tu as réussi.
- Je suis désolée…
- Ce qui est fait est fait, Kitty. Mais ce que je t’ai dit est toujours valable.
- Et ça me convient, Erk. Mais je dois penser à Cassandra.
- On y pense aussi. Continue, dis-nous tout ce que tu sais sur ces types.
- Ils sont extrémistes, c’est sûr. L’un d’eux s’est fait tatouer le drapeau allemand avec aigle sur l’épaule et il portait une croix allemande autour du cou…
- Et le wolfsangel, c’est pas un symbole nazi ? a demandé JD.
- Non, pas celui-là, mais c’est subtil. Le symbole nazi a une traverse, celui-ci non. Mais quand on ne sait pas, on peut faire l’amalgame.
- Heureusement que tu es là, Quenotte, alors ! a dit Baby Jane en souriant.
- Oui, vous seriez perdus sans Mr Wiki !
- Et Mr Wiki peut-il nous dire qui sont ces Allemands ?
- Je peux déjà vous dire qui ils ne sont pas. Ce ne sont pas des réguliers, l’Allemagne a rapatrié ses soldats suite aux attentats à Berlin il y a bientôt … il a compté sur ses doigts, vingt-cinq ans. En représailles, ils ont fait un raid qui s’est mal passé et ils ont ramené leurs hommes, enfin, ceux qu’ils ont retrouvés, deux à trois ans après. Tous ceux qui sont restés ici ne sont pas morts.
Il s’est tu, réfléchissant encore. Quenotte est d’une taille tout à fait normale, un peu maigrichon mais, comme le Gros, c’est un faux maigre. Son surnom lui vient d’une canine manquante. Il est une mine d’informations, pas toujours utiles, pas toujours récentes, mais toujours super intéressantes. C’est lui qui m’avait fait remarquer que le patronyme des Islandais était bizarre.
- Ecoutez, de mémoire, la base allemande, même désaffectée depuis vingt ans, est toujours là. Il n’y a plus personne, normalement, mais elle était autonome et un peu à l’écart, donc un type entreprenant qui redémarrerait un groupe électrogène pourrait s’y terrer facilement, en restant du côté de la cuisine, par exemple. C’était à… Kaman…
- Kaymani center, a dit Kitty.
- Oui, tu dois connaître, si tu es de Kaboul.
- Oui, on logeait dans l’ancienne ambassade américaine.
- Kaboul, ça fait loin… Mais, Erk a levé la main, comme Kitty se tournait vers lui, surprise qu’il semble abandonner aussi vite sa proposition d’aide pour sa sœur, on peut demander de l’aide aux Roses and Rifles. Ils nous doivent un service, je dirais…
- Dis, Kitty, j’ai demandé, quand tu as dis que c’était des gars avec des chèches beige et blanc, c’était vrai ?
- Non, ils m’ont dit de vous le dire. C’est eux, les Allemands, qui m’ont déposée là où vous m’avez trouvée, après m’avoir dit de vider mon arme et m’avoir tiré dessus.
- Merci Kitty, a dit Kris. Je pense que cette enveloppe est une façon de te rappeler tes instructions.
- Tu veux dire que je ne vais pas assez vite pour vous discréditer ? Mais je peux faire quoi, moi, toute seule ?
- Kitty, calme-toi. Dis-toi que cette enveloppe était déjà là quand tu as insulté l’autre idiot, donc… On peut demander à nos villageois de faire semblant d’avoir peur de nous, mais ça ne marchera pas forcément très bien. Non, tu vois, Kitty, il a continué, ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’ils nous surveillent. Et ça, ça me déplaît. Profondément. J’en parle à Lin tout à l’heure, on va voir ce qu’on peut faire. Erk, tu devrais en parler à Katja, voir si tu peux la draguer assez pour qu’elle nous prête un hélico et des bonshommes.
- Dites, c’est qui, Katja ? j’ai demandé. A part un capitaine des R&R ?
Les deux frères se sont regardés et ont souri.
- C’est une copine de Lin, je ne sais pas trop comment elles se sont rencontrées. Nous, on l’a rencontrée début 2120, juste après avoir quitté la Légion. Erk est tombé sous le charme, mais elle allait se fiancer à Sean. Il continue à la draguer à chaque fois, mais c’est un jeu, hein, mon grand ?
Erk avait un grand sourire, son grand sourire à tomber, et ne disait rien. Tito s’est ramolli en le regardant.
- Ce que je peux rajouter, c’est qu’il ne faut pas les défier quand il s’agit d’alcool. Katja la Finlandaise et Lin l’Islandaise tiennent l’alcool mieux qu’une confiture de vieux garçon.
- J’ai tenté, une fois, a dit Erk. Je l’ai amèrement regretté. Non seulement elles m’ont fait rouler sous la table, mais en plus, elles étaient fraîches comme des jeunes filles le lendemain, m’a dit Kris, et moi, je me suis réveillé le surlendemain, avec une gueule de bois d’enfer. Kris s’est bien foutu de moi, d’ailleurs. Et aucune pitié à attendre ni d’elles ni de lui. Ma seule consolation, c’est qu’ils ont dû s’y mettre à trois pour me porter dans ma chambre.
Kris avait un grand sourire sur le visage.
- Te traîner, plutôt. Mais t’étais vraiment parti, mon gars. Au tapis, le Viking !
Erk lui a fait une grimace puis une étincelle de malice s’est allumée dans son regard. Kris a froncé les sourcils, inquiet.
- Ce n’était pas ma seule gueule de bois, mais c’était la pire. Cela dit, celle-ci, je l’avais, comment dire, travaillée. Kris lui, a découvert qu’il pouvait avoir une gueule de bois gratuite.
- Je ne vois pas l’intérêt, a remarqué Quenotte.
- Moi non plus, a répondu le géant, mais c’est comme ça. Offrez-lui un steak-frites puis une tarte au citron meringuée et il fait micro-brasserie ! Tous les inconvénients de la gueule de bois sans le plaisir de boire !
Et le Viking a éclaté de rire. Kris aussi. On s’est joint à la rigolade, même si, dans le cas de Kitty, c’était un peu forcé.
On s’est séparés, j’ai accompagné Erk au PC Ops, où se trouve aussi la radio. Le Viking a pris un casque, a viré gentiment Mike de son poste et s’est mis à bidouiller les boutons d’un système qui dépassait mes compétences, alors j’ai voulu prendre un autre casque mais Erk me l’a, toujours aussi gentiment, retiré des mains.
- L’Archer, si j’ai besoin que tu entendes, je mettrai sur haut-parleur. Mais laisse-moi draguer Katja en paix, d’ac ?
J’ai bien compris que je n’avais pas le choix et qu’il essayait juste d’adoucir, alors je lui ai fait mon grand sourire innocent et je me suis posé sur une autre chaise.
- R&R-BH, ici BLC. Répondez.
Il a répété plusieurs fois puis :
- Oui, c’est Erik, salut Vlad. T’es puni, pour tenir la radio ? Tss, surveille ton langage, mon grand. Oui, je veux bien parler à la miss, si elle est dispo. Parfait, j’attends.
Il a pianoté sur la table, patientant.
- Salut ma belle. Quand vas-tu te décider à abandonner S… Oh, pardon, désolée. Ouais, tu as raison, je vais trop loin. Sinon, comment s’est passé Noël, pour toi ?
Il a écouté un long moment.
- Y a qu’une tarée de Finlandaise convertie au catholicisme par amour pour passer son brevet le jour de Noël ! Mais si, mais si, tu es tarée. Putain, le seul jour où t’es surtout pas obligée de te battre et tu vas faire mumuse avec un MBT !
Il a encore écouté puis a sursauté. Pour info, un MBT c’est un tank. Katja avait passé Noël au volant d’un tank. Il a raison, faut être taré…
- Quoi ? Putain ! T’es sûre de toi ? Meeerde… Tu parles d’un cadeau… Et vous savez qui a fait ça ? Les Turbans, peut-être ? Oh, oui, je comprends, confidentiel. Pas de problème, ma belle, mes lèvres seront scellées. Tu peux même venir y poser un baiser pour être sûre… Hé hé.
Il a éclaté de rire, un grand rire sans arrière-pensée. Il s’est calmé, a écouté.
- Oui, bien sûr, tu t’en doutes bien. J’ai besoin d’un coup de main. Le lieu est à préciser, mais il y a de fortes chances que ce soit la base allemande de Kaymani, à Kaboul. Mmh. Il me faudrait assez d’hélicos pour trimballer une dizaine de gars de chez nous, plus un enfant de six ans, au retour. Oui, sûrement. On ne peut pas dégarnir la base. On va demander à tu-sais-qui de faire intervenir l’œil de Cain au-dessus, avec des infrarouges, pour essayer de savoir combien ils seront.
Il a écouté, a posé ses coudes sur la table, la tête dans les mains. Il s’est frotté le front et a soupiré.
- Oui, on va libérer un otage, une petite fille. Il me faut des gars calmes, aguerris, pas du genre à tirer. Mais il me faudrait ton terroriste, là… Mais si, tu sais, ton poseur de bombes… Ladislatz, c’est ça. Pourquoi ? Parce que je veux faire sauter leurs installations, tiens, voilà pourquoi ! J’ai en horreur les types qui s’en prennent aux enfants !
Il s’était redressé sous le coup de la colère. Il a pris une grande inspiration, a soufflé un bon coup.
- Oui, pardon. D’accord, demande à Simo s’il sait qui peut bien traîner dans les rues de Kaboul avec un accent allemand et des flingues. Ah ? Je t’écoute.
Son visage s’est illuminé.
- Félicitations ma belle ! Et qui est le témoin ? Non, je ne dirai rien.
Il m’a jeté un regard, j’ai levé le pouce pour lui faire comprendre que moi non plus je ne dirai rien. J’avais vaguement compris.
- Oh, mais, attend, Katja, ça veut dire que je ne vais plus pouvoir te draguer…
Et il a fait semblant d’être triste. Mais il avait toujours un grand sourire.
- Que veux-tu, se débarrasser de ce genre d’habitude… Et passe mes félicitations à ton Sean. Quand je pense que tu préfères un Irlandais catholique à un Islandais protestant… T’as des goûts de chiotte, tu sais. Houla, je retire ce que je viens de dire, pas envie de me retrouver avec un trou dans ma mémoire, moi. Oui, je t’embrasse moi aussi. Bisous ma belle.
Il a retiré le casque, s’est frotté le cuir chevelu puis a rassemblé ses cheveux et s’est fait une tresse, large comme mon poignet, ou presque, et qui lui arrivait jusqu’au milieu des fesses.
- Bon, Kerhervé, je te demanderai de ne rien dire. Qui lit ton journal ?
- Lin. Et encore, pas toujours.
- Alors tu peux écrire. Mais attend un peu avant de lui montrer.
On est allés retrouver Lin dans son bureau et Erk lui a rapporté une grande partie de sa conversation avec Katja, essentiellement qu’elle demanderait à Simo s’il savait quels Allemands traînaient encore à Kaboul. Elle a confirmé qu’elle demanderait un survol de Kaymani par satellite.
- Et comment tu vas justifier ça, Lin ?
- Oh, on soupçonne un groupuscule de s’y être installé.
- Ce qui n’est pas totalement faux, mais en quoi ça nous concerne, si loin ?
- Rien que le fait qu’ils aient déposé un wolfsangel si près de notre base me suffit.
- Mmh. Kris t’a déjà fait son rapport ?
- Oui.
- Lin, qu’est-ce qu’on va faire de la petite, une fois sortie des griffes de ces… types ?
- Tu veux que je te dise, Erik ? Je n’en ai pas la moindre idée… On avisera. Au pire, on a déjà des chiens, alors une gamine…
- Lin, on ne peut pas la garder ici ! Une base de mercenaires, c’est pas un endroit pour un enfant !
- Je sais, Erik, mais j’ai franchement autre chose en tête, en ce moment.
- Excuse-moi, Lin.
Elle a fait un geste vague pour lui pardonner tout en nous donnant congé.
Elle est très forte pour faire passer des messages avec ses mains et… Oh, pardon, ça devient un peu intime.
Bref.
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