XLII

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On avait discuté avec Lin du problème Kitty et Tito lui a parlé de son idée d’accident. Le Gros trouvait que c’était une bonne idée, mais Lin n’appréciait pas trop, disant que ça allait à l’encontre de ce qu’elle voulait faire de nous.

On s’était enfermés dans la carrée des frangins, que je découvrais pour la première fois. Je vous avouerais que j’ai cherché la peau du tigre, même si je me souvenais qu’Erk l’avait rangée dans un garde-meubles.

On y entrait par un des coins, donc le fond de la chambre était à notre gauche et les lits des frères étaient là, contre le mur, avec leurs malles à leur pied. En face de la porte il y avait une douche et un lavabo, parce que l’ancien Capitaine, dont ça avait été la chambre, n’appréciait pas de partager les douches avec nous autres. Les frangins préféraient avoir de l’humidité dans les douches plutôt que dans leur chambre, et elle servait peu.

A gauche de la porte, il y avait un petit bureau avec un ordinateur – éteint –, une petite lampe en laiton à abat-jour d’opaline – incongrue dans ce décor et surtout difficile d’imaginer le géant trimballant une chose aussi délicate d’une affectation à l’autre – et au milieu, deux bancs, apportés du mess pour cette réunion extraordinaire.

Lin avait confiance en ses mercenaires pour ce qui concernait les missions normales de la Compagnie, mais pour cette affaire, pour que l’idée de Tito marche, il fallait que nous y croyions. Et nous sommes soldats, pas acteurs. Il valait mieux que, pour les autres patrouilles, cela ait réellement l’air d’un accident.

On était donc assis sur les bancs, Erk assis sur son lit, on attendait Lin que Mike avait appelé à la dernière minute. Kitty et Baby Jane riaient doucement en regardant Erk. Il avait les yeux fermés, le dos très droit, en position du lotus. A un gloussement moins discret il a répondu par un sourcil levé, déclenchant chez les filles une vraie hilarité.

- Bon, les pintades, va falloir m’expliquer ce que vous trouvez drôle, qu’on en profite, a-t-il dit en ouvrant les yeux.

- Les pintades ?

- Vous gloussez autant qu’une basse-cour à l’heure de la bouffe. Vous préférez que je vous appelle les dindes ?

- Personnellement, j’ai dit, je trouve la pintade bien plus jolie, d’un point de vue plumage, que la dinde.

- Bon, les pintades si tu veux, Erk, a dit Baby Jane, mais si on rigole, Kitty et moi, c’est parce que t’as vraiment pas la gueule d’un type qui fait du yoga. Toi, ce serait plutôt le krav maga ou l’ahemvé, tu vois. Ou, encore mieux, le combat à la hache de guerre.

- Figure-toi que, comme la danse classique, le yoga est un bon exercice pour maîtriser son corps.

- La danse classique ?

Et là, il a sans doute réalisé qu’il n’avait parlé de la danse classique qu’à une seule personne, votre serviteur. Alors il a expliqué rapidement ce qu’il m’avait déjà dit.

- OK pour la danse classique. Mais… le yoga, pour un combattant ?

Kris ne disait rien, il était silencieux, assis en tailleur par terre, appuyé contre le montant du lit du géant.

- Si on combat sous l’effet de la colère, a répondu celui-ci, ça devient vite le merdier. Vous avez presque tous, ici, vu le résultat que ça a donné dans la… la forteresse…

Il n’a pas pu aller plus loin. Kris, sans le regarder, a levé sa main au-dessus de lui pour aller serrer son genou. Et sous les yeux étonnés de Kitty et du Gros, on est tous venus le toucher, comme on l’avait fait avant de trouver Kitty-Alyss.

Il a pris une grande goulée d’air, a fermé les yeux et s’est forcé à se détendre. Les uns après les autres, on s’est détachés de lui, Tito puis Kris en dernier, ce dernier lui donnant une petite tape sur le genou.

- Voilà, Baby Jane, pourquoi le yoga est important. Ce jour-là, j’ai perdu le contrôle de mes émotions, j’ai laissé la colère me consumer, et si, comme me l’a dit Cook, j’avais toutes les raisons de le faire, je suis quand même devenu berserk et j’ai tué. J’ai tué les Fils de l’Enfer des Roumis parce que leur chef voulait m’émasculer. Etait-ce une bonne raison, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que nous avions déjà dégarni leurs rangs le jour où nous avons récupéré la journaliste et qu’en moins d’une demi-heure, j’ai tué une trentaine d’hommes et rayé ce groupe de la surface de la Terre. Et aujourd’hui, j’ai du mal… à l’évoquer. Si j’avais gardé le contrôle de moi-même…

- Tu aurais fini eunuque dans le lit du chef puis, quand il en aurait eu marre, au bordel pour ses soldats ou au fond d’un ravin avec une balle dans la tête, a dit Kris d’une voix de plus en plus tendue, alors arrête avec ça, Erik. Oui, le yoga te permet de contrôler tes émotions et ta respiration, ton rythme cardiaque et tout et tout, c’est très bien tout ça, mais moi, putain, je suis content que tu aies perdu le contrôle ce jour-là. Maintenant, passe à autre chose, si tu le peux.

Les deux frères ont échangé un regard chargé de colère et d’inquiétude chez Kris, de … honte (?) chez l’autre, Erk a tendu la main vers Kris qui l’a prise et serrée doucement. Le géant a murmuré quelque chose en islandais, son frère lui a répondu sans lâcher sa main. L’atmosphère était lourde, la remarque de Kris nous ayant rappelé ce à quoi avait échappé un des nôtres. J’ai eu un grand frisson et j’ai eu l’impression de n’être pas le seul. On avait eu de la chance, ça s’était bien fini. Ça aurait pu être nettement pire et je crois qu’on y a tous pensé, un moment.

On a essayé de changer de conversation, ce qui est toujours difficile. Les frères se tenaient toujours la main. C’était du réconfort, du soutien. De l’amour ? Sûrement. Il y a entre ces deux-là un lien très fort, très puissant.

On essayait donc de trouver un sujet de conversation moins chargé quand Lin est entrée. Elle s’est assise sur un des bancs, entre Quenotte et JD.

- Bon, j’ai des nouvelles importantes pour la suite des événements, donc je vais commencer par ça. Peu après votre découverte de l’enveloppe, Erk a joint son contact chez les R&R, le Capitaine Haïmalin, qu’un certain nombre d’entre vous ont déjà vu. De mon côté, j’ai demandé un survol de Kaymani Center par des satellites, dont une série de nuits aux infrarouges.

Elle a sorti un papier de sa poche de poitrine et l’a déplié.

- Simo, le commandant des R&R, sait très bien qui sont les Allemands qui traînent encore à Kaboul. Il s’agit pour la plupart d’anciens du KSK, le Kommando Spezialkräfte.

Quenotte s’est redressé, mais n’a rien dit, n’osant interrompre le Lys de Sang.

- Ce sont les forces spéciales allemandes. Ils sont bons. Pas autant que les Commandos Marine Français, mais très bons quand même. Mais ceux de Kaboul sont… à part. Petite leçon d’histoire. Le 12 décembre 2096, il y a eu à Berlin une série d’attentats, en plusieurs points, aux heures de pointe. Le bilan était très lourd, quelques policiers tués au milieu des centaines de civils. La plupart d’entre vous étaient très jeunes, moi-même j’étais juste une ado. Je me souviens, à la télévision, des flashes rouge et bleu des gyrophares sur les façades vitrées des immeubles, de la fumée et des corps sous une couverture, un imperméable, un manteau d’hiver…

Elle s’est arrêtée, la gorge serrée.

- Je me souviens d’un soulier d’enfant … les garçons, a-t-elle dit en montrant les frères, n’avaient pas encore un an et commençaient à peine à faire deux pas, et cette chaussure de petite fille, dont le bout était un peu usé, avec des petits cœurs sur le dessus, cette chaussure est restée gravée dans ma mémoire d’adolescente.

Encore une pause, on s’est bien gardés d’intervenir.

- C’est un groupuscule d’extrême gauche qui a revendiqué les attentats, mais tout – et surtout le manque de moyens de ce groupe – pointait vers des attentats islamistes, même si aucun groupe armé djihadiste ne l’a revendiqué. Les enquêteurs ont mis un moment à remonter la piste de la fabrication des bombes et ils ont découvert que cela venait d’Afghanistan, impossible de savoir qui avait commandité les attentats. L’Allemagne avait déjà du monde là-bas. Le jour même des attentats, ils ont fait un raid punitif et, à l’époque, non autorisé et pas vraiment légitime, sur une base de terroristes. Ça ne s’est pas très bien passé, ils ont laissé du monde sur place.

Erk s’est levé, est allé remplir un verre au lavabo de leur cabinet de toilettes et lui a tendu. Elle l’a remercié d’un regard, a bu un peu.

- Six mois plus tard, la piste était avérée, le raid de décembre devenait, rétroactivement, légitime mais les troupes allemandes étaient déjà la cible de répressions. Des escouades en mission d’assistance tombaient dans des guet-apens et… l’Allemagne a retiré ses troupes d’Afghanistan. Trop de morts injustifiables auprès des familles, des média. Ce qui est certain, et Simo me l’a confirmé, c’est que beaucoup de gars sont restés ici, surtout des anciens du KSK, autour d’un type plutôt évasif. Il les a surnommés les « fantômes ».

- Tout ce que je peux dire, Lin, a commencé Kitty, c’est qu’ils ont l’air fou. Enfin, pas dingues, mais … Je ne suis pas sûre de connaître le terme en français. Sans contrôle ?

Elle avait fait beaucoup de progrès en français, la miss, mais moins de deux mois, c’était un peu juste pour maîtriser une langue étrangère, même si elle montrait une singulière perfection dans l’injure.

- Je comprends, Kitty. Ce que j’aimerais comprendre, c’est pourquoi nous ? Pourquoi nous cibler ? Nous ne sommes pas très connus, plutôt bien vus auprès des populations… Bon. Simo m’a aussi confirmé que leur QG connu était bien à Kaymani Center. Le survol par les satellites a donné une vingtaine de gars, regroupés dans le bâtiment principal, du côté du mess.

Quenotte a souri à ça. Il n’est pas du genre à se vanter, mais il aime bien quand ses spéculations sont vérifiées. JD et Tito ont commencé à envisager des stratégies à voix haute, je me suis laissé prendre au jeu et Lin s’est gratté la gorge. On s’est tus et tournés vers elle.

- Je vous rappelle que le problème final, le sauvetage de Cassandra, dépasse votre patrouille, les gars. Donc la stratégie pour un assaut sur Kaymani sera discutée en briefing général, demain soir, quand toutes les patrouilles seront rentrées. Non, ce que nous devons voir maintenant, c’est le problème de Kitty.

Elle a sursauté, la miss, a voulu dire quelque chose mais les yeux noirs du Lys de Sang l’ont interrompue.

- Mon problème, Kitty, c’est que si les fantômes t’observent assez pour te rappeler tes instructions au pied de notre promontoire, c’est qu’ils nous regardent de près, perchés sur une des montagnes alentour. Je ne peux pas t’enfermer, ce qui serait injuste pour toi, dégarnirait une patrouille et leur mettrait la puce à l’oreille. Je ne peux pas non plus vous envoyer en patrouille tout le temps, ce serait injuste pour tes camarades et dangereux pour tous. Et je ne peux pas te laisser recommencer ta connerie de l’autre jour. Tito a eu une idée, et c’est donc lui qui va t’en parler.

Tito a eu l’air surpris, puis emmerdé. Il a baissé les yeux sur ses mains, ses mains d’assassin, petites et musclées.

- Kotele, je me suis dit que la meilleure façon de t’empêcher de faire des bêtises, sans pour autant éveiller les soupçons, c’est qu’il t’arrive un accident.

Elle s’est à moitié levée, j’ai posé une main sur son bras et elle s’est rassise.

- L’idée, c’est de créer une situation où tu te blesses, mais avec Erk qui te soigne et ensuite, on camoufle ça avec un faux pansement, ou un faux plâtre…

Elle est restée bouche bée, les yeux fixés sur son « grand frère ».

- Tito ! a-t-elle crié en le frappant de ses deux poings sur l’épaule. Comment as-tu osé imaginer une chose pareille ?!

- Kotele, calme-toi.

- Kitty, je trouve que c’est une très bonne idée, a dit Kris.

- Et moi je ne suis pas ravie, a dit Lin, mais je dois avouer que l’idée est bonne. T-t-t, pas un mot. Je pense qu’il y a moyen de simuler une fracture du bras, par exemple, et de valider cette blessure avec un plâtre.

Kitty s’est tue, réfléchissant, les yeux sur Tito, qui semblait ne plus savoir où se foutre.

- Il y a une chose à laquelle vous n’avez pas pensé, tous.

- Ah ? a fait Lin, un peu narquoise.

- Je ne sais pas à quel point le Don de guérison d’Erk est connu, mais ne serait-il pas étrange que je sois la seule blessée de la Compagnie à ne pas être soignée ?

- C’est plutôt bien vu, Kitty, a dit le principal intéressé. Mais j’ai une réponse toute simple. J’ai beau avoir un don moyennement puissant – là, Kris a roulé des yeux, Lin a ricané, et je me suis dit qu’il y avait une histoire à creuser –, j’ai des limites. Et surtout les os sont plus difficiles à soigner que les autres tissus. Ils sont moins souples et très vascularisés, donc il est très dangereux de trop accélérer la guérison. Ce que je fais, pour des os, c’est de les remettre en place, comme ferait Doc, puis de recréer la couche extérieure de l’os, qui le tient en place et permet la régénération du reste sans risque de sur-fracture. Néanmoins, un plâtre est la plupart du temps nécessaire.

- Donc, a dit Kitty, la meilleure blessure n’est pas une fracture, à moins de la simuler et la moins gênante pour moi, tout en m’empêchant de partir en patrouille, c’est le poignet. Je suis droitière.

- Donc tu es d’accord, kotele ? a demanda Tito d’une voix très douce.

- Oui, mais que pour simuler, hein ?

- Bien sûr, Kitty. Tu veux faire ça quand ? a demandé le géant.

- Le plus tôt sera le mieux, je crois. En profiter tant qu’on est à la base. Et puis ça m’évitera de m’inquiéter trop longtemps.

- Eh bien, tu n’as plus qu’à trébucher en arrivant sur le stand de tir et … voilà, a proposé Kris.

- Pourquoi le stand de tir ?

- Parce que tu as des progrès à faire et que c’est le point le plus haut du promontoire, après la vigie Alpha. Et qu’à mon avis, nos observateurs sont perchés en face, sur les montagnes au sud.

- Là où j’avais trouvé la planque du sniper ? a dit Baby Jane.

- Par exemple.

- Très bien, a dit Quenotte. Mais si on se trompait ?

- Comment ça ? a demandé Kris.

- On part du principe qu’ils nous observent depuis un point en hauteur. Et s’ils traînaient simplement sur le chemin de nos patrouilles ?

On l’a regardé, muets. On s’était souvenus du sniper, possiblement un Turban, mais on n’avait pas réfléchi plus loin. Même Lin, pourtant bonne stratège.

- Merde, elle a dit. Tu as raison, Quenotte. Bon, dans ce cas, une solution. En quittant le promontoire, quelle que soit la route empruntée, il faudra regretter la blessure de Kitty à voix haute.

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