XLVI
Ce qui, après coup, m’a toujours surpris dans cette affaire, c’est le bol incroyable du Viking. Bon, vous me direz, il s’est pris une balle, un (morceau de) bâtiment lui est tombé dessus, où est la chance ?
Eh bien… Allez, vous verrez bien.
Donc, le bâtiment s’écroule sur le Viking qui avait Cassandra dans les bras. Je vous jure, mon cœur s’est arrêté de battre.
A cet instant, Kris, déjà dans l’hélico, venait de s’évanouir, Erk n’ayant pas pu le soigner complètement – ça demande un peu de temps, quand même – et malgré les soins classiques de Mac, continuait à saigner un peu. La fatigue, la douleur, il était tombé dans les pommes. Ce qui était tant mieux, ça lui a évité de s’inquiéter pour son frère.
Karl, entouré de Bloody Mary et Baby Jane, était sécurisé, assis dans l’hélico, les R&R étaient remontés, sauf Ladislatz qui sortait de son coucou les pains de Smoking que Lin lui avait filé et ses détonateurs, fils et autres merdiers nécessaires à la bonne exécution de la deuxième partie du plan, la destruction de la base.
P’tite Tête, pâle et le visage marqué par une grimace de douleur, se tenait à côté de Kris, le surveillant. Tito revenait vers moi.
Et le bâtiment s’est à moitié écroulé. J’ai pris de la poussière plein la gueule, j’ai pris des morceaux de gravats, aussi, même en me foutant en boule, et un fer à béton s’est planté à trois centimètres de mon pied. J’ai eu peur après coup, en réfléchissant à tout ça. Mais sur le moment, je n’ai pensé qu’au géant.
J’ai entendu Tito qui m’appelait et je l’ai vu arriver à travers la poussière.
- Tudic, tu vas bien ?
- Moi oui mais…
- Où est Erk ? a-t-il demandé, et je ne suis pas sûr qu’il ait entendu ma réponse. Mais ça m’est égal, parce que moi aussi je m’inquiétais pour le Viking.
On l’a appelé, plusieurs fois, puis, dans nos oreillettes, on a entendu Alyss qui parlait à sa sœur. La petite avait eu l’idée d’utiliser le talkie. Par contre, on était embêté, parce qu’Erk ne répondait pas.
- Alyss, demande à ta sœur comment va le Viking.
- Elle dit qu’il a les yeux fermés et qu’il ne bouge pas.
- Merde !!!
- Mais elle dit aussi qu’il fait… attends, pumpkin, j’explique à mes amis… Elle dit qu’il fait comme une maison au-dessus d’elle…
- Demande-lui de toucher son visage, voir si elle peut le réveiller…
- Pas la peine, les gars, a fait la voix éraillée du géant.
- Erk ! Putain, tu nous as fait peur !
- Désolé, mais je crois bien que je me suis pris un immeuble sur le dos… Ça fait un peu mal, quand même.
- OK. Euh, au rapport, lieutenant ? J’hésitais un peu, mais je me suis dit que les mots habituels pouvaient nous aider à nous ancrer un peu pour réfléchir à un moyen de le sortir de là.
- Oui, bien sûr, caporal. Et j’ai entendu un sourire dans sa voix. Bon, je suis donc plus ou moins à quatre pattes sur les restes du couloir du premier étage. Il a toussé un bon coup. J’aurais dû emporter une gourde… Il ya deux pans de murs au-dessus de moi, qui se soutiennent plus ou moins l’un l’autre. Je n’ose pas bouger, je pense être un de leurs appuis, vu le poids que je sens sur mon dos. Je n’ai a priori rien de cassé, mais mon dos me fait mal. Je pense que je vais avoir un gros bleu.
- Tu veux un bisou qui guérit, Erk ?
- Eh bien, oui, je veux bien. Ah, merci, ça va déjà beaucoup mieux !
Malgré l’intonation et la phrase, j’ai entendu de la douleur. Tito aussi, apparemment. On s’est regardés, on n’était pas dupes. Dio nous a rejoints, avec Igor, Curtis, Elise, aussi.
- Katja fait son rapport à Lin, m’a dit Miss Casque-à-boulons.
- Je vais en prendre pour mon grade, a marmonné Erk, qui avait entendu.
- Y a pas de raison, a dit Tito, tu n’y es pour rien.
Il n’a rien dit, il a grogné.
- Bon, Erk, on va te sortir de là. Mais ça risque de prendre un peu de temps.
- Pas de problème. Si vous allégez un peu la charge, je peux pousser aussi de mon côté.
- On va voir ce qu’on peut faire.
- Je pense, a dit Curtis, que Ladislatz peut aider à dégager Erk sans faire tomber le reste de la baraque sur lui.
- C’est logique, j’ai dit. Elise, vous voulez prendre le commandement ?
Ma demande était pure courtoisie et la petite sous-lieut’ l’a bien compris. D’un point de vue purement hiérarchique, elle était entre Erk et moi. Mais, intelligente, elle m’a laissé le commandement, ayant plus ou moins compris comment on fonctionnait. Elle a juste demandé au « terroriste » de nous rejoindre.
On a commencé à bouger des bouts de maçonnerie, suivant ses indications. Sous les bruits, on entendait parfois le baryton d’Erk et le gazouillis de Cassandra. Malgré le fait que certains des morceaux de béton retombaient ou glissaient, on n’a pas entendu un seul cri de douleur venu de l’Islandais. Je pense qu’il faisait son maximum pour ne pas faire peur à l’enfant.
- Tu sais, Erk, on dirait un escargot…
- Comment ça ?
- Ben… tu as une maison sur le dos !
Il a rigolé, elle a gloussé et finalement, c’était les deux seuls qui se marraient un peu, dans cette histoire. Moi, je me disais que je n’aurais pas été aussi calme, dans la même situation. Je pense que devoir protéger Cassandra de l’angoisse lui a permis d’être aussi zen. J’ai saisi quelques mots, après : il lui racontait le Chat Botté à sa manière.
On a continué à bouger du béton et on avait l’impression d’essayer de vider la mer à la petite cuiller. Y en avait plein derrière nous et y en avait toujours autant devant.
- Erk ?
- Oui, l’Archer ?
- Je… Je ne veux pas te faire peur, mais on n’avance pas vite. Et Kris…
- Kris ? Qu’y a-t-il, avec Kris ?
Serait-ce de l’inquiétude, dans sa voix ? On dirait bien, oui.
- Il s’est évanoui, d'après Tito. Et ça m’inquiète…
Je dois vous avouer que j’étais bien emmerdé, quand même.
- Au moins il ne s'angoissera pas pour moi. Ecoute, j’ai fait ce que j’ai pu avec le peu de temps que j’avais, ça devrait aller.
Le ton de sa voix disait le contraire. A mon avis, il essayait tout autant de me rassurer que de se rassurer lui-même.
- Mais cela dit, on n’a pas que ça à foutre. Bon, je vais pousser. Cassandra, je vais devoir me mettre en colère pour pouvoir soulever la maison, donc n’aie pas peur, c’est juste pour être très fort, d’accord ?
- D’accord. Sa petite voix tremblait un peu.
On a rien entendu, tout d’abord, puis une petite inspiration de Cassandra et un petit gémissement. Elle avait dû apercevoir le visage du Viking en colère. Il a pris le temps de la rassurer, lui demandant de se boucher les oreilles.
Puis, venant à la fois de nos oreillettes et du tas de gravats, un long gémissement est monté, se transformant en un long cri, presque animal. Et le tas a bougé, des bouts de murs ont glissé vers nos pieds, ont basculé, de la poussière s’est élevée et Erk est apparu, Cassandra sur un bras.
On aurait dit un fantôme, il était couvert de poussière blanchâtre, et pendant un instant, on est restés pétrifiés, presque effrayés. Puis son visage, crispé par une colère terrifiante, s’est lissé et il a tendu sa main libre vers nous.
Tito s’est avancé lentement sur le tas de gravats, faisant attention à ne pas faire basculer des bouts de maçonnerie en posant les pieds dessus. Ayant trouvé un point stable, il a tendu une main au géant qui s’est appuyé dessus pour sortir du tas. Erk tremblait. Epuisement, peur, reste de colère… Que sais-je ?
Baby Jane est arrivée avec une bouteille d’eau d’environ un litre, mais au lieu de la descendre, Erk a fait boire la petite d’abord, puis il a vidé la moitié de la bouteille d’un coup.
Comme le bâtiment s’est mis à grincer, on s’est dépêché de sortir et de rejoindre les hélicos. Erk vacillait mais il a tenu bon jusqu’aux coucous. Dio a proposé de prendre Cassandra, mais elle s’est accrochée à son sauveur comme une moule à son rocher. Le Viking a souri au grand Sénégalais, un sourire de remerciement, fatigué mais sincère, comme toujours avec lui.
Derrière les nuages, la lune s’est levée, éclairant Ladislatz parti avec Curtis poser ses explosifs.
Quand Cassandra a vu sa sœur, elle s’est jetée dans ses bras, toujours enroulée dans le keffieh d’Erk. Kitty avait les larmes aux yeux en serrant sa petite sœur dans ses bras. Je crois que le regard de gratitude qu’elle a lancé au Viking valait tous les baumes pour son dos.
Le géant s’est assis au sol à côté de Kris, lui caressant la joue. Kris dormait ou était inconscient, et, détendus, les traits de son visage montraient une beauté presque parfaite mais un peu fade. Oh, ne vous méprenez pas, il était beau, visage presque symétrique, traits fins et classiques, mais son sourire, sa personnalité donnaient tellement plus de caractère à l’ensemble.
Soulevant délicatement son frère, Erk l’a installé confortablement dans ses bras, n’arrivant pas à retenir un gémissement de douleur sous l’effort. Tito s’est précipité pour le lui prendre mais Erk a refusé.
- Erk, laisse-moi au moins regarder ton dos.
- D’accord.
Avec mon aide, Tito a retiré au géant son pare-balles et tout son merdier, son pull et son t-shirt, sans réussir à lui faire lâcher son p’tit frère. Erk, pendant ce temps, a dégainé un de ses couteaux et fendu le pansement qui couvrait la blessure de Kris. Il a posé sa main libre sur la blessure mais il tremblait tellement fort que Tito, Tito l’amoureux, si attentif, a pris sa main pour l’immobiliser.
- Erk, tu es trop fatigué, tu ne devrais pas.
- Non, Tito, laisse-moi le soigner…
- Mais tu es épuisé… c’est id…
Il s’est tu quand Erk l’a fusillé du regard, même si il n’y avait pas beaucoup de force dans le regard. Je me suis souvenu du récit de Kris quand on rentrait de patrouille et j’ai dit à Tito de laisser tomber et de regarder le dos du Viking. A Erk, j’ai murmuré de ne pas en faire trop, et d’essayer d’étaler sa dépense d’énergie. Il n’avait plus la force de froncer les sourcils, mais j’ai bien vu qu’il était surpris.
- Kris m’a vaguement parlé de ton don, Erk.
Je ne suis pas allé plus loin, Tito ayant poussé une exclamation désolée.
- Ton dos, Erk, c’est…
- Un gros bleu ? a-t-il dit d’une voix rauque d’épuisement et pincée de douleur.
- Oui…
- OK, dans les affaires de Kris il doit y avoir la trousse noire…
P’tite Tête me l’a tendue, je l’ai ouverte sous le nez du géant. Je me souvenais qu’il fallait utiliser une huile essentielle, mais je ne me souvenais plus s’il s’agissait du ciste ou de l’hélichryse.
Erk m’a montré une toute petite bouteille d’huile neutre et m’a dit de mettre une trentaine de gouttes d’HE d’hélichryse dedans, puis à Tito de lui masser tout le dos et chaque bleu avec. On s’est regardé, mon buddy et moi, et je vous assure que son expression valait le déplacement : un mélange de joie, d’appréhension, d’incrédulité, de bonheur total…
Tito s’est mis au travail, ayant bien chauffé l’huile en frottant ses mains. Erk a frissonné puis, les mains chaudes de Tito détendant progressivement les muscles qu’il avait crispé, son visage et sa posture se sont aussi détendus. Il a arrangé la position de Kris dans ses bras et n’a plus bougé. J’ai regardé son visage : il avait les yeux fermés, sa respiration s’est ralentie. J’ai souri, attendri. Il s’endormait, assis en tailleur, berçant son frère au creux de ses bras.
J’ai regardé la blessure de Kris et il m’a semblait qu’elle se refermait lentement… Ce qu’il m’avait dit avait l’air vrai : par simple contact, même inconscient, Erk le soignait. Bon sang, tu parles d’un drôle de couple, ces deux-là…
J’ai secoué la tête, pris une couverture dont j’ai enveloppé Kris au mieux. Baby Jane m’en a passé une autre, pour Erk. En attendant que Tito ait fini de masser le dos du géant – mon sourire lui a fait comprendre de prendre son temps – j’ai tâté le matériau. Encore une amélioration arrivée avec les Islandais, ces couvertures.
Les vieilles couvertures, épaisses, rêches, volumineuses, avaient été cousues ensembles, coupées et transformées en civières pliantes. Celles-ci étaient tricotées dans un mélange de soie, cachemire, alpaga – que des matières de luxe – et avaient plusieurs avantages : elles étaient légères, très, très chaudes, se roulaient en un tout petit paquet et étaient d’une douceur… à vous donner envie de vous mettre dans un coin et de vous enrouler dedans pour oublier le monde autour de vous.
J’ai été sorti de ma rêverie par le bruit des moteurs. Ladislatz avait fini son boulot et on était près à repartir.
Les hélicos ont décollé, on a tourné vers le nord, Elise, qui était avec nous, a refermé la porte et le bruit des pales s’est fait moins présent.
On était assez loin quand les minuteries des explosifs sont arrivées à leurs termes, déclenchant une série d’explosions discrètes, plus proches de l’explosion de démolition civile que des explosions qu’on voit dans les films avec des flammes et des nuages de fumée partout.
Tito a décidé qu’il ne pouvait pas prétendre plus longtemps masser Erk par devoir plus que par plaisir, et on a donc posé sur son dos couvert d’huile son t-shirt puis la couverture, en essayant de le couvrir au mieux. Il n’a pas bronché.
Cassandra, dans les bras de sa sœur, avait les yeux dans le vague et a fini par s’endormir elle aussi.
On avait réussi notre mission, il n’y avait quasiment pas de blessés – la blessure de Kris ne comptait pas trop, puisqu’Erk le soignait – et on était crevés. Le retour fut très silencieux. Surtout que dans notre métier à la con, on apprend à dormir n’importe où, n’importe quand, du moment qu’on ne marche pas. Et encore, j’ai connu un gars qui pouvait dormir debout et somnoler en marchant…
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