LIII

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Désolé, j’avais besoin de faire une pause. Ce qui est arrivé à P’tite Tête est dur, et pas parce que ça nous prive d’un combattant. Mais parce que… Oh zut, je vais trop vite, comme souvent. Désolé.

Donc, on est arrivé à la base, Erk a sauté sur le plateau du pick-up dès qu’il s’est arrêté. On avait quand même ralenti en arrivant sur notre route, parce qu’avec les pièges, on ne peut pas aller trop vite.

Devant nous, derrière nous, les douze motos portaient toutes deux cavaliers. Pas assez de place pour tous, mais les autres, sous le commandement de Kris et Tondu, rentreraient à pied, partiellement rassurés sur le sort de leurs camarades.

Erk a pris P’tite Tête dans ses bras, délicatement, et l’a emporté à l’infirmerie.

Nous autres, on s’est désharnachés, les motards ont garés leurs montures. La patrouille à moto s’est vite reprise. Une fois descendus de leurs bécanes, leur sentiment d’urgence n’ayant plus lieu d’être, les mecs ont repris leur sens. Ils nous ont aidés à gérer la patrouille de Frisé.

J’ai assigné des buddies à chacun des mecs de Frisé, qu’ils les emmènent au mess où Cook les attendaient avec un cognac et un thé chaud. Cognac d’abord, cul sec parce que c’en est pas un qui mérite des égards, puis thé chaud. En attendant que les mecs à pied rentrent, en attendant des nouvelles du toubib, on s’est rassemblés au mess, avec une tasse de thé nous aussi.

Lin et le Gros était là, avec Frisé. Kris, Tondu et leurs hommes sont rentrés à leur tour. On était tous là, sauf Mike à la radio et Doc, Nounou et Erk à l’hosto. Kris s’est levé, est allé chercher un tee-shirt propre pour son frangin, pendant que Cook, suivant ses instructions, préparait le mélange infâme que le Viking doit boire après chaque Soin pour se réhydrater et refaire le plein d’électrolytes.

Après une attente qui nous a paru durer une éternité, Erk est entré au mess, suivi de Doc. Se tenant au mur, il s’est écroulé, réussissant tout juste à ralentir sa chute et se posant à même le sol. Kris, qui l’attendait à l’entrée, lui a tendu la gourde qu’il a descendue presque cul sec. Pendant que Doc se grattait la gorge pour attirer notre attention, Kris l’a aidé à se changer et à se relever.

- Frisé ? Doc s’était placée à côté de lui et lui touchait l’épaule, lui parlant doucement.
- Oui ? il a répondu après un moment.
- Peux-tu nous raconter ce qui s’est passé ?

En attendant de savoir ce qu’il était arrivé à P’tite Tête, Lin et Le Gros avaient aidé Frisé à se détendre, avec un ou deux verres de cognac, avec du thé chaud, avec des mots gentils. A aucun moment ils n’avaient évoqué avec lui ce qui s’était passé, préférant attendre le bon moment pour avoir toute l’histoire d’un seul coup.

Frisé est un vieux briscard, un vieux de la vieille. A mon avis, il doit avoir l’âge de Karl, ou à peine plus jeune. Il n’est pas loin de la cinquantaine, en tout cas. Il est plutôt calme, comme gars, et y a pas grand-chose qui lui fait peur. Mais ce jour-là, il faisait son âge. Lin lui a frotté le dos, chuchotant à son oreille. Je n’ai pas éprouvé de jalousie, cette fois-ci, parce que Frisé n’avait pas le regard appréciateur de Karl. Il s’est passé la main sur le visage, a pris une gorgée de thé et s’est gratté la gorge.

- On venait d‘avoir l’info de Stig que les fontaines étaient coupées, alors P’tite Tête s’est mis à chevaucher les ondes pour vous prévenir. Et là… là… il…

Il avait du mal à parler, le sergent. Le Gros lui a versé un troisième verre de cognac, qu’il a vidé cul sec. Erk et Kris sont venus s’asseoir sur le banc à côté de moi. Le géant ne tremblait plus mais il était bien pâle.

- Il… P’tite Tête est devenu tout raide, les yeux écarquillés, a repris Frisé, et ses yeux à lui aussi étaient écarquillés, la bouche ouverte comme s’il criait sans un bruit et du sang s’est mis à couler de ses narines et de ses oreilles. Et nos oreillettes se sont mises à siffler. On les a retirées vite fait et P’tite Tête est tombé en avant. Jude a réussi à le rattraper. On… on a essayé de prévenir la base, mais rien, on a essayé avec mon téléphone, mais tout marchait sauf les communications.

Donc ce n’était pas un flash électromagnétique, je me suis dit à ce moment-là. Sinon les téléphones auraient grillé complètement.

- On s’est dit qu’il fallait qu’on rentre au plus vite, mais on n’avait aucun moyen de prévenir Benji et son équipe, qu’on ne pouvait pas laisser sur place.

Benji est intervenu en disant qu’en entendant le « Putain ! » retentissant de Frisé, il avait dit à son équipe de se bouger le cul – oui, c’est ce qu’il a dit devant Lin – pour revenir à la Land. Ils étaient partis en catastrophe, affolés par l’état de P’tite Tête qui ne réagissait plus à rien et par l’impossibilité de contacter la base et prévenir Doc pour qu’elle puisse à distance leur dire quoi faire.

Quand les motos de la patrouille de Mac et Stig les ont rejoints, Frisé ne s’est rendu compte de rien. Et quand je me suis hissé sur son marchepieds, il était tellement focalisé sur son but, arriver au plus vite à la base, qu’il n’arrivait pas à ralentir, malgré son envie de m’obéir. Heureusement que j’avais demandé à Jude d’insister, ça a fini par marcher.

Frisé s’est tu, Doc s’est redressée.

- Bon. Merci Frisé. P’tite Tête est toujours inconscient, donc… Erk a fait ce qu’il a pu pour réparer les dégâts faits à ses tympans et les vaisseaux sanguins qui ont cédé, mais tant qu’il n’aura pas repris connaissance, on ne saura pas exactement l’étendue des dégâts.
- Merci Doc, a dit Lin. Erik, tu as quelque chose à ajouter ?

Il a fait un geste de la main pour dire non. C’est Kris qui a pris la parole.

- Moi, j’aimerais savoir ce qui a bien pu foutre en l’air nos outils de communication sans bousiller les smartphones.
- Moi aussi, figure-toi, a répondu Lin. Car ce qui est aussi étrange, c’est que nos oreillettes à nous, ici, fonctionnent parfaitement, que nos téléphones aussi. A croire que ce ne sont que les communications qui étaient visées, puisque P’tite Tête…

Elle a haussé les épaules, ne sachant pas quoi dire.

- Mac, Stig, a commencé le Viking d’une voix rauque de fatigue, avez-vu quelque chose d’inhabituel là où vous étiez ?
- Pas vraiment, Erk, on était plutôt concentrés sur les fontaines.

Il a ouvert la bouche, elle a levé la main pour l’interrompre.

- Ce qu’on va tous faire, nos hommes comme ceux de Frisé, c’est d’essayer de nous souvenir de ce qu’on a vu, même du coin de l’œil. Je connais une technique ou deux qui peuvent permettre de faire remonter à la surface des images à peine aperçues.
- Hypnose ? a demandé Doc, l’air pas vraiment ravie.
- Non, plutôt une méthode de relaxation. C’est Alma qui filmait, donc on va le laisser tranquille, lui. Je vais commencer par moi, puis si je ne trouve rien, j’irai relaxer Stig.
- Si je veux, d’abord, il a répondu d’un air grincheux qui nous a surpris.

Puis il nous a fait un grand sourire et j’en ai vu quelques uns fleurir sur d’autres visages. Bon, son sourire n’avait pas le même effet que ceux du Viking, mais sa blague nous a fait du bien.

- Y a pas de problème, Mac, je veux bien que tu me relaxes, si ça peut aider.

Elle a hoché la tête et prévenu le reste de sa patrouille – je devrais dire leur patrouille, puisqu’elle co-commande avec Stig – qu’ils y passeraient aussi. Il y a eu des grognements, mais on voyait bien que c’était plus de la plaisanterie qu’autre chose.

En voyant les interactions entre gars d’une même patrouille, j’ai repensé à notre discussion sur le recrutement. Et je me dis qu’on fonctionne tellement bien par patrouille qu’ajouter un nouvel élément risque de nous perturber tous. Mais on est un peu justes, en hommes, surtout que dès qu’on a un blessé ou malade dans une patrouille, ça bloque toute la patrouille, surtout la nôtre, qui fait ses tournées à pied.

Au fil du temps, Lin a affiné nos façons de faire. Donc, pendant que les hommes se remettent de l’étrange blessure de P’tite Tête, pendant qu’Erk s’endort sur l’épaule de son frère, je vais en parler rapidement.

Au tout début, avant Noël, avant… ce qui s’est passé avant Noël, les deux frères ont patrouillé avec tous les hommes de la Compagnie. Comprenez hommes et femmes, bien sûr. Je dis hommes car c’est comme ça qu’on dit, tout comme on dit une sentinelle même si c’est un mec.

Ils nous ont évalué, ont trouvé les meilleures synergies. Lin y a aussi travaillé, bien sûr, pendant le terrassement et nos jeux de guerre. Ils ont noté nos affinités, nos amitiés, tout ça. Et ils ont donc composé les patrouilles comme ça. Les deux frères se débrouillent très bien à moto, savent conduire mais préfèrent les patrouilles à pied.

Donc maintenant, on a quatre patrouilles qui sont en fait des pelotons, composées de huit hommes chacune. Et chacune a un rôle précis, maintenant.

Donc, en Land, patrouilles Guépard et Léopard, Frisé et ses hommes – P’tite Tête, Benji, Jude…

A moto, patrouilles Mustang et Brumby, co-commandée par Mac et Stig, avec Alma, entre autres…

A pied, patrouilles Puma, Serval, Caracal, Ocelot, les frangins et la fine équipe. Et un chien.

En sentinelle à la base, le peloton de Tondu, avec Dio, Jo, Bloody Mary…

Voilà, essentiellement, la répartition des tâches. Chacun a le boulot qui lui plaît, qui lui convient, même si je préférerais que Tito reste au chaud à la base, mais ce n’est pas à moi de choisir pour lui.

Ça y est, Erk dort, appuyé contre son frère. Je ne sais pas si je dois le lui dire ou pas. Le Viking ne fait aucun bruit, aucun mouvement. Je me tourne vers Kris et je vois un petit sourire attendri. Je parle normalement, à voix basse cependant, pour que le volume sonore sur lequel s’est endormi le géant soit le même, ce qui ne devrait pas le réveiller.

- Tu veux de l’aide pour le coucher ?
- Non, il faut qu’il mange un peu avant d’aller dormir, sinon il va être vraiment désagréable.
- On dirait vraiment un vieux couple, vous deux, quand même.
- Que veux-tu, ça fait vingt-cinq ans qu’on se connaît !

J’ai souri à mon tour.

Cassandra est sortie de la cuisine en courant, droit vers nous, passant au milieu des soldats sans y faire plus attention que ça. Et quand elle a vu que son Erk dormait, elle s’est mise à marcher à pas de loup, son index sur ses lèvres. Kris et moi lui avons souri. Et comme tous les enfants, elle a chuchoté – assez fort, il faut l’avouer –, ne pensant pas réveiller le géant.

- C’est pour vous dire que Cook a fait une soupe spéciale pour Erk.

Bien sûr, ce chuchotement de théâtre, ça l’a réveillé, le Viking. Il ouvert un œil, s’est étiré – et ça en prend, de la place, quand ça s’étire, un Viking ! – nous a fait un beau sourire encore un peu endormi puis :

- T’es presque aussi confortable que Doc, p’tit frère !
- Comment ça, presque ? a répondu le p’tit frère, faussement vexé.

Erk a répondu en lui ébouriffant les cheveux, Kris a râlé en se recoiffant pendant que le géant, à la demande de la petite fille, ébouriffait aussi les cheveux de Cassandra.

- Dites-moi, tous les deux, va falloir passer chez le coiffeur, vous avez les cheveux un peu… longs pour Kris et… un peu en vrac pour Cass.
- Ah ! C’est l’hôpital qui se fout de la charité, là ! a dit Kris.

Il a bien sûr fallu expliquer l’expression à la p’tite, qui a bien rigolé quand elle a compris.

* *


Le lendemain matin, après avoir dormi plus de seize heures, Erk est retourné au chevet de P’tite Tête. Pendant ce temps, la Compagnie passait sous la tondeuse.

Bon, on n’a pas vraiment été tondus, mais disons que Kris et Frisé ont sorti les ciseaux de coiffeur et la tondeuse et ont joué les merlans. On s’était assis sur des tabourets dans la cour, c’était plus facile pour les cheveux, après. Kris a commencé à minauder, posant des questions sur les people (de la Compagnie), sur les stars (de la Compagnie) et les dernières tendances à la mode (alors, le treillis, dans les bottes ou pas ?), proposant une couleur (ocre, ou sang séché ?) ou un soin, ce qui nous faisait bien marrer tous, surtout quand Frisé s’est pris au jeu et s’est mis à faire pareil. Mais comme il a cinquante ans et qu’il est plutôt trapu – et qu’il est moins gracieux que Kris –, le décalage était très, très drôle.

J’ai regardé Kris en attendant mon tour et j’ai retrouvé, dans son personnage de figaro poussé à l’extrême, la grâce dont il avait fait preuve le soir de son strip-tease. Bon sang ! Je me suis dit que les frères auraient fait fortune en tant qu’acteurs de cinéma ! Entre la plastique parfaite de l’un et la grâce de l’autre…

Je ne sais pas comment ils font, ces deux-là, mais j’ai toujours tendance à perdre le fil de mes pensées quand je les regarde ou quand je pense à ce qu’ils sont.

J’ai regardé Tito qui faisait semblant (hum, vraiment ?) de flirter avec Kris et j’ai trouvé dommage qu’il ait décidé de se couper les cheveux. Il les avait un peu longs, c’est vrai, et leur bout avait été desséché et décoloré par le soleil, mais il faudrait que j’attende un moment avant de les voir reboucler après la douche. Ça lui va bien, d’être bouclé, à mon p’tit pote, il a des allures de pâtre grec.

Cassandra voulait absolument que ce soit Erk qui lui coupe les cheveux mais Kris a été très ferme. Elle a commencé à négocier. OK pour que ce soit Kris qui la coiffe et pas Erk, à condition d’être coiffée comme Lin. Encore une couche d’admiration envers les femmes de la Compagnie. Kris a dit d’accord, malgré la grimace de Lin.

Cette petite fille, c’est notre mascotte. Elle est pourrie-gâtée par tous les hommes de la Compagnie mais elle reste absolument adorable. Lin s’inquiète quand même pour sa sécurité. Une Compagnie de mercenaires en plein conflit, c’est pas l’endroit idéal pour élever une enfant, quand même.

J’en étais à ce stade de mes réflexions, n’étant pas encore passé sous les ciseaux de Kris, quand Erk est sorti de l’infirmerie, accompagné de Doc, encore une fois. Leurs visages étaient… sombres. Et ça ne va pas à Erk du tout. Le Viking est fait pour la joie.

Comme on était tous là, ou presque, Doc a fait l’annonce dans la cour et les ciseaux de Kris se sont immobilisés.

- P’tite Tête est réveillé, elle a commencé.

On a tous poussé un soupir de soulagement.

- Mais…

On a retenu notre souffle.

- Il… il a perdu son Don. P’tite Tête n’est plus télépathe. Il est aussi… Il a perdu… son ouïe.

Sourd. Et sourd mental. Quelle horreur ! Quelle atroce pirouette du destin que de faire d’un télépathe un double sourd !

J’ai demandé à Doc, pendant que les autres manifestaient leur chagrin, si je pouvais aller le voir. Elle a dit oui, j’ai filé à l’infirmerie. Même si je n’étais pas proche de lui, malgré notre fuite lors de la destruction de notre base, quand nous étions encore soldats français, même si j’avais parfois du mal avec sa personnalité, je ne pouvais pas le laisser seul.

Je lui ai pris la main, j’ai voulu lui parler, mais comment exprimer sa sympathie à quelqu’un qui n’entend pas ? Il s’est mis à pleurer, je l’ai serré dans mes bras, au bord des larmes moi aussi. Il s’est agrippé à moi, il a trempé mon pull de ses larmes amères et je l’ai laissé faire.

Je ne sais pas lequel, de l’ouïe ou de la vue, est le pire des sens à perdre, honnêtement, je n’en sais rien, et je ne peux même pas imaginer l’horreur pour P’tite Tête d’avoir perdu ses deux sens d’écoute.

Je le laisse pleurer, je le laisse mouiller mon pull et je me demande pourquoi Erk n’a pas pu soigner au moins son ouïe. Pour son Don, je ne me pose pas la question. On ne sait pas pourquoi les gens ont des Dons et on n’a pas trouvé la différence physiologique entre les Doués et les autres, alors guérir un Don ? C’est de la science-fiction. Mais des tympans éclatés ? Ça devrait être à sa portée, non ?

Je m’énerve, bêtement, commençant à formuler dans ma tête des reproches au géant, puis je me dis que je suis injuste. Je commence à le connaître, le Viking, et vu comment il était hier matin, je dois me douter qu’il a fait de son mieux pour le soigner. Et vue l’histoire du Varda, on peut se douter que le mieux d’Erk est plutôt extraordinaire. On a tellement pris l’habitude qu’il nous soigne « par magie » qu’on en oublie ses limites. Il ne fait pas de miracles, il répare des corps abimés. Je peux me douter, aussi, des reproches qu’il se fait à lui-même de ne pas pouvoir soigner P’tite Tête complètement.

Je vais devoir le surveiller, lui aussi. Même si je pense que Kris le fait déjà.

P’tite Tête s’est endormi dans mes bras, épuisé par son chagrin. Je le repose dans son lit, je le borde et je quitte l’infirmerie en essuyant les larmes qui coulent sur mes joues.

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