LXIII

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C’était intéressant, cette discussion. Rafa, c’était son nom, parlait turkmène, alors c’est dans cette langue que la conversation a eu lieu. Le Gros a sorti son smartphone pour enregistrer la discussion. Il se sert beaucoup de l’enregistreur vocal, pour ne rien oublier quand une idée lui passe par la tête. Et il en passe beaucoup.

Bref.

Donc, me voilà assis à la place de Doc au bord du lit, près de la main attachée du gars. Il me regarde, moi aussi. On échange des regards, beaucoup de regards. Puis :

- Shaïtan ? Comment va-t-il ?

Je m’attendais à tout, mais pas à ça.

- Pourquoi poses-tu cette question ?

Il a regardé ailleurs, puis de nouveau vers moi.

- Je… lui ai tiré dessus et je… Je ne voulais pas. J’ai eu peur de mourir et…

- Pourtant, le paradis d’Allah te tendait les bras, non ?

- Pfff, tu parles d’une blague. Tout ça, c’est pour nous inciter à mourir au combat, mais la guerre, Sainte ou non, n’a jamais ouvert les portes du paradis, ni à un croyant, ni à un roumi.

Il commençait à me plaire, ce type.

- Alors, si ça ne te plaît pas, qu’est-ce que tu fous là ?

- C’est Durrani.

Là, on a tous tendu l’oreille.

- Mais d’abord, comment va-t-il ?

- Mieux que toi.

- C’est un peu facile, comme réponse.

- Ouais, ben t’es du mauvais côté du manche, mon gars, alors arrête tes conneries et raconte.

- Désolé. Mécanisme de protection.

Décidément, il me plaisait, ce type. Je me suis efforcé de ne pas réagir à ses paroles, mais c’était difficile.

- On n’a jamais été très nombreux, et on avait du mal à joindre les deux bouts. On proposait nos services à Durrani, parfois, contre des munitions ou à bouffer. Il nous payait rarement avec de l’argent, mais faut dire que par ici, vaut mieux avoir des munitions ou des rations que du fric qu’on ne peut pas dépenser. Dis, je peux avoir de l’eau ?

Tondu est allé chercher ce qu’il fallait. Après quelques gorgées le type a repris.

- On surveillait des champs, généralement. On s’est réveillés trempés de rosées dans certains de ces champs, d’ailleurs.

Il avait un sourire en coin, mais on s’est bien gardés de réagir. Il a failli hausser les épaules, s’est retenu et a continué.

- Il y a deux jours, il nous a… convoqué n’est pas le mot. J’ai été sommé, à coups de crosse, de monter dans un camion pour le rencontrer.

- Pourquoi toi ? T’es le chef ?

- Non, pas vraiment. J’ai juste été un messager. On m’a conduit chez lui, dans son alcazar. Putain…

Il a vaguement secoué la tête, dégoûté.

- Ce type vit dans le luxe et nous faisait l’aumône de rations militaires…

- Viens-en au fait.

- Pardon, mais franchement, si vous aviez vu ça…

Je n’ai rien dit, j’avais vu, moi.

- Ça sentait la fumée ce jour-là, et ses gardes étaient sur les dents. Faut dire qu’avec les pendus qui décoraient les arbres, y avait de quoi.

- Des pendus ? Combien ?

C’est le Gros qui a demandé.

- Oh, j’ai pas compté, j’essayais de ne rien faire qui puisse m’envoyer leur tenir compagnie. On m’a fait passer par une cour dans laquelle brûlait un grand matelas et de la literie. Y…

Il a dégluti, j’ai cru qu’il avait soif, alors je lui ai tendu l’eau. Il a secoué la tête, déglutissant de nouveau.

- Non, merci. C’est… sur le matelas, il y avait un corps. Et les gars qui m’accompagnaient évitaient soigneusement de le regarder.

On a tous blanchis. J’ai commencé à comprendre ce qui s’était passé. Ce type était pire que… je ne sais pas qui, mais, putain, quelle sale fin !

- J’ai voulu dire un verset pour son âme, mais j’ai reçu un coup de crosse. « Pas de paradis pour les traîtres » a dit celui qui m’a frappé. J’ai dû paraître surpris, parce que l’autre a dit que c’était leur ex-chef, et qu’il avait été puni parce qu’il avait laissé des intrus entrer sur la propriété. Et qu’ils avaient laissé un cadeau sur son lit, dans sa chambre fermée.

J’ai pensé aux reproches qu’Erk se ferait, s’il l’apprenait, et j’ai dû faire une grimace, parce que son regard s’est fixé sur moi et il a fait une grimace lui aussi, comme s’il avait compris.

- Je me suis finalement retrouvé devant lui. Il était en colère. C’était… effrayant. Il attrapait des trucs et les jetait loin de lui, les envoyant se briser contre les murs de la cour où il se trouvait… Il hurlait, il blasphémait… Il… j’ai eu l’impression qu’il lançait une malédiction, mais pas juste des mots, j’ai eu l’impression qu’il récitait un rituel… c’est interdit par le Coran, la magie noire…

Avant que l’un de nous ne lui dise que la magie noire n’existait pas, il a prit une grande goulée d’air, et ses yeux se sont écarquillés de frayeur.

- Il est fou, ce type. Il… c’est un malade… Il me fait peur.

Doc a ouvert la bouche, les constantes du type devaient s’affoler mais Lin s’est avancée et a posé une main sur son épaule.

- Rafa, c’est lui qui vous a dit de venir ici ?

Il a hoché la tête, les yeux toujours ronds.

- Comment a-t-il su ?

- Il n’est pas idiot, Lin, tu sais, a répondu Le Gros. Rafa, corrigez-moi si je me trompe, mais à part nous et le Vioque, pardon, le Vieux sur la Montagne, il n’y a personne par ici capable de lui tenir tête, n’est-ce pas ?

Rafa a confirmé d’un signe de tête.

- Bon, a dit le Gros, je suppose que le fait qu’on a éliminé les Fils de l’Enfer des Roumis l’a fait changer d’idée sur nous.

- C’était vous ?!

- Oui, a dit Lin.

Il l’a regardée avec de grands yeux étonnés.

- Pourquoi cet étonnement ?

- Ils sont… étaient pire que lui, vous savez. Ils ne respectaient rien, ni vieillard, ni enfant, ni mosquée… Malgré leur nom, ils étaient notre enfer à tous. Mon histoire personnelle est banale, par ici, notre tout petit village brûlé jusqu’aux fondations, nos familles tuées, pendant que les hommes étaient partis chercher les bêtes qui s’étaient échappées de l’enclos, sans doute détruit par les FER pour nous éloigner et piller, violer et tuer tranquillement. Ce corps, sur le matelas, ça m’a rappelé les nôtres…

Il pleurait presque, en disant ça.

- Ils ont disparu, maintenant, a dit Lin.

- Vous m’avez volé ma vengeance, c’était tout ce qui me soutenait.

- Vivre pour se venger, ce n’est pas vivre, Rafa.

- Je n’ai plus rien.

Cette fois-ci, il pleurait vraiment. Des grosses larmes silencieuses, d’homme avare d’émotions, qui coulaient sur son visage barbu et creusé.

- Je pourrais vous proposer de vous venger de Durrani, mais l’un de mes officiers ne serait pas franchement d’accord.

On a tous plus ou moins ricané dans notre barbe, on savait bien que le Viking ne le serait pas.

- Rafa, il vous a envoyés au casse-pipes. A la mort. Vous le savez, ça, n’est-ce pas ?

- Maintenant je le sais, oui.

- Et maintenant, parce que vous avez survécu à … Shaïtan, vous voilà dans ce lit chez vos ennemis. A notre merci.

- Je…

- Oui ?

- J’aimerais que ce ne soit pas des ennemis…

- Ça, ce n’est pas à vous d’en décider.

- Je m’en doute bien, commandant.

Pas mal. Bien vu.

- J’ai une dernière question, mon gars, j’ai dit.

- Oui ?

- Est-ce que Durrani t’a dit pourquoi il vous envoyait ici ?

- Il a parlé de venger l’affront… Ah, on en revient toujours à la vengeance, dans ce pays. Ça nous détruit à petit feu, cette manie de nous venger les uns des autres.

Lin réfléchissait. Elle aurait pu arrêter là, laisser passer un peu de temps, voir si le type survivrait à ses blessures…

- Rafa, si au lieu de vous donner une vengeance, on vous donnait une cause ? Si on vous proposait de vous battre pour le bien des autres ?

- Le bien de… ? Qui sont ces autres ?

- Tous ceux qui ont besoin qu’on les défende, qu’on les protège, qu’on prenne les armes à leur place…

Il l’a dévisagée.

On s’est regardés, nous. On avait compris. On s’est tournés vers Lin : Doc, Tondu, Le Gros, et moi. Tondu a gémi.

- Putain, Lin, il a dit en français, on n’est pas la SPA…

- Pourtant, à notre arrivée, vous étiez bien une bande de sales corniauds enragés mal dressés, non ?

Oh putain ! Ça fait mal, ça ! On s’est tus, tous autant qu’on était, parce qu’à part Doc, on avait tous quelque chose à se reprocher.

- Donc vous n’avez rien à dire si j’ai envie d’adopter un autre corniaud.

Elle a levé un sourcil, à la Viking. On a regardé nos pompes, on a fermé nos gueules et on s’est fait tous petits.

Le blessé nous regardait avec de grands yeux étonnés. Il n’avait pas compris les mots, mais bien le sens général de nos remarques.

Quand ils se sont posés sur Lin, j’y ai vu un respect immense. Je dois avouer que c’était la première fois que le regard d’un homme du coin – à part nos villageois qui nous connaissent et nous respectent – sur une femme soldat n’était pas insultant.

- Doc, est-ce qu’on peut le déplacer ?

Doc a penché la tête de côté, interrogatrice. Le blessé a commencé à fermer les yeux, épuisé par l’interrogatoire, par son chagrin, peut-être aussi par cet espoir que Lin avait fait miroiter devant ses yeux.

- Jusqu'à l’infirmerie, a rajouté l’Islandaise.

- Lin, pour la santé de tous, la sienne y compris, je préfèrerais qu’il reste ici. Tant qu’on ne les a pas prévenus, histoire d’éviter un meurtre.

- Oui, tu as raison. D’accord.

Elle semblait tellement lasse, notre Capitaine, que Doc a failli céder mais elle avait raison. Si on ne prévenait pas nos gars, ils auraient du mal à comprendre.

Tout est resté en l’état parce qu’à ce moment-là, Frisé et la Land Rover sont rentrés dans la cour.

Sur le plateau du pick-up, en plus du peloton du sergent, il y avait des ados, filles et garçons. Les nôtres les ont aidés à descendre, puis leur ont passé des paniers fermés et ont descendu des paquets enroulés dans de la grosse toile. Malgré les circonstances, il y avait, sur les visages de Benji, Jude et les autres, des sourires, discrets mais bien présents.

Frisé s’est présenté à Lin et a juste dit que les villageois les attendaient en bas et avaient demandé à être escortés jusque chez nous.

- Et que des ados ?

- Et un ancien.

Et, en effet, l’un des anciens du village s’est présenté à Lin. Ce n’est pas celui qui nous parle le plus, mais il est courtois, poli et modéré. Ceux qui nous parlent le plus, ce sont les enfants et Dina. Mais elle a un faible pour le Viking, elle, de toute façon. Surtout depuis Noël.

Bref, d’après l’ancien, ils ont entendu les coups de feu, ont vu les fusées et se sont inquiétés de notre sort. Et, forcément, du leur, mais c’est venu après.

Les ados étaient là pour nous aider. Les garçons et les filles qui le voulaient pouvaient nous aider à surveiller notre base, les autres pour toute tâche qui ne nécessitait pas de force physique.

Lin, épuisée, lasse, tendue, était émue aux larmes. Elle a pris les deux mains de l’ancien et les a serrées dans les siennes, le remerciant, la voix enrouée d’émotion.

- Bon, tout le monde au mess, a-t-elle dit quand elle a pu contrôler un peu mieux sa voix.

Ketchup a servi à boire à tous et a ouvert les paniers que lui ont présentés les ados. Il y avait des légumes, du pain local, qu’on aimait bien et que Cook n’avait jamais réussi à refaire, des lentilles et des pois chiches en quantité. Les paquets de grosse toile cachaient une demi-douzaine de carcasses de mouton fraîchement préparées.

Nos villageois nous offraient leurs jeunes comme aides mais complétaient nos provisions car des ados, ça bouffe ! Le Gros les a rassemblé, a demandé qui savait cuisiner et les volontaires se sont retrouvés embrigadés par Cook et ses aides pour préparer le déjeuner. Il savait que Lin ne voulait pas que les gamins du village servent de sentinelles, mais certains se sont proposés, même sans arme.

- Ecoute, Lin, a dit l’une des filles en turkmène, on ne veut pas de fusil, surtout pas. Juste un moyen de vous prévenir. Et puis, on ne fera la surveillance que le jour.

Et d’un seul coup, parce que ça faisait presque un an qu’on chouchoutait nos villageois, nos problèmes de sentinelles se sont trouvés réglés. Ou presque, mais ce n’est pas important. On a rassemblé les quatre ados, on leur a donné des talkie-walkies, et Frisé a envoyé son peloton remplacer les sentinelles avec eux.

Il restait trois ados, deux filles et un garçon. Doc les a regardé et les a pris sous son aile après leur avoir posé quelques questions.

L’infirmerie allait s’enrichir de deux élèves infirmiers, l’une des filles préférant rentrer chez elle quelques jours plus tard.

L’ancien est reparti avec un talkie, pour venir chercher les ados ou nous prévenir en cas d’emmerde. Ou nous demander de l’aide ou toute autre interaction nécessaire entre le village et nous. Nos villageois étaient parfaitement capables de venir jusqu’au fossé à pied, mais quand les ados repartiraient chez eux, on préférait qu’ils le fassent escortés. Si aucun chez nous n’était dispo, alors on appellerait le village. Frisé a raccompagné l’ancien au village, par courtoisie.

Il nous restait un certain nombre de problèmes à régler, suite à cette attaque nocturne, et ça faisait pas douze heures qu’elle avait eu lieu.

Je voulais aller voir Tito et Kris, alors j’ai suivi Doc et ses trois poussins, après avoir, de nouveau, piqué un thermos de café et des tasses.

En entrant dans la grande salle, on a eu le plaisir de voir que Nounou était debout, complètement chiffonné mais réveillé. Sa première phrase nous a surpris :

- Ça manque d’abreuvoir, par ici.

- Pardon ? a demandé Doc.

- Pour y plonger la tête et se réveiller d’un coup.

- Oh. Y a toujours la gamelle des chiens.

- Non, merci. Si je peux avoir dix minutes pour une douche et des fringues propres…

- Pas de problème, Nounou.

Je lui ai tendu une tasse de café puis je suis allé voir Tito et Kris. Ils n’avaient pas bougé. J’ai doucement secoué mon p’tit pote par l’épaule droite, il a ouvert un œil et s’est dépêtrer de l’Islandais qui n’a pas bronché du tout, ce que j’ai trouvé bizarre.

Pendant que Tito buvait son café, j’ai essayé de réveiller Kris mais macache. Tito, encore un peu ensommeillé, m’a dit que Kris n’avait pas bougé. Il a le sommeil léger, l’Albanais, le moindre mouvement de l’homme dans ses bras l’aurait réveillé. Erk et moi l’avions réveillé une fois ou deux, d’ailleurs, en venant voir l’infirmerie.

- Ce n’est pas normal du tout, ça.

- Tu devrais voir avec Erk, il sait peut-être ce qu’il a.

- Oui, tu as raison.

Je me suis souvenu de cette lumière grise sur les mains du géant et je me suis dit que, en effet, Erk devait savoir. Bon. J’ai regardé l’heure. Fatigué ou pas, il fallait réveiller Erk.

J’ai envoyé Tito se laver et se changer, lui disant que je veillerai sur Kris en attendant son retour. J’ai pu admirer la douceur et la patience de Doc montrant aux ados comment changer un pansement, comment s’assurer que le blessé était bien installé. Comment, aussi, lui parler, à ce blessé, qui, quand il était conscient, réalisait qu’il était totalement dépendant des autres.

Stig et Alma étaient réveillés, Mike et Dio pas encore. J’espérais qu’Erk pourrait encore faire quelque chose pour eux, même si j’avais vu que, quelques heures plus tôt, il s’était épuisé pour eux, déjà.

Tito est revenu, tirant le Viking pas très réveillé, qui a même failli s’assommer sur le linteau de la porte. En les regardant, l’un tenant l’autre par la main et le tractant presque, j’avais l’impression de voir un petit remorqueur tirer un gros paquebot hors du port.

J’ai tendu une tasse de café à Erk, qui l’a descendue vite fait. Puis il s’est penché vers son frère, lui caressant la joue du dos de ses doigts. Il a posé trois doigts de son autre main sur le front de Kris et celui-ci a lentement ouvert les yeux.

- Erik ?

- Oui petit frère.

- Tu vas bien ?

- Oui, je vais bien.

- Qu’est-ce qu’on fait à l’infirmerie, alors ?

- Je t’ai… endormi.

- Tu as… Oh.

Kris a détourné le regard.

- Oh non, pas de ça, petit frère. Cette nuit, oui, à chaud tu pouvais, mais ce matin, c’est fini. Lin a besoin de nous maintenant. Si tu veux, on en reparlera plus tard, mais là…

- Tu as raison, Erik.

Il s’est levé, et l’homme fragile que j’avais vu cette nuit a disparu. A lui aussi j’ai tendu une tasse de café et on est partis au mess faire le point sur le reste de la journée.

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