LXVII
Erk n’a pas dormi soixante-douze heures, comme à Vestman quand il avait quinze ans, mais il a dormi environ trente-six heures d’affilée, sans bouger. Cassandra, elle, s’est réveillée et avec l’agilité d’une enfant de six ans mais la maturité d’une adulte, s’est extraite de la couverture sans secouer le lit ni réveiller le géant, puis, s’étant glissée à bas du lit, s’est dirigée vers la porte, poussée par la faim et une envie pressante.
Kris, que le léger bruit avait réveillé, l’a prise dans ses bras et l’a emportée dehors sans bruit.
C’est ce que Kris m’a raconté au petit-déj le lendemain pendant que Cassandra descendait un bol de porridge, assise sur les genoux de l’Islandais. Nounou était passé retirer la perfusion dans la nuit, sans réveiller ni la punaise ni le géant.
Une tasse de café en main, Kris avait l’air plus serein que la veille, mais en y regardant bien, j’ai pu voir que son regard était hanté. J’ai levé un sourcil, mais il n’a pas compris et, avec Cassandra à portée d’oreille, je n’ai pas pu élaborer. Si j’avais su l’italien ou l’allemand, j'aurais pu, mais je ne connaissais que le français, l’anglais et quelques langues locales. Comme la petite.
Kitty est venue la chercher pour l’emmener se laver alors j’ai pu discuter avec Kris. Hanté, c’était le terme. Il m’a dit qu’il se souvenait de chaque coup porté, de chaque artère tranchée et que, cette nuit, pendant qu’Erk et Cassandra dormaient du sommeil des enfants, il était resté un long moment éveillé à écouter respirer son frère, pour qui il avait commis ces meurtres. J’ai bien senti que quelque chose n’allait pas, mais je ne savais pas comment l’aider à exprimer ça.
Il m’a regardé me débattre avec mes pensées. Son visage était inexpressif. Moi, je le fixais. Et plus je le fixais, plus je réalisais à quel point il était beau. Oh, il n’atteignait pas la beauté presque divine de son frère, mais son visage était presque symétrique, ses traits fins, ses yeux légèrement en amande, lui donnant une sorte de beauté exotique.
Il a eu un sourire sarcastique qui m’a sorti de ma rêverie.
- Tu vires ta cuti, l’Archer ?
- Idiot. Je t’admirais, c’est vrai, mais c’était le regard d’un esthète, pas d’un amoureux. Et, également, d’un frère d’armes inquiet pour toi.
Son regard s’est adouci. Son sourire aussi.
- Je te remercie, mais il n’y a pas vraiment de sujet d’inquiétude.
- Permets-moi d’en douter, Kris. Entre la danse de la mort de l’autre nuit, ton inquiétude pour Erk, ta disparition hier soir.
Il a rougi, détournant le regard.
- Ah, j’ai dit. Tu as revu Tito, n’est-ce pas ?
Il a hoché la tête, les yeux toujours sur le côté.
- Vous êtes deux adultes, tu fais ce que tu veux.
- J’ai fait une bêtise.
- Mais non…
- Si. J’ai peur d’avoir involontairement, et tacitement, fait une promesse à Tito, que je ne pourrai pas tenir.
Et il m’a raconté. Mais comme c’est personnel, je ne l’écrirai pas. Mais j’ai compris que la Compagnie se retrouvait avec un triangle amoureux bancal et déséquilibré, qui avait le potentiel de nous péter à la gueule. Tito et Kris étaient amoureux d’Erk, ce que celui-ci ignorait, Kris croyait que Tito était amoureux de lui et, par-dessus tout ça, Doc avait l’intention de mettre fin à sa relation avec le Viking.
Quel merdier, putain !
- Lin est au courant de ça ?
- Non, a-t-il dit en rougissant encore.
- Et pourquoi ? C’est ton Capitaine ?
- C’est surtout ma baby-sitter et je t’avouerai que c’est difficile d’évoquer ce genre de sujets avec elle. Elle est au courant de ma sexualité, mais pas de mon amour pour Erik.
- Oh, ne t’inquiète pas pour ça, elle s’en doute.
- Quoi ?! Tu… tu lui en as parlé ?
- Pas besoin. Elle n’est ni con ni aveugle, Kris. Elle sait que tu l’aimes et que c’est un amour très fort. Elle ne sait pas que ça va plus loin que ça.
Je me suis tu, je réfléchissais, me demandant si je devais en parler à Lin ou pas.
Tito est entré au mess, vite suivi par le reste de notre patrouille, Quenotte entouré des filles, Cassandra, toute propre, lui tenant la main, Baby Jane portant un plateau chargé de deux petits-déjeuners.
Une fois assis, une fois les appétits un peu calmés, Tito nous a dit qu’il était passé voir le dernier membre de notre patrouille.
- JD va bien, il a encore un peu de fièvre, mais Doc dit que ça va vite passer. Son rythme cardiaque se rapproche de la normale, lui aussi. Yaka est couchée dans sa chambre, pas sur le lit. Pas sûr de ce que ça veut dire, mais elle est moins focalisée sur lui, elle fait attention à nous.
- Il s’est réveillé ?
- Non, pas depuis qu’Erk l’a soigné. Mais Alma s’est réveillé, ça y est.
- Ça, c’est une excellente nouvelle, a dit Kris en observant Cassandra qui prenait son rôle de garde-malade – qu’elle s’était attribué toute seule – très au sérieux, coupant la nourriture de Quenotte pour qu’il puisse manger.
Il avait un bras en écharpe, ayant reçu une balle dans le gras de l’épaule. Il souriait à Cassandra, la remerciant à chaque fois ou presque.
- Dis, Kris, il a demandé, qui remplace Mike ?
- Personne ou le Gros.
- Je peux tenir la radio, tu sais, il suffit d’un bras. On a besoin des qualités d’organisation du Gros pour la suite, mais pas de mes connaissances encyclopédiques…
- Tu ne te limites pas à ça, Quenotte ! s’est exclamé l’Islandais.
- Je sais. Mais avec un bras bloqué, comme je vais plutôt bien par rapport aux autres, et que je vais devenir chèvre à rester sur mon c… derrière à ne rien faire, je pense que je peux faire son boulot.
- Bon, très bien. Va donc relever celui qui se trouve à la radio. Si c’est Phone, envoie-le nous, qu’on le nourrisse.
- Kris, a demandé Cassandra, je peux aller avec lui ?
- Et est-ce que ce ne serait pas mieux de demander à Kitty, ma grande ?
- Non.
Kitty a ouvert des grands yeux puis s’est assombrie. Aïe. Premier rejet quand Cassandra avait cherché la sécurité auprès du Viking, deuxième rejet quand elle a cherché l’approbation du petit frère.
Kris a levé un sourcil qui, d’interrogateur, est devenu intimidant. Je ne sais pas comment il fait, mais c’est impressionnant.
- Non ? Et pourquoi non ?
- Parce que c’est une demande military… militaire.
Elle a eu un peu de mal avec le mot en français.
- Je vois. Mais, Cassandra, tu n’es pas un soldat. Ce n’est pas à moi de décider, c’est à Kitty. Ta sœur.
- T’as qu’à lui donner l’ordre de me dire que je peux accompagner Quenotte.
- Non.
- Pourquoi ? Je veux y aller !
- Le PC Ops n’est pas un endroit pour une petite fille de six ans, même si elle se déguise en soldat.
- C’est pas juste !
- C’est comme ça, Cassandra. La vie n’est pas juste, ma chérie.
- Je vais demander à…
- Cassandra, si tu réveilles Erik, tu vas en entendre parler jusqu’à Noël !
Elle s’est immobilisée, saisie par le ton de Kris.
- Cassandra, jusqu’à présent on a tous été plutôt gentils avec toi mais là, ça va trop loin. Tu es dans un camp militaire, avec des soldats et des dangers.
- Mais je veux aider, Kris. Je le dois.
On s’est tous immobilisés, regardant la petite fille qui, les poings serrés, des larmes aux yeux, tenait tête au Lieutenant. Il l’a dévisagée un long moment.
- Viens, Cass, a-t-il dit d’une voix douce.
Et comme elle hésitait, il a fait un petit geste.
Quand elle s’est trouvée devant lui, il a glissé du banc et s’est retrouvé sur un genou devant elle, lui prenant les mains, décrispant les petits poings.
- Je comprends, Cassandra. Je comprends parfaitement. Tu vois, j’ai un grand frère qui est comme toi. Il doit aider. Déjà, tout petit, encore plus petit que toi maintenant, il voulait aider. Il devait aider. Mais il était souvent dans les jambes des adultes, se mettant en danger, parfois. Une fois, à quatre ans, il est monté dans une ambulance pour Soigner une femme blessée, puis, comme ça l’avait fatigué, il s’est trouvé un petit coin pour dormir. Dans l’affolement, ils ne l’ont pas vu, ils ont fermé l’ambulance à clef, à cause des médicaments dedans, puis le garage où elle était.
Cassandra a ouvert de grands yeux inquiets.
- Et qu’est-ce qui s’est passé ?
- Mes parents étaient très inquiets, moi je savais juste que mon frère chéri n’était plus là. Maman était officier de police, à l’époque, et tout le commissariat, et des voisins, et tout le monde, a fouillé le village de fond en comble sans le trouver. J’ai fini par m’endormir dans les bras de Papa mais eux n’ont pas fermé l’œil de la nuit. Ils imaginaient le pire.
- Et Erk ?
- Il s’est réveillé vers 4 heures du matin, enfermé dans l’ambulance, et après avoir appelé sans réponse, s’est mis à pleurer. C’est un jeune officier, faisant une ronde, qui l’a entendu hurler de peur et qui l’a ramené à la maison.
- Tout s’est bien fini, alors ?
- Pas tout à fait. Erik a eu beaucoup de mal à dormir ailleurs que dans notre lit, parce que les autres endroits lui rappelaient l’ambulance. Ça a duré plus d’un an. C’est long, un an, pour des petits enfants. Alors, tu vois, les enfants ça veut aider et c’est merveilleux. Mais tu es trop petite pour aider militairement.
- Comment je peux aider, alors ?
- Je crois que je sais, a dit Quenotte, et j’ai vu sur le visage de Cassandra l’espoir qu’il dirait qu’elle l’aiderait en lui tenant compagnie.
- Ah ?
- J’ai remarqué que tu déjeunais avec Ketchup, Cook et Moutarde, avant nous.
- Oui. Et ?
- Eh bien, ce qui aiderait, ce serait de vérifier qu’il y a ce qu’il faut sur les tables, comme du pain, des serviettes, du sel et du poivre. Et puis, un truc que les autres aimeraient bien, je pense, ce serait que, pendant le déjeuner, tu leur demandes s’ils ne manquent de rien ?
- Mais je ne peux pas porter de truc lourd…
- Non, y a les ados pour ça. Mais si tu leur dis ce qui manque sur telle ou telle table, ça fera gagner du temps à tout le monde.
La patrouille a trouvé que c’était une bonne idée et Cassandra s’est, enfin, tournée vers sa sœur. Je me doutais que Kitty avait réfléchi, pendant la discussion.
- Ça me paraît une excellente idée. Dans un camp militaire, tout ne tourne pas autour de la guerre, pumpkin. Tu le vois bien avec Cook, Ketchup, Moutarde, Doc, Nounou. Et les soldats se battent mieux si, à la maison, il y a des bons repas, des lits propres, de l’eau chaude, tout ça. Ce que font Cook et Doc et leurs équipes, c’est aussi important que ce que font Erk, Kris, Mike et les autres.
Cassandra a réfléchi puis accepté l’idée. Je ne sais pas si l’histoire de l’ambulance lui avait fait peur, mais peut-être que l’idée que le géant, son Erk, ait été un petit garçon qui avait peur de dormir l’a fait réfléchir.
Pensive, elle est partie rejoindre ses futurs parents adoptifs. Les papiers étaient partis dès que Kitty avait donné son accord, on attendait le retour. Les connaissances de Lin en France, la proximité de la rentrée scolaire, allaient, il fallait l’espérer, accélérer les choses.
- Kris, tu as dit « notre lit » ? j’ai demandé.
- T’en perds pas une miette, toi, hein ?
J’ai souri.
- C’est très simple. Mes parents attendaient un garçon, pas deux. Papa avait sorti le berceau familial, une merveille en bois sculpté, datant au moins du dix-neuvième siècle. C’était un berceau assez large. Quand ils se sont retrouvés avec deux bébés sur les bras, ils nous ont mis dans le berceau et Papa en a commandé un autre pour Erik. Le temps que le berceau arrive - et ça a pris un peu de temps -, on s’était habitués, Erik et moi, à dormir ensemble, l’un contre l’autre. Et quand ils nous ont séparés, on n’a pas arrêté de pleurer. Alors Papa a renvoyé le berceau, et quand on a grandi, il a acheté deux sommiers, deux matelas, qu’il a mis côte à côte, avec une seule couette.
- Et vous avez dormi longtemps comme ça ?
- Jusqu’à l’adolescence, a peu près. C’est le moment où, avec nos hormones, c’est devenu gênant.
On a rigolé, même les filles.
- C’est pour ça qu’il s’est calmé, dans tes bras, quand on l’a ramené de la forteresse ?
- Oui. Moi aussi, son odeur me calme. Ça représente la sécurité, pour moi. Mais je dois vous faire un aveu. Erik, petit, avait peur de l’orage. Ces nuits-là, il se collait à moi en tremblant, me réveillant. Il suffisait que je mette mes bras autour de lui pour qu’il s’endorme, me laissant réveillé, les yeux ouverts, à écouter l’orage. Et à le maudire de m’avoir réveillé quand je dormais vachement bien.
On a souri, à la fois amusés par l’histoire et attendris par ces deux enfants si proches.
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