LXXI

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Erk a quelque chose de merveilleux, c’est qu’il est capable de vite mettre de côté ce qui le chagrine, le blesse, le rend triste.

Ce soir-là, au dîner, il était lui-même, riant, plaisantant. Bien sûr, depuis son enlèvement par les FER, il avait perdu un peu de son innocence, mais je pense de toute façon qu’après Sotchi et la Tchétchénie il en avait déjà perdu un bon paquet.

Je pense qu’il fait attention à ne pas nous infliger son humeur, pour ne pas nous faire faire des bêtises, nous rendre triste, ou ce genre de choses.

Ou alors, il a une capacité rare, c’est de pouvoir guérir son mental, en contrepartie de ne pouvoir se guérir lui-même ? C’est ce que je lui souhaite, en tout cas.

Bref, toujours est-il que, ce soir-là, il semblait avoir mis de côté ce qu’il avait fait. Je l’avais vu en grande conversation avec Cook et, aussi, assis dans la caillasse en dehors de la base à côté de son frère, qui avait passé un bras autour de la taille de son frère, s’appuyant contre lui. Il avait sans doute fait le tri, comme il dit. D’abord avec notre psy puis avec celui pour lequel il avait commis ce meurtre… pas de sang-froid, car ce n’est pas un psychopathe, juste un homme avec des valeurs très fortes. Et, pour son petit frère, un amour immense qui le poussait à faire des choses qu’il regretterait sans aucun doute toute sa vie.

Il était à table avec tous les autres officiers et sous-officiers, ce qui était exceptionnel. Pas que Erk soit à table avec nous, que nous soyons tous à la même table. On a tendance à se regrouper par patrouille. On a tous soigneusement évité de parler de l’incident de l’après-midi.

Les filles dînaient entre elles, Song se détendant peu à peu, osant un rire discret par moment. Kim était resté avec Phone, Mike ayant demandé à reprendre son poste au PC Ops.

A notre table, Kris et Lin encadraient le géant, l’air de rien, mais on n’a pas eu à s’en faire, il avait son appétit habituel, souriait quand on faisait une blague, riait, même. Et pourtant, aujourd’hui, j’avais eu la bêtise de lui rappeler ce qui s’était passé dans la Forteresse des FER, et il avait tué pour que Kris n’aie pas à le faire. Mais s’il était de bonne humeur, je n’allais rien gâcher.

Pour la tisane, on s’est regroupés par patrouille, Kim a suivi Quenotte, Song, Baby Jane, on s’est donc retrouvé à dix, JD étant assis à table avec nous, la chienne à ses pieds.

Quand les Coréens se sont approchés, elle s’est levée, est allée sentir les sentir. Song s’est crispée, JD lui a dit de se détendre, de tendre sa main, pour que Yaka puisse connaître son odeur. Elle a délicatement senti la main tendue, a éternué, provoquant un petit rire chez JD.

- Elle dit que tu dois savoir faire de bons gratouillis derrière les oreilles, il a dit quand on lui a demandé ce qui le faisait rire. Je ne sais pas comment elle peut savoir ça rien qu’avec ton odeur, Song. Allez, venez vous asseoir.

On s’est poussé pour leur faire de la place. Pendant la discussion, Kim a voulu savoir s’il serait avec nous en patrouille. Kris a répondu que non, sans doute, vu que notre patrouille était au complet.

- Est-ce que l’un de vous sait faire de la moto ? a demandé Erk de son baryton chaleureux.

Et j’ai vu Song s’épanouir comme une fleur au soleil. C’était merveilleux de la voir heureuse.

- Oui, moi, a-t-elle dit.

- Parfait. Je pense qu’on peut te confier à Mac et Stig.

- Mac ? Stig ?

- l’Italienne avec la boule à zéro. Stig, lui, est tellement banal qu’on l’oublie, sauf si on voit ses yeux. Ils ont une couleur extraordinaire, vert kaki, a dit celui dont les yeux sont les plus extraordinaires que je connaisse, bleu bourrache, ou du bleu que prend le ciel quand il fait très beau et très froid en hiver.

- Du coup, la patrouille de Mac est complète, a dit Kris. Kim, on va sans doute te mettre dans celle de Tondu, qui garde la base.

- Tondu ? Le chauve ?

- Non, le frisé. Le chauve, c’est Frisé.

J’ai bien vu qu’ils étaient perdus, tous les deux, alors je leur ai expliqué nos surnoms, et pourquoi on appelait le Gros ainsi, alors qu’il ne l’était pas.

Quenotte a détourné notre attention des Coréens qui réfléchissaient à toute vitesse.

- Dites, les frangins, j’ai une question pour vous.

Sur un signe de tête du Viking, il a continué :

- J’ai le souvenir qu’il y a très peu de femmes dans la Légion Etrangère.

- Exact.

- Environ une par génération, d’après les chiffres que j’ai trouvé sur le Net.

- OK. Et le point de cette discussion ?

- Eh bien, quand les filles se sont extasiées sur ton chignon, après la blague du zèbre, Kris a mentionné Sonja la Rouge. Or, elle a dû être dans la Légion en même temps que Lin. Alors, même si, statistiquement, c’est possible, ça me paraît un peu beaucoup… Enfin…

- J’ai compris, a dit Kris. Sonja n’était pas légionnaire, elle était infirmière, s’occupait des visites médicales régulières, mais ne vivait pas sur la base. Elle était célibataire, avec un sacré tempérament, ce qui choquait les gens d’Abu Dhabi, forcément. Elle venait pour renforcer le personnel médical et quand Erik est rentré de Sibérie avec ses quatre balafres, elle s’est bien, très bien, occupée de lui.

Kris avait un sourire entendu et Erk a rougi.

- On dirait que tu as un type, Erk, pour tes partenaires. Un type qui se balade en blouse blanche, hein ?

JD avait l’air content de lui et allait continuer quand Quenotte a dit qu’il avait d’autres questions.

- Sur les femmes de la Légion ? a demandé le Viking.

- Non, sur une particularité de la Légion. La possibilité de demander la nationalité française au bout de trois ans.

- Ah.

- Oui. Tu vois, je sais que tu peux demander la nationalité, mais que ton officier supérieur est le seul à décider. Alors, avec ton exploit sibérien et la réception plutôt glacée de ton acte d’héroïsme, je me pose des questions.

- Je vois. Ce que je ne vous ai pas dit, c’est que l’état-major de l’unité russe avec laquelle nous avions fait l’exercice m’a accusé non seulement d’avoir provoqué les tigres, mais, au final, d’avoir tué leur soldat.

On a bondi, mais il a levé une main.

- J’ai mis ça derrière moi, malgré les arrêts de rigueur, malgré leurs visites incessantes dans ma chambre, alors que, sans vraie morphine, je souffrais le martyre et que ces visites me laissaient inconscient, tellement elles m’épuisaient. Ce qui a été plus dur à digérer fut l’attitude de mon propre commandement. Ils n’ont pas fait grand-chose pour me défendre contre les accusations des Russes, même s’ils les ont systématiquement réfutées, mais ils n’ont rien fait de plus. Il faut dire que je les agaçais un peu, avec mes deux mètres et plus de haut, mon gabarit, qui les a obligés à me faire faire des équipements sur mesure. Sans parler de mon chignon. Ou de ma manie de me jeter au devant du danger, comme vous dirait Kris.

Il nous fait son merveilleux sourire et a tendu la main vers la tête de son frère, qui l’a évité d’un retrait du corps sans impatience.

- Il a fallu l’intervention du médecin de la Légion, de mes camarades qui avaient assisté à l’attaque des tigres, entre autres un certain Lieutenant que vous connaissez bien, pour que ma demande de naturalisation soit réexaminée par un jury d’officiers, et non une seule personne qui, de plus, n’avait pas mis les pieds en Sibérie, mais avait reçu un courrier scandalisé long d’une demi-douzaine de pages.

- Je rêve ! s’exclama Kitty. Cet officier, quel culot de mal te noter alors qu’il n’était même pas…

- Kitty, c’était juste un humain avec un peu trop de pouvoir, rien de plus.

- Mais quand même, Erk, c’est pas juste…

- Merci de prendre ma défense, Kitty. J’apprécie. Mais même si ça a pris du temps, j’ai fini par être naturalisé, moi aussi.

- Donc, Kris a été naturalisé avant toi ?

- Oui. Presque un an avant.

- Ce qui est injuste, a dit Kris, c’est qu’Erik n’avait désobéi à aucune des règles de la Légion, mais avait servi de bouc émissaire pour apaiser les Russes. C’est une des raisons pour lesquelles la demande de nos camarades a été acceptée. Dis-moi Quenotte, ta curiosité est-elle satisfaite ?

- En ce qui vous concerne, elle ne le sera jamais.

Je pensais un peu comme lui.

- Mais pour ce soir, oui.

- Mais, dis-moi, Quenotte le curieux, n’aurais-tu pas une histoire pour nous ?

- Euh, non, pas ce soir.

- Bon, dans ce cas, je vous propose d’aller nous coucher un peu tôt, puisque demain, on reprend l’entraînement sérieusement, même si JD devra y aller mollo au début.

- Oui, je préfère ça, Erk. Bonne soirée.

- Bonne soirée…

On a échangé des bonsoirs, et on a commencé à sortir tranquillement. Il faisait déjà nuit, mais Lin avait fait allumer les petits projecteurs qui éclairent très bien la cour centrale.

Avant de nous diriger vers nos chambres, on a fait quelques pas dehors. Il faisait encore bon, la fraîcheur de la nuit n’était pas encore montée. On profitait un peu de la soirée avant d’aller nous pieuter.

Les frères Hellason ont échangé quelques mots avec Mac et Stig, pour leur annoncer que Song allait les rejoindre, je traînais avec Tito et on a entendu un cri, puis : « Lâche-moi, lâche-moi, sale type ! »

« Kitty ! » a fait Kris en se précipitant vers le bruit, suivi par son frère, les caporaux, Tito et moi.

Et une emmerde de plus. Le dernier Pashtoune tenait Kitty par le bras et celle-ci, paniquée, avait oublié son ahemvé et n’arrivait pas à se défendre.

Kris a chopé le type à la gorge et l’a soulevé de terre, lui faisant lâcher Kitty, complètement affolée. Erk l’a prise dans ses bras, la cachant presque complètement. Les bras autour de la taille du Viking elle agrippait son pull dans son dos à deux mains, les jointures blanches, et tremblait comme une feuille. Le géant lui caressait le dos lentement, pour la calmer.

Kris a reposé le type à terre, le tenant toujours par la gorge. Le mec n’était pas une brindille, il était même assez large et bien musclé. Mais face à Kris, même si celui-ci n’a pas la force immense de son géant de frère, il n’avait aucune chance.

Lin est arrivée, a jeté un coup d’œil à la ronde. Elle a vu Kitty dans les bras d’Erk, Kris qui tenait l’autre et Baby Jane qui s’approchait. Elle s’est mise en retrait, dans l’ombre des arcades. J’ai compris qu’elle n’interviendrait que si nécessaire.

- Ce type m’a fait des avances, a dit l’Anglaise. Je lui ai dit qu’il n’était pas à la hauteur, il s’est vexé. Il a voulu m’attraper, je lui ai fait mordre la poussière, alors il s’est tourné vers Kitty. Mais il l’a tout de suite attrapée.

Kris a regardé le type droit dans les yeux, puis il a souri. Mais pas de son sourire sympa. Oh non.

- Alors, les filles, il est à vous.

Mac et Baby Jane ont pris un poignet chacune et l’ont forcé à s’allonger sur le dos. Il a commencé à agiter les jambes, alors Moutarde a pris une cheville, Bloody Mary l’autre. Mike s’est agenouillée près de sa tête. Doc s’est approchée, se tenant à l’écart de la punition, mais prête à intervenir si les choses dégénéraient. Connaissant nos camarades, le type aurait la peur de sa vie, mais il ne se passerait rien.

Et en effet, elles ont commencé à évoquer toute une série de punitions corporelles somme toute assez gentilles, qui ont fait trembler le type. Kitty, que les bras d’Erk avaient rassurée, s’est jointe aux festivités, mais de loin aussi. Parmi les punitions évoquées, il y avait le fouet, le trou, des kilomètres avec le barda – histoire qu’il soit bien fatigué et n’y pense plus –, bref.

Je ne sais pas laquelle a évoqué la castration, mais le mec s’est mis à couiner comme un goret – le comble, pour un musulman – et Mike l’a fait taire en lui fourrant un gant dans la bouche. Lin s’était détachée du pilier contre lequel elle s’appuyait, mais je l’ai retenue. « Regarde les yeux de Baby Jane », j’ai chuchoté. Elle s’est radossée. Dans les yeux de la belle Anglaise, il y avait une étincelle de malice, mais pas de volonté de nuire, juste de s’amuser aux dépens du crétin.

Puis l’une d’elles a lâché une bombe. Non, je ne vous dirai pas qui, elle m’a avoué plus tard qu’elle avait eu honte de son idée, par la suite. La bombe, c’était : « Les gars, qui veut lui montrer ce que c’est que d’être du mauvais côté du manche ? » Vous voyez pourquoi elle a eu honte, après ?

Bref, les mecs, tous, sauf un, ont pris un air dégoûté.

Puis on a entendu quelqu’un se gratter la gorge et Tito s’est avancé, son couteau – un de ses nombreux couteaux – à la main. Il le faisait sauter dans sa main, tourner en l’air, le rattrapant par le manche après plusieurs pirouettes. Je me suis inquiété et, apparemment, Kris aussi. Erk était très calme, les bras croisés, en appui sur une jambe.

Tito s’est avancé près de la tête du gars, s’est accroupi une fois que Mike s’est un peu poussée. Il était donc accroupi, sur la pointe des pieds, en équilibre, les avant-bras posés sur ses cuisses, les mains pendantes. Détendu. Dans sa main droite, le couteau pendait aussi.

- T’as de la chance, connard, on est des mecs bien, nous. Si l’ancien lieutenant était encore ici, il t’aurait montré, lui, ce que c’est, tu sais, ce que tu as voulu faire à ma p’tite sœur. Ou alors, il t’aurait vraiment coupé les couilles, lui. Mais pas très proprement. Il aurait pas pris un scalpel à Doc, tu vois, plutôt le couteau à pain.

On s’est un peu crispés, tous, les filles aussi, parce que le couteau à pain est un couteau à grosses dents. Brrr.

- Non, vraiment, t’as de la chance, t’en seras quitte pour une grosse frousse et te faire virer d’ici. Et sans coup de pied au cul, tu es trop répugnant, ça risquerait de nous coller aux bottes et d’y rester.

Tito s’est penché en avant, tendu d’un seul coup, une main sur la poitrine du crétin, l’autre tenant son couteau prêt à servir.

- Mais dis-toi une chose, connard, c’est que si je te revois dans le coin, je te tranche la gorge et le reste. Et pas forcément dans cet ordre.

Tito s’est tu, laissant ses paroles faire leur chemin dans le cerveau embrumé de trouille de l’imbécile allongé au sol.

- Les filles t’épargnent, alors, par respect pour elles, je t’épargne aussi, même si je ne te pardonne pas. Je vengerai ma petite sœur. Tu vois, je suis Albanais. Chez nous, l’honneur et la vengeance vont de pair. Et si la vengeance est un plat qui se mange froid, chez nous, elle se déguste glacée.

On s’est retenus d’applaudir, mais la prestation de Tito était un chef d’œuvre. Erk a un peu froncé les sourcils, il n’est pas très vengeur, il a tendance à digérer ce qu’on lui fait et à pardonner…

Lin n’a rien ajouté d’autre que des instructions pour que le mec récupère ses fringues afghanes, soit enfermé pour la nuit dans la petite pièce, prêt à être déporté par Frisé et la Land le lendemain matin.

Maintenant, si vous avez un tant soi peu suivi, vous vous dites que je n’ai jamais parlé du mort. Parce que oui, vous aviez deviné, comme nous, qu’Erk avait tué l’espion. Il avait fait ça proprement, lui tordant le cou. Mais il avait laissé le corps dans la petite chambre. C’est Lin, un peu plus tard, qui l’avait sorti et, accompagnée de votre serviteur, était allée jeter le corps par-dessus la falaise, à l’est, à la hauteur du deuxième fossé.

Elle est nettement plus pragmatique qu’Erk et pour elle, ce type ne méritait pas d’égards. Je ne dis pas que j’approuve cette façon de voir les choses, mais il faut dire que ce jour-là, elle n’avait pas de temps à perdre – et plus beaucoup de combustible, faut avouer – à brûler un type qui avait mis la Compagnie en danger.

Elle a dû lire quelque chose dans mon regard, parce qu’en rentrant à la base, elle m’a dit : « les vautours aussi ont le droit de manger ». Ouais, elle a pas tort.

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