LXXVII
On est repartis sous le chaud soleil d’Afghanistan, en file indienne, toujours aussi prudents. On était en territoire ennemi, et donc on devait, forcément, faire quinze fois plus attention.
- Tito, y a-t-il des habitations dans le coin ? a demandé Kris après une petite heure de marche.
L’Albanais a bidouillé son interface tête haute et a annoncé un village à plus de quatre heures de marche.
- Merci. Bon, on passera le village et on ira dormir plus loin. Si les habitants sont amicaux, on verra pour se laver un peu, ça nous fera du bien.
C’est vrai qu’il faisait très, très chaud et que, sous nos pare-balles et nos henleys, on transpirait fortement. Je savais que ce soir, on changerait de tee-shirt, pour dormir dans un truc sec, car la nuit, il fait quand même froid.
En ce qui me concernait, et je pense honnêtement que je n’étais pas le seul, j’ai béni les mecs qui avaient conçu nos boxer-shorts et je vous explique pourquoi. Je sentais ma sueur couler entre mes omoplates, glisser jusqu’à ma ceinture et être absorbée par le pantalon. Devant, pareil. Sur les côtés, les jambes, idem. Je voyais, sur nous tous, des auréoles de sueur un peu partout. Nos visages brillaient… Sauf pour Erk, toujours couvert de la poussière soulevée en minant le talus. Bref, vous voyez le tableau.
Le pire endroit, c’était l’entrejambe. Le treillis n’était pas ajusté, sinon nous aurions eu des problèmes de circulation, ou de confort, tout simplement. Et puis, même s’il y avait différentes tailles de treillis, aucun n’était sur-mesure. Bon, sauf pour Erk, puisque ses treillis sont – forcément – à sa mesure, mais c’est exceptionnel. Donc, à l’entrejambe, y avait toujours un peu de mou. Et avec la chaleur, le haut de nos cuisses récupérait l’humidité d’un peu plus haut. Et donc, sans toile de pantalon pour les protéger, normalement, ça aurait dû frotter et tant qu’il y avait de la sueur pour lubrifier, ça allait à peu près. Je ne vais pas vous faire un cours sur les piètres qualités de lubrification de la sueur. Mais dès que ça séchait, ça frottait, ça irritait et putain, ça faisait mal, le soir. Comme des brûlures.
Mais heureusement, nos boxer-shorts étaient un peu plus long et arrivaient à limiter la casse. Heureusement, donc, parce que sinon, Erk aurait dû nous faire des soins tous les soirs et ça aurait donné lieu à des scènes marrantes, vu qu’il ne peut soigner qu’en touchant la blessure, sauf pour Kris.
Bref. Je gardais un œil sur mon affichage tête haute, pour les données satellites, plutôt absentes pour l’instant. Mais la chaleur, la sueur… Le henley, avec ses manches longues, nous protégeait du soleil mais j’aurais bien aimé relever les manches pour profiter du mini courant d’air créé par la marche. J’aurais aimé retirer mon casque pour que ce même courant sèche mes cheveux…
On a fait une pause déjeuner en plein cagnard, impossible de trouver de l’ombre par ici, à croire que c’était un mythe. Pas de source non plus, on a économisé l’eau, on pourrait en prendre au village, il y avait une rivière pas très loin, il suffirait de la faire bouillir avant de la verser dans nos gourdes. Depuis le temps qu’on était dans le coin, on s’était plus ou moins habitués à l’eau, mais on n’était jamais à l’abri d’une saloperie.
- Pfiou, quelle chaleur… a fait Erk, en repoussant son casque pour s’éponger le front et déplacer, involontairement, la fine couche de poussière qui s’était déposée dessus.
- Et on n’est pas encore au plus chaud de l’été, ici, j’ai répondu.
- Oh merde… Et c’est quand ?
- Vers la mi-août. Vous n’étiez pas encore ici, l’an dernier.
- Non, c’est vrai, a dit Kris, on était au bord du lac de Côme. C’est nettement plus verdoyant et paisible. Même si les circonstances qui nous avaient amenés là ne l’étaient pas tellement.
- C’est là que… a demandé Quenotte, avant de s’arrêter.
- Oui, c’est là, a répondu Erk, dans la villa de Matteo Rizzi, que j’ai retrouvé mes esprits après la Tchétchénie. Et avant que tu me poses la question, Quenotte, je n’ai aucun souvenir précis de cette période. Et ceux que Kris a ne sont pas forcément très positifs.
- J’en ai un ou deux, quand même, comme quand tu m’as reconnu pour la première fois.
Les deux frères ont échangé un sourire, on a détourné les yeux, parce qu’il y avait quelque chose de très fort qui passait dans ce sourire. Et plus le temps passe, et plus ça se renforce, j’ai l’impression.
On est repartis après le déjeuner, calmés par ce rappel. Mais les frangins parlaient de ça plus facilement que lorsqu’on l’avait évoqué la première fois.
La chaleur nous tombait dessus, nous accablant, nous faisant oublier qu’on marchait, voire même pourquoi on marchait. Yaka était aussi abrutie que nous. Difficile d’être vigilant, dans ce cas-là.
Quand on est arrivés près du village, je crois qu’on était tous plus ou moins assommés par la chaleur. Ce qui fait que quand la première balle a frappé le sol devant nous, on a sursauté.
Puis Kris nous a hurlé de nous abriter et on a quitté la rue principale à toute vitesse, cherchant un abri. Le coup de feu venait de devant nous, on s’est donc carapatés sur les côtés. J’ai vu Erk se mettre derrière une maison, Kris de l’autre côté de la rue. Le Viking a soulevé Baby Jane pour qu’elle puisse se percher sur le toit plat d’une maison, à l’abri du petit rebord, où elle s’est installée pour tirer sur nos agresseurs.
J’ai vu Quenotte et JD se planquer du côté de Kris, Yaka sagement à l’abri. Kitty et moi étions planqués non loin du géant.
J’ai cherché Tito du regard, je l’ai vu sauter par-dessus un muret bas, mais assez haut pour le protéger.
On a entendu un hurlement d’horreur.
Je me suis tourné vers Tito, qui avait disparu derrière le muret et était l’auteur de ce cri.
Puis on a entendu un mélange de gémissements, de grognements puis un hurlement de douleur, mêlée à de la terreur.
Erk n’a fait ni une, ni deux, il s’est relevé, demandant un tir de couverture, il a traversé la rue sous un feu – heureusement – peu nourri, qui s’est arrêté quand Baby Jane a fait chanter son MKSR, et il regardé par-dessus le muret.
Je l’ai vu devenir blanc, avoir un haut-le-cœur, vomir sur ses bottes et s’essuyer la bouche sur sa manche. Puis il a tendu un bras par-dessus, me demandant en même temps où était la rivière. Les hurlements de Tito, mélange d’horreur, de terreur et de souffrance, n’avaient pas cessé. Ils me fendaient le cœur, me secouaient les tripes.
Erk a saisi Tito par son gilet, l’a sorti de derrière le muret. Tito s’agitait toujours, hurlant de douleur, se grattant au sang, et Erk a attrapé ses poignets de sa main libre.
J’ai foncé vers lui, l’ai attrapé par la manche et l’ai entraîné à ma suite vers la rivière.
On a couru cinq cent mètres et on est arrivés au bord d’une rivière peu profonde mais dont l’eau était heureusement claire.
Pendant qu’Erk posait Tito au sol, allongé sur le dos, et le débarrassait de manière presque brutale de son équipement, j’ai vu que mon buddy était couvert d’une poudre blanche, du cou aux pieds, et sur son visage aussi. Il y avait aussi des tâches sombres sur son uniforme, des tâches qui n’étaient pas de la sueur.
Quand Tito a été à poil, Erk, qui s’était aussi débarrassé de son sac à dos, l’a saisi par les poignets, l’a soulevé de terre et s’est dirigé vers l’eau, le portant à bout de bras. Sous la douleur qui le faisait hurler, mon p’tit pote se débattait, et Erk a fini par attraper ses poignets d’une seule main et ses chevilles de l’autre. J’ai gueulé, demandant au géant d’arrêter de maltraiter mon copain, d’arrêter de lui faire mal.
Erk n’a rien dit, il a juste plongé Tito dans l’eau froide, tête incluse, lâchant ses chevilles. Il l’a vite ramené à la surface, passant sa grande main sur le visage de Tito pour le débarrasser de la poudre, le plongeant encore une fois sous l’eau, le ramenant enfin à la surface. Il lui a lâché les poignets, mettant sa grande main sur la nuque de Tito et l’allongeant dans l’eau, comme il tiendrait un bébé dans son bain, puis a frotté le corps de Tito qui ne hurlait plus mais tremblait de tous ses membres, les yeux écarquillés. J’en avais mal au cœur.
Les gestes d’Erk étaient devenus très doux, presque tendres, et ça m’a réconforté de voir qu’il se souciait autant de Tito. Il s’est tourné vers moi, me demandant de sortir sa couverture de son sac, puis il a pris Tito dans ses bras et l’a sorti de l’eau. Le petit Albanais a passé ses bras autour du cou du Viking, qui s’est laissé faire, murmurant des mots rassurants à Tito.
Erk s’est assis en tailleur à même le sol, m’a demandé d’étaler la couverture sur ses genoux, et a posé Tito dessus.
J’ai vu que mon p’tit pote était couvert de brûlures et de profondes griffures.
- Erk…
- C’est fini, bonhomme, c’est fini. Tout va bien, Tito, tout va bien, shhh…
Derrière nous, ça défouraillait toujours, et dans mon oreillette j’entendais ces mots tout doux, sur fond de tir d’armes automatiques et d’ordres de Kris. C’était très étrange.
Erk a commencé à promener ses grandes mains qui brillaient sur le corps de Tito, Soignant les brûlures et les griffures, le retournant ensuite pour s’occuper de son dos.
Ensuite, il l’a enveloppé dans la couverture et l’a serré contre lui, ses deux bras faisant autour du petit homme comme une armure pour le protéger de l’extérieur. Tito s’est pelotonné entre les jambes du géant, et celui-ci lui a frotté le dos tout en caressant ses cheveux.
Erk m’a demandé de secouer les affaires de Tito pour les débarrasser de la chaux vive dont elles étaient couvertes, et j’ai compris d’où venaient les brûlures de Tito. La chaux est utilisée pour dessécher la matière organique et au contact de la sueur de Tito, elle avait commencé une réaction chimique qui avait asséché sa peau, provoquant ces brûlures. Je comprenais maintenant ses hurlements de douleur.
Dans les bras du Viking, mon p’tit pote s’est mis à pleurer et le géant s’est contenté de le bercer, le laissant se débarrasser de sa terreur ainsi. J’ai entendu de nouveau la berceuse islandaise et Tito a fini par se calmer, épuisé, et s’est blotti contre Erk.
J’ai vu une petite main brune sortir de la couverture, se poser sur la joue du géant et lui tourner la tête vers Tito. Erk s’est laissé faire, chantonnant toujours sa berceuse. La main de Tito s’est glissée vers la nuque du Viking et Tito, se soulevant, a posé un baiser sur les lèvres de l’Islandais qui s’est arrêté de chanter, se redressant sous le coup de la surprise.
- Que…?
- Erk… Je t’aime…
- Je sais, Tito.
- Depuis le premier jour…
- Je sais. Crois-moi, je sais. Et je t’aime, moi aussi, mais… pas comme ça.
- Pourquoi ? Parce que je ne suis pas une femme ?
- Je…
- Ou parce que je ne suis pas Kris ?
Erk s’est tu, fixant Tito de ses extraordinaires yeux bleus.
- Je… je ne sais pas, Tito.
- Moi, je sais que je t’aime, Erk.
- Je suis désolé, Tito, mais quoi que… quelle que soit mon… Je ne peux pas te donner ce que tu veux, Tito, je… je ne peux pas.
- Parce que ton cœur est déjà pris, Viking, n’est-ce pas ?
Erk n’a rien dit, s’est contenté de serrer Tito dans ses bras et celui-ci, pleurant de nouveau, s’est blotti dans l’étreinte du géant, le front contre sa poitrine et j’ai vu sur le visage du géant une expression de douleur, comme s’il avait voulu pouvoir donner à Tito ce qu’il voulait.
Puis, traçant un sillon dans la poussière, une larme, suivie d’une autre, et que Tito, ayant levé la tête, a remarqué aussi.
- Tu pleures. Pour moi ?
- Oui… J’aimerais pouvoir te rendre heureux, mais je…
Tito s’est mis à genoux, a pris le visage du Viking entre ses mains. Le contraste entre les petites mains couleur pain d’épices et les joues pâles, le bouc doré, était saisissant. Les grandes mains d’Erk retenaient la couverture sur les hanches de Tito.
- Ah, Erk… Si gentil, si généreux, toujours à te préoccuper du bonheur des autres…
Il a fixé les yeux si bleus d’Erk, ses pouces caressant les joues du géant.
- Et, toi, ton bonheur à toi, c’est quoi ? Non, ne dis rien. Gardons nos illusions.
Tito a attrapé un bout de la couverture pour sécher les yeux du géant et les siens. J’ai retrouvé la tendresse dont il avait fait preuve au bord d’une autre rivière, il y avait si longtemps, semblait-il.
- Erk, depuis que tu es arrivé ici, tu t’es toujours préoccupé de moi. Je me souviens des retours de missions dans la Land où tu t’assurais que j’étais bien installé pour dormir, je me souviens de tous ces contacts, de ton inquiétude pour moi quand j’ai eu ma crise de paludisme… Et j’ai apprécié chacun de ces contacts, je te l’assure. Depuis quelque temps, malheureusement, c’est devenu trop dur pour moi. Penser à toi, le matin, en me… tu vois de quoi je parle, eh bien, ça ne suffit plus.
- Que… que veux-tu dire Tito ?
Oui, que voulait-il dire ? Il est évident que tout ça, je l’ai entendu parce que j’étais à côté d’eux, nettoyant les affaires de Tito, et me faisant oublier, comme je savais faire. J’ai entendu la fusillade cesser.
- Je veux dire que je vais devoir partir, quitter la Compagnie.
- Quoi ? Non, Tito, tu ne peux pas !
- Et pourquoi ? Qu’est-ce qui me retient ? Ma condamnation ? J’ose espérer qu’elle a été levée, depuis le temps. Le devoir ? Je peux être soldat partout, grâce à vous. L’amour ? Ah ! Je sais que tu m’aimes, mais ce n’est pas assez, je veux, égoïstement, plus que ce que tu peux me donner. Je veux pouvoir t’embrasser à te faire perdre le souffle, je veux me réveiller dans tes bras, ta peau contre la mienne, en sachant que tu m’as emmené au septième ciel…
Il a secoué la tête tout doucement, ses pouces toujours à caresser les joues du Viking. Il a ensuite, tenant toujours le visage d’Erk entre ses mains, posé un petit baiser sur le bout de son nez.
- Il est possible que m’éloigner de toi soit tout aussi dur que de rester, mais je sais que si je reste, je finirai par m’ouvrir les veines… J’ai failli le faire il y a peu.
Erk s’est raidi, pâlissant encore plus. Tito ne savait pas, pour Joseph, sinon il n’aurait rien dit. Mais moi je savais et je me demandais comment le Viking allait réagir. Il n’a rien dit, a juste fixé Tito droit dans les yeux pendant un moment. Puis…
- Ne fais pas ça, Tito, je n’en vaux pas la peine.
Tito a eu une espèce de hoquet de surprise incrédule mais n’a rien dit.
- Tito, penses-tu vraiment que quitter la Compagnie sera mieux pour toi ?
- Oui, Erk. Oui, je le pense.
- Alors je te demande une chose, c’est d’attendre l’arrivée des nouvelles recrues. Pour nous aider à les former, pour choisir celui qui prendra ta place dans la patrouille. Même si tu es irremplaçable, Tito.
- Si je fais ça, Erk, tu me laisseras partir ?
- Je te le promets. S’il le faut, je convaincrais Lin de te faire une recommandation pour tout corps d’armée que tu voudras intégrer…
Dans mon coin, je pleurais. Oui, j’ose l’admettre, sans honte. Je pleurais silencieusement parce que Tito voulait nous quitter, voulait me quitter et ça, c’était très dur à avaler. Je ruminais ma tristesse, et elle s’est transformée en colère. On était buddies depuis très longtemps, je l’avais toujours soutenu, aidé, protégé, je l’avais adopté, même, et il voulait me quitter pour une sombre histoire de cul. J’étais déçu, je me sentais trahi.
Je ne pensais pas vraiment correctement, faut avouer. Mais j’ai ravalé mes larmes, j’ai essuyé mes yeux et j’ai, virilement, mis mon chagrin de côté. Je n’allais pas rajouter du pathos à un foutu mélodrame, non, pas le moment. Mais putain, c’était dur !
Sur ces entrefaites sont arrivés les autres, alors je me suis dépêché de fouiller le sac de Tito pour lui tendre un boxer-short et un tee-shirt propres.
Annotations