13 octobre 2012.
J’ai retrouvé une vieille photo de nous deux. Ma tendre Iris, prunelle de mes yeux, mon regard s’abandonne à tes lèvres pétillantes. Tu portes si bien le blanc, ce grand voile couvrant ton visage me rappelle la pureté de ton âme quand nous étions enfants. Douce, j’ai envie de promener mes mains le long de ta chair, encore et encore. J’ai envie que tu sois à mes côtés. J’ai envie de te voir rentrer du boulot, garer ta voiture derrière le chalet, chaque soir, et qu’après cela, tu me racontes ton incroyable journée de fleuriste, que tu me confies tout ce que tu as sur le cœur, et que l’on s’aime passionnément. J'ai envie de te voir ouvrir les paupières chaque matin, et que tes yeux noisette illuminent mon être.
Maintenant, cette photo de mariage me rend si nostalgique… Pourquoi es-tu partie ? Pourquoi m’as-tu laissé seul face à la forêt ? Couper des arbres n’a plus aucun sens, à présent.
J’espère qu’au moins, là-haut, tu reposes en paix, parmi les anges.
Amoureusement,
Flo.
Cette lettre, lorsque je la relis, me rappelle le temps où j’étais encore bûcheron. Ce temps où j’étais capable d’abattre une vingtaine d’arbres par jour, et où nous croquions la vie à pleines dents. Puis, du jour au lendemain, ma douce est partie. Ce fut un grand coup de massue, je n’arrivais pas à y croire. La maison était devenue vide. J’ai continué à exercer mon métier, jusqu’à ce fameux jour.
Je me promenais, hache à la main, à la recherche de bois de frêne quand j'ai entendu cette voix.qui se lamentait. J'ai cherché d'où elle provenait, lorsque je suis tombé sur ce jeune frêne. Parfait ! me suis-je dit. Tout juste ce que je cherchais pour ma commande. Je me suis mis à frapper l’arbre avec ma hache pour en extraire le bois. Mais, à chaque coup, les cris se faisaient plus poignants.
J’ai continué encore un peu, me disant que ces atroces bruits n'étaient qu'hallucinations. Très vite, les hurlements devinrent insupportables.
J'ai arrêté de couper l’arbre. J'avais une volonté farouche de réparer les dégâts que j'avais causés.
Malheureusement, l'arbre ne fit plus long feu : il s'écroula dans un râle effroyable à m’en percer les tympans. Ce cri résonne encore dans ma tête chaque fois que j’y repense. Il exprimait une douleur profonde, tout droit venue du cœur de la sylve. Cette sylve qui, pour moi, n’était qu’un champ de bois.
Je commençai à voir la forêt d'un œil nouveau. Les milliers de racines sous mes pieds m'apparurent tel un réseau merveilleux, plus complexe encore que ceux conçus par l'Homme. Via celui-ci, acajous et bouleaux communiquent, s'échangent des lettres d'amour, envoient des nutriments à leurs enfants assoiffés et de la lumière à ceux qui ont poussé sous l'ombre du feuillage des géants.
Lorsqu'ils sont en danger, ils lancent tout autour d'eux un gaz de molécules de détresse pour prévenir leurs semblables de ce qui se trame dans la forêt. Leurs lianes s'entremêlent et leurs feuillages se mettent à frémir face au vent, car ils craignent qu'il ne les déracine. Leurs écorces durcissent l'hiver, de peur que leur sève ne gèle. Leurs cris atteignent l'oreille attentive, exprimant la plainte de leur incapacité à lutter contre la cruauté humaine.
Une phrase m’est alors venue à l’esprit :
« La seule plante qui pousse sur Terre, c'est l'Homme, insensible à la douleur de la nature. »
En y repensant, ce frêne solitaire, c’était ma femme. Tout est clair, à présent. Après sa mort, son âme a cherché un nouveau vaisseau, et s’est logée dans un corps fait de bois et de nervures, espérant que je comprenne qu’elle était toujours à mes côtés. Quel imbécile ! Ma femme a tout fait pour me tenir compagnie, et moi, je l’ai tuée une deuxième fois ! Si j’avais su, j’aurais choyé ce frêne jusqu’à la fin de mes jours.
Comme je hais l’ancien Flo. Aujourd’hui, j’ai appris à murmurer aux arbres. Je caresse leurs écorces en posant mon oreille contre leurs troncs. Je vis du jardinage. Au milieu de mon jardin, le frêne a bien poussé : il est presque plus grand que moi.
Il me dit qu'il m'aime. Pas explicitement, mais je le ressens. Ses feuilles crépissent lorsque je l’arrose, et j’entends son cœur battre lorsque j’écoute dans les profondeurs de son tronc. Sa sève est sucrée comme les lèvres de mon Iris. L’été, lorsque ses bourgeons éclosent, il fleurit bien plus encore que les frênes de la forêt. Il se pare de blanc, comme s’il imitait un hibiscus géant, la fleur préférée de ma femme. Mais mon jeune pousse est encore bien fragile : une tempête pourrait facilement le déraciner.
Je regarde à nouveau la vieille photo de nous deux. Ma frêle Iris, hibiscus de mon jardin, mon regard s’abandonne à tes lèvres de pétales. Tu portes si bien le blanc, ce grand voile entourant ton tronc me rappelle la pureté de ta sève quand tu étais arbrisseau. Sensuelles, j’ai envie de promener mes mains le long de tes écorces, encore et encore. J’ai envie que tu restes à mes côtés, Iris…