Prologue
Une nuit à nulle autre pareille. Un ciel saturé d'ombres noires.
Ce soir-là, trois chevaux filaient à travers les plaines transies d'un obscur royaume en sommeil. Sur chacun d'eux, une forme encapuchonnée criait des ordres en une langue rauque, pleine de majesté. Des capes flottaient au vent, ondulant dans les airs telle une armée de serpents.
L'un des cavaliers portait un étrange paquet. Imité des deux autres, il arrêta son destrier. Lorsqu'il en descendit avec aisance et dans une série de tintements métalliques, il jeta un regard sur le ballot qu'il tenait dans le creux de son coude.
« C'est ici que nos chemins se séparent. Ainsi que l'annonce la prophétie, tu représentes une menace trop grande pour les dieux de ces mondes, murmura-t-il.
— Alfadr¹, je n'ignore pas ce que t'a confié la sorcière, mais est-ce bien la seule solution ? Soit, nous ne pouvons la tuer. Toutefois, le sort que tu lui réserves est pire que la mort ! » le coupa l'un de ses suivants.
Le premier homme ne répondit rien. Violemment, il ôta la couverture qui entourait le sujet de leur conversation et libéra la physionomie inquiétante de celle dont ils allaient infléchir le destin – une enfant de quelques heures à peine.
Cette dernière, difforme, agitait ses bras minuscules en tous sens. Ses yeux grotesques et dissymétriques clignaient nerveusement. Un léger filet de bave coulait sur la portion monstrueuse de son menton. De pitoyables halètements s'échappaient de sa gorge brûlée alors que sa poitrine ravagée se soulevait par à-coups.
« Regarde-la. Quelle place aurait-elle parmi les dieux ? Quelle souffrance serait la sienne si elle devait vivre au milieu de nos moqueries et de notre haine ? »
Le troisième individu s'avança à son tour. D'un geste gracieux de la main, il fit s'entrouvrir la terre. Désormais, le sol était éventré par une large crevasse dont on ne pouvait voir le fond. Les bourrasques qui s'en échappaient, sifflantes et hurlantes, fendaient l'air pour regagner les nues. À une brume épaisse, confuse, tentaculaire, s'ajoutaient des hurlements lugubres, emplis de désespoir et d'horreur.
Celui qui avait été appelé Alfadr se pencha au-dessus de l'abîme, et brandit bien haut le petit corps qu'il avait saisi par une cheville. Le Néant était en train d'appeler la fragile créature, de l'attirer dans son cœur saturé de ténèbres. Ginnungagap², le Grand Vide, allait obtenir ce qu'il désirait tant.
« Je ne m'abaisserai pas à souiller mon œuvre de ton sang impur. Puisque la prophétie annonce que c'est de toi et de tes deux frères que viendra la fin des illustres Ases³, je ne peux pas non plus te laisser vivre parmi nous. Moi, Odin, te condamne donc à errer, recluse au fin fond du Niflhel⁴, où Nidhogg ronge l'une des racines du grand arbre cosmique. Ton rôle sera de garder les spectres des faibles qui n'auront pas eu le courage de mourir par la lance, la hache, la flèche ou l'épée. Tu deviendras la gardienne de ces âmes damnées qui, pour l'éternité, souffriront plus que le plus malheureux des vivants. Jamais tu ne devras tenter de regagner Midgard, Asgard ou Utgard⁵. Tu ne pourras te lier à quiconque, sous peine de laisser derrière toi un sillon de mort et de misère. Enfin, tu n'auras aucune descendance car je te maudis, Hel, fille de Loki⁶ et d'Angrboda⁷, faiseuse de malheurs ! »
Sur ces mots, l'homme lâcha la frêle cheville. L'enfant, avalée par le néant, disparut dans les profondeurs.
« Que l'autre la suive ! Il lui servira d'escorte. Ainsi, on ne pourra nous reprocher d'avoir été trop cruels... »
Un second ballot, manipulé avec plus d'égards, fut jeté dans le gouffre. Après quoi l'estomac de la terre se referma en un vacarme assourdissant.
Le mystérieux cavalier tira sa capuche vers l'arrière. Une infinie satisfaction pouvait se lire sur son visage encadré par une longue chevelure blanche et une barbe de la même couleur. Sa paupière gauche était fermée. Son œil droit, lui, se dissimulait sous un sourcil épais et anguleux ; aucune larme n'en fendait jamais l'amande.
Ses deux condisciples regagnèrent leurs montures. Après les avoir enfourchées, ils jetèrent un regard inquiet en direction de l'horizon, là où les cimes des hauts pics rocheux se perdaient au-delà de la mer.
« Tout n'est pas terminé, et tu le sais, prononça gravement l'un des acolytes. L'avoir enfermée dans le Niflhel ne nous sauvera pas. Le Destin est implacable. Même les dieux ne peuvent le combattre.
— Inflexible est Orlög, femme, mais bien supérieurs sont les pouvoirs d'Odin. J'ai créé ces mondes et ne les laisserai pas s'éteindre de la sorte. Les ennemis d'Asgard périront ! Telle est la volonté du Père des dieux ! »
Les chevaux laissèrent échapper un sinistre hennissement, puis, sur ordre de leurs maîtres, se remirent en route. Témoins de leur fantastique cavalcade, les éléments se courbèrent ; les astres nocturnes s'effacèrent les uns à la suite des autres ; la neige se fit tapis de verdure sous le galop des étalons ; les arbres firent la révérence ; au large, la mer se vida de ses vagues et le vent cessa de souffler. Tous s'inclinèrent et saluèrent la divine chevauchée de ceux que les humains appelaient Tyr⁸, Iord⁹ et Odin.
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Lexique :
1 - Alfadr : autre nom d'Odin. Forme simplifiée de Alföðr. Signifie Très Grand Père.
2 - Ginnungagap : Grand Vide primordial duquel a jailli la vie.
3 - Ases : famille divine issue d'Odin, en opposition aux Vanes, divinités natives d'un autre lignage.
4 - Niflhel : autre nom de Niflheim.
5 - Utgard : est appellé ainsi tout le territoire qui entoure celui des hommes. Désigne bien souvent Iotunheim.
6 - Loki : nom signifiant Le Feu. Iotun accueilli par les Ases, frère de cœur d'Odin. Fourbe, lunatique et inconscient, il a attiré bien des ennuis à sa famille d'adoption.
7 - Angrboda : forme simplifiée du nom Angrboða, signifiant Celle qui annonce le malheur. Iotun magicienne, membre des sorcières de la Forêt de Fer. Décédée en donnant la vie aux triplés Fenrir, Iormungand et Hel.
8 - Tyr : forme simplifiée du nom Týr, signifiant Ciel lumineux. Dieu ase de la bravoure et de l'exploit guerrier. Fils d'Odin et d'une iotun.
9 - Iord : forme simplifiée du nom Jörð, signifiant La Terre. Iotun, amie des Ases, maîtresse d'Odin et mère de Thor. Est investie des pouvoirs de la Nature.
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