Chapitre 2.2
Main dans la main, les vieux amants se tenaient sur le porche, le regard embué de larmes. Voir Hel s'en aller relevait de la torture. Jamais ils n'avaient eu à se séparer ainsi de leur reine, elle leur manquait déjà.
Ganglati était plus triste qu'à l'accoutumée. Son teint pâle était à peine coloré par les maigres lueurs bleues et vertes qui émanaient des glaces sombres du Niflhel et des vapeurs étouffantes de la bourbeuse Hvergelmir. Ganglot, elle, paraissait plus âgée, comme une vieille dame sur laquelle pèse le poids des tourments. Tous deux faisaient preuve d'une telle bonté ! Les quitter n'avait rien de facile, mais cette séparation n'était que temporaire. Une fois rassasiée d'images, de goûts, d'odeurs et de bruits, Hel reviendrait.
La fille de Loki disparut dans le brouillard. Sous ses pieds, la terre desséchée et jonchée de pierres piquantes craquait bruyamment, comme pour crier à sa gardienne de ne pas partir. En vain. Les pas de Hel étaient nourris d'une énergie nouvelle, d'une envie folle de découvrir ce qui se cachait au-delà des fondations de l'univers.
Plus elle avançait vers le sud et plus elle sentait une étrange chaleur l'envahir : on aurait cru que le froid de Niflheim laissait peu à peu la place à l'air plus cordial de la surface. Les rochers étaient tapissés d'une mousse naissante qui se déclinait, sur des milles et des milles, en une large gamme de tons bruns. La coupole de profondes ténèbres qui s'étendait au-dessus de sa tête et jusqu'aux confins du Niflhel, se voyait remplacée par un ciel d'un noir laiteux, presque gris.
Dans le lointain, se devinait Giallarbru, le pont d'or, passage obligé pour gagner ou quitter la sinistre terre des morts. Protégé par la vierge guerrière Modgud, il traversait Gioll, la rivière mythique, limite naturelle entre le fief des vivants et celui des ombres. Cette fois, il était désert : le cycle du temps donnait l'impression de s'être soudainement interrompu.
Seule la mince silhouette de Modgud se dessinait sur l'horizon. Son nom signifiait "combat furieux" car elle était féroce et rapide, adroite et courageuse. Personne, dans le royaume, n'était meilleur guerrier qu'elle. Même les serpents, rusés serviteurs de Nidhogg, n'osaient s'en approcher. Solitaire, elle vouait son existence à la tâche qu'on lui avait confiée.
Immédiatement, la valkyrie¹⁷ s'avança en direction de Hel. Ses longs cheveux, d'un intense noir de jais, semblaient faits de sombres joyaux. Une armure étincelante recouvrait son corps – dont la plastique aurait pu troubler le plus inflexible des êtres ! – tandis que de fines étoffes étaient jetées sur ses épaules ou enserraient ses hanches. Le visage sévère, elle posa sur l'étrangère des yeux pénétrants.
« Qui es-tu ? Ne sais-tu pas qu'il est interdit de quitter Helheim ? Les portes de la vie te sont définitivement fermées », lança-t-elle d'une voix pleine de superbe.
Manifestement, elle n'avait pas reconnu sa souveraine, qui sourit, heureuse de constater que même ses propres gens étaient incapables de la percer à jour. Cela laissait augurer du meilleur : si une personne aussi puissante que Modgud ne pouvait la confondre, qui s'en montrerait capable ?
Calmement, Hel répondit :
« J'ai fort à faire en Midgard. Le monde des hommes m'appelle, moi qui ne suis ni morte ni vivante. Me laisser traverser le pont ne sera pas une faute, je puis te l'assurer.
Modgud brandit Stiarna, sa fabuleuse lance d'argent.
— Tu ne traverseras pas ce pont. Les défunts sont contraints à errer en Helheim jusqu'à ce que le Néant dévore les neuf mondes.
— Je te le répète, je ne suis pas une morte. Mon âme n'est donc pas soumise aux lois qui s'appliquent à ces pauvres malheureux. Éloigne la pointe de cette arme, elle ne te sera d'aucune utilité contre moi. »
Modgud eut un imperceptible mouvement de recul. Face à elle, se tenait une jeune fille qui osait la défier, avec pour seul bouclier le doux timbre de sa voix. À bien y regarder, cette mystérieuse personne n'avait rien d'une morte, effectivement : elle avait gardé le pouvoir de parler ou de se mouvoir librement et sa peau n'avait pas la couleur grise ou bleue propre aux lémures de Hel. Toutefois, si elle disait vrai, que faisait-elle en vie, à la lisière des mondes du dessous ? Et surtout, comment y était-elle entrée ?
« Il n'existe qu'une seule et unique issue menant au royaume de Hel et c'est justement le pont sur lequel nous sommes, reprit Modgud. Les nains de Svartalfaheim l'ont construit sur l'ordre d'Odin. Son pouvoir empêche quiconque d'emprunter un autre chemin.
— Je le sais. S'il existait un autre passage, peut-être m'y serais-je engagée mais, comme tu l'as dit, Giallarbru est la seule issue possible. Maintenant, écarte-toi. Midgard ne m'attendra pas plus longtemps. »
Les paroles de la vagabonde ressemblaient à des menaces autant qu'à un défi. Elle était là, vulnérable, sans arme ni armure, et pourtant, elle osait tenir tête à une farouche combattante, rompue aux arts de la guerre. Était-elle folle ou résolument déterminée à traverser ce pont au péril de sa vie ? Modgud décida de ne plus s'embarrasser l'esprit avec autant de questions. Tant pis pour cette jeune fille : si elle était assez imprudente pour ne pas tourner les talons et retourner d'où elle venait, elle allait goûter au châtiment réservé à ceux qui cherchaient à enfreindre les règles.
D'un geste précis du poignet, si rapide qu'un œil normal n'aurait pu le saisir, Modgud fit s'abattre sur son énigmatique visiteuse l'extrémité de sa lance. Le bâton de métal fendit l'air, puis rencontra la chair vulnérable de sa victime. Une lueur aveuglante s'éleva. Mais rien : du bout des doigts, l'étrangère avait arrêté le coup. Alors la valkyrie comprit.
« Vous êtes... une déesse ?
— Je suis une gardienne, tout comme toi. Cependant, même dans ce domaine qui est mien, je me sens étrangère.
— Vous êtes ma souveraine. Et j'ai levé la main sur vous. »
Modgud laissa échapper Stiarna avant de tomber à genoux sur le sol. La iotun s'accroupit à son tour et posa une main frêle sur l'épaule de sa servante. Son regard était empli de tendresse et de compassion.
Les longilignes doigts roses caressèrent avec douceur l'épaulière de métal. À ce contact électrisant, Modgud n'eut plus aucun doute : seule Hel pouvait posséder une aura à la fois si froide et si rassurante, une bonté presque palpable mêlée à un chagrin dévorant. Elle n'était pas cette reine des ténèbres, hostile et impitoyable, que les gens de la surface se plaisaient à imaginer ou à décrire.
« Quel genre de soldat suis-je, moi qui ne suis pas capable de reconnaître celle que j'ai juré de servir ? J'ai failli vous heurter, je ne mérite pas votre clémence. »
Ensemble, elles se relevèrent. La tension qui flottait dans l'air avait été remplacée par un intense sentiment de plénitude. Il n'y avait plus ni défi ni méfiance. Seulement de la confiance, du respect et du pardon.
« En cherchant à m'empêcher de traverser le pont que tu protèges, tu as démontré quelle farouche gardienne tu peux être, valkyrie. En vérité, je suis fière de te compter parmi mes serviteurs. Nous sommes tellement semblables. Nous ne savons pas vraiment quel est notre foyer. Toi qui viens de la terre des hommes et dois vivre chez les morts, à la frontière des mondes. Moi qui suis une iotun privée des siens et de sa liberté. »
La voix de Hel tressaillit légèrement alors qu'elle portait son regard vers l'horizon, là où les rayons du soleil l'accueilleraient avec chaleur. Elle poursuivit :
« Je suis lasse de ces plaines ingrates où s'entassent les affligés. Leur tristesse s'est emparée de mon âme et me renvoie l'image de ma propre souffrance. Je ne veux plus attendre, prisonnière de ce paysage désolant. Je veux, ne serait-ce que pour un court voyage, m'imprégner de ce qui constitue les autres mondes. Modgud, je fais route jusqu'à Midgard. Me le permettras-tu ?
— Vous savez pourtant qu'on vous l'a interdit.
— C'est pourquoi je te demanderai de n'évoquer mon périple devant personne. Pour tous, Hel est restée, comme à son habitude, enfermée entre les murs d'Eliudnir.
— Ma souveraine se livre là à un jeu fort dangereux. Si Odin vient à l'apprendre, qui sait ce qu'il pourra vous faire ?
— La vérité ne doit pas arriver aux oreilles du Père des dieux et c'est pour cela que je tiens à ce que l'on me croit toujours à l'intérieur de mon palais. En ce qui concerne son unique œil, aussi attentif soit-il à ce qui se déroule dans l'Enclos du Milieu, il ne sera pas capable de me voir tant que mes traits resteront changés. »
Modgud ne trouva rien à ajouter. Cette entreprise s'annonçait fort risquée, mais Hel était une iotun et son pouvoir avoisinait celui de la plupart des dieux d'Asgard. Elle avait sûrement maintes fois ressassé les dangers qui pourraient la guetter, et sa décision était sans doute mûrement réfléchie. Désormais, il était inutile de chercher à la convaincre.
« Traversez Giallarbru et vos pas vous mèneront au-delà de Gioll. Soyez prudente car il arrive que le monde des hommes n'ait rien à envier à l'horreur de celui des morts. N'oubliez pas cela, ma dame. Quant à moi, je vais continuer à protéger ce passage, à guetter jour après jour votre retour parmi nous. »
La fille de Loki adressa un léger sourire à son interlocutrice, puis fit volte-face. Quelques mètres plus avant se terminaient Niflheim et Helheim, ces noires prisons. Midgard, lui, commençait à peine. Un large point clair pouvait se voir au loin, à l'image d'une opalescence au terme d'un long et sombre tunnel. Était-ce le soleil qui, déjà, l'invitait à le saluer ? Ou bien un signe de la providence, lui intimant que quoi qu'elle trouve de l'autre côté, cela changerait irréparablement le cours de son existence ? Peu importait, Midgard s'étendait droit devant elle.
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Lexique :
17 - Valkyrie : forme simplifiée du mot Valkyrja, signifiant Celle qui choisit les morts. Femme-guerrière immortelle remplissant moult missions pour le compte des Ases.
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