Chapitre 4.2
Une chose visqueuse vint s'abattre sur sa joue, y imprimant une bande de liquide gluant et incolore. Revenue soudainement à elle, la fille de Loki ouvrit les yeux. Deux gigantesques naseaux rejetèrent sur elle un souffle chaud et humide.
« Veuillez excuser Skinfaxi. Il est un peu maladroit lorsqu'il est question de porter secours à une dame. »
Cette voix douce et étonnamment proche la surprit. Hel repoussa gentiment l'animal. Malgré des vertiges persistants, elle trouva la force de se remettre sur pieds. Sur un proche rocher, se tenait l'homme dont les mots l'avaient affolée. Il avait toujours aussi belle allure. Son visage restait tendre et calme, profondément amical malgré l'attitude de celle qui l'avait fui avec hâte. Cette fois, ses yeux étaient grands ouverts, fixés sur les astres qui mouchetaient le ciel nocturne. Aucune arme n'était pendue à sa ceinture ou attachée à son dos. Seul un bâton de bois gisait à ses pieds. À trois mètres de lui, un feu l'éclairait à demi.
« Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
— Je suis comme toi et une poignée d'autres. Je suis ici mais ce n'est pas chez moi. J'appartiens à un autre monde, à une autre sphère. Pourtant, j'aurais aimé que les choses soient différentes.
Ce tutoiement si soudain interloqua la gardienne des morts.
— Je ne comprends pas, dit-elle.
— Regarde ces étoiles. Elles sont belles, n'est-ce pas ? Ma mère me répète souvent que chacune d'entre elles se veut le pendant d'un homme mortel qui, à sa mort, voit son étoile s'éteindre et retourner au Néant.
— C'est ce que les gens disent, oui.
— À vrai dire, je ne suis pas convaincu. Non, pour moi, ces étoiles sont semblables à des phares que les âmes doivent suivre pour gagner les havres d'Odin ou les geôles de Hel. En somme, ce sont des guides qui aident les mortels. Mais servent-elles également aux dieux ?
La iotun tâcha de retrouver son calme, puis répondit :
— Les dieux, ainsi que la totalité des créatures vivantes, sont normalement soumis à la volonté du Destin. Pourquoi ne pourraient-ils pas être guidés par une petite lumière ?
— C'est ce que je crois également. Un soir, j'ai levé la tête vers le ciel, et je l'ai vue. Oui, j'ai vu mon étoile, celle qui n'avait eu de cesse de guider mes pas. J'ai enfourché Skinfaxi et j'ai chevauché jusqu'à elle. Elle m'a alors confié que c'était sur la terre des hommes que je devais chercher ce qui me manquait.
— Cette chose. De quoi s'agit-il ?
— Cette... personne, c'est toi. Mon étoile m'a dit que je te découvrirais en Midgard, le jour de la célébration du pain. Je lui ai demandé comment être sûr de te trouver. Elle m'a répondu que je devrais garder les yeux fermés et que tu m'apparaîtrais dans l'obscurité. »
Disait-il vrai ? Pouvait-elle lui faire confiance, à lui qui venait d'avouer, à demi-mot, n'être pas de ce monde ? Hel n'était pas dupe : Odin était passé maître dans l'art du déguisement. Quoi de plus facile, pour un Ase de son rang, que de revêtir les traits d'un beau cavalier ? Cependant, l'ensorceleuse qu'elle était depuis d'innombrables années n'avait plus rien à apprendre en matière d'aura. Or, si camoufler son apparence était une chose, dissimuler son essence en était une autre.
« Me trouver, moi ? Mais je ne suis personne, je ne suis rien, si ce n'est une ombre perdue au centre d'une lumière trop vive pour elle.
— Au contraire. Je n'étais entouré que de ténèbres. Skinfaxi était mes yeux puisque les miens étaient trop occupés à te chercher. Tu dis n'être qu'une ombre ? Allons, tu brillais dans le noir, forme nette et précise. Tu me suppliais de t'emmener. Je ne voyais personne d'autre que toi. L'étoile ne m'avait pas menti.
Le rouge monta aux joues de Hel.
— Vous faites erreur. Je ne suis pas celle que vous recherchez... De moi n'émane aucune chaleur.
— Quand bien même cela serait vrai, je saurais me montrer assez lumineux pour nous deux. Mon nom est Dag et je suis un Ase. Et toi, qui es-tu ? »
La jeune femme détourna le regard. Elle ne pouvait pas lui donner son nom. Lui révéler sa véritable identité reviendrait à les exposer, l'un comme l'autre, à un danger trop grand. Elle était une iotun et il était un dieu. Elle était une fugitive, lui un serviteur d'Odin. Enfin, elle n'était qu'un horrible monstre et lui un sublime seigneur. Si le cœur de Hel avait envie de répondre, son esprit la suppliait de garder le secret, de ne pas tout compromettre maintenant.
« Peu m'importe. Ce n'est pas ton nom que j'ai cherché pendant si longtemps. Bientôt, viendra le moment où tu me le diras. Jusque-là, j'attendrai. »
Les évènements prenaient une tournure étonnante. Comment aurait-elle pu se douter qu'au cours d'un seul et unique voyage, elle rencontrerait un dieu dont le destin avait toujours été de se lier au sien ? Cela n'avait aucun sens. Elle s'était justement grimée pour qu'on ne la remarque pas, qu'on la laisse explorer, seule, ce royaume si complexe. Une fois de plus, la gardienne des morts évoluait dans des eaux troubles. Elle avait beau chercher comment s'y soustraire, elle ne voyait rien qui puisse l'aider. Devait-elle fuir à nouveau ? D'ailleurs, avait-elle vraiment envie de cela ? Il était inutile de le nier : le charme singulier de Dag l'attirait profondément, d'autant plus qu'elle ne ressentait aucunement la présence d'un quelconque sortilège ou d'une habile ruse. Le discours de l'homme paraissait limpide et franc.
« Je vais rentrer chez moi, maintenant. Oui, je vais rentrer chez moi », murmura-t-elle, les pensées embrumées.
Le cavalier s'avança, lui saisit les mains et les plaça contre sa poitrine. Ses pupilles bleues paraissaient danser sous le rouge grésillant du feu qui brûlait à proximité. Hel tressaillit lorsqu'elle sentit les battements de son cœur. Le rythme en était si paisible et doux que ces pulsations ne pouvaient être celles d'un menteur ou d'un fourbe.
« Je ne suis pas un ennemi, ajouta-t-il doucement.
— Je n'ai aucun ennemi... Je veux juste retourner chez moi. Je vous en prie, laissez-moi partir, implora timidement la fille de Loki.
— Tu as bien fui en me voyant, au village, non ? Ou sont-ce les paroles que j'ai dites ? Tu as manifestement peur de quelque chose ou de quelqu'un, j'en ai le sentiment. Et si tu vois en moi cette menace qui te terrorise tant, je préfère de loin te laisser t'en aller. Je ne veux pas que tu sois malheureuse avec un homme qui t'effraie. »
Jamais personne ne lui avait parlé avec une telle douceur. Jamais personne ne s'était risqué à la toucher, à la regarder dans les yeux ou à chercher à comprendre les souffrances de son âme. Il n'y avait plus aucun doute à avoir : Dag était sincère. En réalité, il était aussi perdu qu'elle, aussi désespéré. Comme elle, il avait fait une longue route pour mener à bien sa quête. Et à présent, leurs deux chemins se croisaient. Était-ce un hasard ? Les créatures des neuf mondes, de la plus insignifiante brindille d'herbe grasse au plus abominable des dieux, savaient que la seule force que l'on ne pouvait entraver était celle du Destin, cet invisible architecte pour le compte duquel les Nornes et les Dises²⁵ établissaient des plans tortueux et souvent inflexibles. Lui seul jouissait d'une autorité absolue, incontestable souverain devant lequel même Odin se devait de courber l'échine. Le hasard avait-il réellement sa place au sein d'un tel macrocosme ? Hel n'avait plus envie de fuir. Si elle avait gagné la terre des hommes, convaincue qu'elle n'y serait que spectatrice, sa rencontre avec ce mystérieux cavalier avait bouleversé tout ce qu'elle croyait possible.
Dag s'assit et l'invita à l'imiter. Près d'eux, Skinfaxi se faisait discret. De temps à autre, il s'ébrouait afin de ne pas se laisser gagner par le sommeil. Des arbres et des rochers se dressaient çà et là, leur silhouette fantomatique se détachant péniblement sur le ciel d'encre de cette nuit si peu ordinaire. Le hululement des chouettes évoquait les murmures indistincts des mythiques esprits de la nature qui, si on savait les invoquer, pouvaient rendre service aux mortels ou leur offrir une lamentable fin.
« Ma mère est Nott, fille du iotun Norfi, expliqua l'éphèbe. Mon père est Delling, un authentique dieu d'Asgard comme il n'en reste plus beaucoup. Mon cheval, lui, se nomme Skinfaxi, et sur son dos, je sème le jour en précédant le char du Soleil. »
À la manière d'un éternel adolescent resté à l'âge des illusions, il fit courir son regard d'azur sur le firmament. Des souvenirs parurent soudain voiler sa mine rêveuse. Il poursuivit :
« Malgré mon apparence, je suis fort vieux. Je me rappelle encore des temps où Ases et Vanes s'affrontaient, où les iotnar ruminaient leur colère dans l'ombre. Aussi loin que je me souvienne, j'ai erré toute ma vie à travers la brume, avec l'impression que je n'étais pas complet.
— Je sais de quoi vous parlez, mais cela peut avoir bien des causes.
— Mon étoile m'a ouvert les yeux : j'avais besoin d'une âme-sœur pour me sentir heureux. Ne dit-on pas qu'on ne vit seulement que lorsqu'on est capable d'aimer ? Depuis que je suis avec toi, je me sens pousser des ailes ! Il me semble que je pourrais faire face au pire, pourvu que ce soit à tes côtés.
— Vous croyez m'aimer ! Vous me confondez avec une image, une idée, le reflet d'une compagne que vous avez ardemment désirée. »
Les mots tenaient moins de la protestation que de la bienveillante mise en garde. Hel ne voulait pas que Dag se fourvoie dans ce qu'il pensait être de l'amour. Elle ne le connaissait pas réellement, mais elle lui voulait trop de bien pour l'encourager dans cette idée folle.
Le dieu, ce sublime voyageur descendu sur la Terre des hommes, eut un léger mouvement de recul. Il tendit une main vers elle et voulut se défendre, dire quelque chose pour plaider sa cause. Mais rien. Pas un son ne passa la barrière de sa bouche. Alors, il se leva et se dirigea vers son cheval. Il en flatta la crinière blanche avant de poser son front contre celui de l'animal.
« Tu vois, elle ne m'aime pas en retour. Pourtant c'est bien elle, il n'y a pas de doute. Je la voyais dans le noir comme je te vois, toi. »
Alors Skinfaxi se secoua, força sur ses jambes et poussa son ami vers la fille de Loki. Dag rit aux éclats. Hel croyait l'avoir vexé, mais comme les enfants qui n'ont besoin que d'une fraction de seconde seulement pour passer de la tristesse la plus intense à la joie la plus sonore – parce que leur cœur ne connait de toute façon pas d'entre-deux – il se rapprocha d'elle et lui sourit de nouveau.
« Alors soit, fit-il à celle qu'il avait choisie. Apprenons à nous connaître. Partons. Loin ou à deux pas d'ici. Pour une nuit ou jusqu'au Ragnarok. Nous nous apprivoiserons. Doucement. Et alors, toi aussi tu sauras. »
Hel sentit sa gorge se nouer. La proposition était insensée, l'invitation fabuleuse.
Tout son être lui ordonnait de refuser, rien de bon ne pourrait ressortir de pareille demande. Accepter revenait à prendre le risque de se faire découvrir, d'être punie, battue, humiliée, détruite, encore et encore, jusqu'à la fin des mondes. Pourtant, elle acquiesça d'un signe de tête. Faisant fi du danger, elle suivit le beau Dag et tous deux montèrent sur Skinfaxi.
Combien de temps voyagèrent-ils ? Difficile à dire, ils cessèrent de compter les jours. Midgard lui-même en perdit le fil. À dos de cheval, ils parcoururent l'Enclos du Milieu à la vitesse du vent et posèrent leurs yeux sur ses plus parfaits trésors. Après avoir visité l'immense et grouillante cité de Torndal, bâtie sur les ruines d'Asaheim, ils se baignèrent aux pieds de Franang, première de toutes les cascades, et contemplèrent les chauds rivages du Sud, menant à Vanaheim ; Bifrost, le pont arc-en-ciel, offrit à leur vue ses sept couleurs, tandis qu'au centre du troisième monde, ils s'approchèrent autant que possible des abords d'Yggdrasil, l'arbre cosmique, gardé farouchement par les évanescentes Dises²⁵.
Ils chevauchèrent sur les lacs et les rivières, au milieu des geysers d'eau chaude et des nuages du ciel. Ils dormirent à la belle étoile – sans toutefois se toucher – ou dans les auberges qui voulaient bien les accueillir, mais jamais Hel ne livra son nom à ses compagnons de route : les merveilles de la terre des hommes n'avaient pas encore déployé suffisamment de charmes pour endormir sa vigilance.
Un soir, toutefois, vint une nuit pluvieuse mais douce. Alors que, grâce à l'hospitalité d'un fermier, les trois voyageurs s'étaient réfugiés dans une modeste grange pour passer la nuit, iotun et dieu s'assirent côte à côte. Ils auraient pu mettre entre eux la distance toute nécessaire, ils n'en firent rien. Il flottait dans l'air une odeur de lâcher prise.
« Je ne pense pas que ce soit une bonne chose. Nous devrions nous... »
Hel ne parvint pas à terminer la phrase qu'elle venait d'entamer : Dag lui caressait lentement les doigts. Il rapprocha ses lèvres, prêt à lui offrir un délicieux baiser. Ce cadeau aussi précieux que redouté acheva de troubler la jeune femme. Ganglot avait parlé de ce sentiment étrange qui unissait les hommes, cette sensation à nulle autre pareille qui s'insinuait jusqu'au plus profond de l'être pour enflammer la moindre parcelle de vie. À qui revenait la paternité de l'amour ? Était-ce l'œuvre des dieux, des hommes ou des iotnar ? En vérité, il s'agissait d'un don universel. L'amour ne faisait aucune distinction et ne posait aucune barrière. Avec légèreté, il battait des ailes et venait se poser sur le cœur glacé des habitants de Iotunheim ou d'Asgard. Il rapprochait les êtres humains, les nains et les alfes, touchait les indomptables valkyries et les plus farouches guerriers. Son pouvoir était tel qu'il était capable de trouver la plus solitaire et triste de toutes les créatures nichées au plus profond des domaines souterrains. Hel elle-même avait été bénie de sa caresse.
« Je t'aime », lui chuchota le cavalier.
Qui donc aurait imaginé qu'un jour, un dieu viendrait lui faire la cour, lui murmurant à l'oreille qu'elle était ce qui comptait le plus pour lui ? C'en était trop difficile à croire. Était-ce un doux rêve ou un cauchemar des plus cyniques ? Essayait-on de la faire souffrir davantage, elle qui, déjà, avait été proscrite pour un crime qu'elle n'avait pas commis ? Et cependant, elle pouvait sentir le léger frôlement du vent contre son visage ou contre ses bras nus, entendre son souffle discret, semblable à un chuchotis d'enfant. Non, il ne s'agissait pas d'un rêve.
Elle s'abandonna jusqu'à glisser lentement sur le sol. De toute façon, son corps ne lui répondait plus. Dag la suivit. Leurs lèvres restèrent jointes, inexorablement attirées sous le coup d'une passion qui ne faisait que grandir au fil des secondes. Leurs mains tremblantes se laissèrent gagner par la fièvre puis se lancèrent dans l'exploration de courbes délicieuses qui s'électrisaient au moindre contact. Des vagues de frissons naissaient à l'intérieur de leur chair pour se propager à la surface de leur peau, apposant sur celle-ci la marque indélébile du désir. Plus qu'une simple rencontre, c'était une union : celle de deux êtres qui, depuis des âges, s'étaient cherchés au-delà des mondes.
Le temps les avait exclus de sa course. Leur étreinte durait peut-être depuis des millénaires ou quelques minutes seulement. Comment en être sûr ? Il n'était plus question d'heures ou de secondes : la seule chose qui comptait alors était ces salves de baisers, ces caresses passionnées, ces murmures échangés et baignés de liqueur enivrante. Midgard était devenu le lit de deux êtres divins qui, pour un bref répit ou à perpétuité, s'aimaient corps et âme.
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Lexique :
25 - Dises : forme simplifiée du mot Disir (singulier : Dis). Créatures féminines, ni iotnar, ni déesses. Depuis leur retraite perdue aux confins du Ginnungagap, elles président à la destinée des êtres. Les Nornes sont les plus éminentes d'entre elles.
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