Chapitre 6.2
Niflheim était fait d'un sérac si dur que l'on ne pouvait le briser. Seuls d'épais nuages de brume filaient à sa surface ou flottaient dans les airs, pareils à d'étranges formes cacochymes. Par endroits, on pouvait voir des âmes perdues, échappées de Helheim, errer comme de sinistres somnambules pour une destination imprécise. Combien Valgard en aperçut-il, qui escaladaient les parois rocheuses pour regagner les plaines désertes et échapper à leur sort ? Garm avait été clair : il ne fallait ni les toucher, ni les regarder, ni entendre leurs plaintes. Dès que l'on commençait à discerner les traits de leur visage, leur voix cherchait à pénétrer l'esprit pour le contaminer de l'intérieur et le déchiqueter sur place. Un sort atroce.
Le ciel charbonneux mêlait ses ténèbres au pâle chatoiement bleu que dégageaient les montagnes de givre. Épousant les pentes abruptes de ce paysage lunaire, Hvergelmir bouillonnait en un filet verdâtre qui serpentait à travers les roches si caractéristiques du Niflhel. Des heures durant, Valgard longea les rapides, faisant fi du poids de son encombrant attirail. Un froid mordant engourdissait ses membres tandis que des filets de sueur s'écoulaient de ses tempes pour ruisseler jusque dans son dos. Le casque de fer l'obligeait à s'arrêter souvent, comme la visière ne cessait de lui obscurcir la vue.
Ces plaines arides l'épuisaient. De moins en moins alerte, de plus en plus las, le petit garçon ne comprenait pas. Lui qui, de coutume, était si fort, si plein d'entrain, sentait sa hardiesse et sa volonté s'évanouir à chaque pas. Lorsqu'il réalisa qu'un épais brouillard le cernait totalement, il manqua défaillir.
« Un dieu... Je suis un dieu... », lâcha-t-il dans un souffle pour ne pas s'écrouler lamentablement sur le sol.
Ses bottes paraissaient clouées à ce tapis de pierres. Chaque nouveau pas puisait en lui une énergie folle. Le souffle court, il lâcha l'épée, qui pesait un poids inimaginable. Même si l'emporter dans ce voyage était une erreur qu'il se maudissait d'avoir commise, il n'était déjà plus temps de s'appesantir sur la question : dans l'ombre, une masse encore indistincte avait esquissé un geste.
« Un petit guerrier, tout ssseul, abandonné. Un petit guerrier, tout ssseul, ssssi fatigué. »
« Il sss'est perdu, ssssa ss'est sssertain... Je me porte volontaire pour lui montrer le chemin. »
Il ne les connaissait pas, mais ces voix ne pouvaient appartenir qu'aux sinistres habitants de ces terres désolées. Régurgités par la brume blanchâtre qui les dissimulait d'ordinaire, ils apparurent enfin. Ils étaient au moins dix. Leur corps longiligne et luisant, presque aussi large que celui d'un homme, saisissait de dégoût. Les robes d'écailles de certains étaient parées de rouge sanglant ou de jaune cireux ; d'autres arboraient un vert malade ou un marron boueux. Leurs yeux ronds étaient semblables à de gros joyaux miroitants, fendus en leur milieu par une pupille en forme de balafre. En une danse grotesque, ils laissaient leur ventre onduler sur le parterre stérile et austère qui leur servait de terrain de chasse. Leurs gueules, bien que toutes différentes, affichaient clairement une même soif de sang sans bornes.
« Une âme légère, échappée du bouillon... Que vient donc faire isssi notre petit compagnon ?
— Sssa peau est rose, et non verte. Ssse peut-il ssseulement qu'il ne sssoit pas ce qu'il sssemble être ?
— Un vivant ? Je n'ose y croire. Que viendrait-il faire de ssse côté du miroir ? »
Valgard ramassa immédiatement son épée. Péniblement, il essaya de la brandir devant lui sans trahir l'effort que cela lui demandait. Son souffle s'accélérait à la cadence des battements de son cœur contre ses tempes mouillées. Il avait péché par orgueil. Jamais il n'aurait cru que cette expédition puisse tourner à son désavantage. Jamais il n'aurait pu imaginer se trouver ainsi encerclé. Hypnotique, la ronde des reptiles se voulait de plus en plus rapide pour endormir la vigilance de leur victime.
« Non, je ne suis pas une âme ! Je suis vivant ! Vivant ! Je suis ici pour chercher mon père !
— Un vivant dans le monde des ssserpents ? De la chair tendre que nous ne voudrons rendre !
— Quoi ? Je suis en vie, vous ne pouvez pas me manger !
Des rires pour seule réponse.
— De viande crue, nous ne sssommes pas repus. Rares sssont les fous qui marchent jussssqu'à nous !
— Je prendrai ssson foie et sssavourerai sses doigts !
— Je me contenterai du sserveau, sss'est le meilleur morssseau. »
L'une des vermines s'approcha lentement. Sans crier gare, elle se jeta sur sa proie, son horrible bouche découvrant plusieurs séries de dents tranchantes, identiques à des rangées de coutelas. Inattendue, l'attaque fut cependant un échec : cet étrange petit être dont le visage était dissimulé à demi derrière un casque corrodé avait juste eu le temps de faire un bond sur le côté et les crocs de son adversaire avaient mordu le vide.
Les autres serpents, dressés sur leur corps de vers, se mirent à siffler de concert. Le signal du repas venait vraisemblablement d'être donné.
« Je recherche mon père, vous dis-je ! Il s'appelle Dag et c'est un dieu ase ! Écoutez-moi, par pitié ! Je ne suis pas ici pour me battre ! s'exclama l'enfant, complètement cerné.
— Une épée ssert à tuer ! En venant isssi, tu t'y étais préparé ! rétorqua l'un de ses agresseurs.
— Vous commettez une grave erreur ! Je suis le fils de la gardienne, et si vous me mangez, elle vous le fera payer cher !
— Pas d'armée parmi les damnés, pas de vengeanssse sssans une bonne lanssse ! »
Les monstres ne voulaient pas entendre raison. Ces pauvres suppliques ne les atteignaient pas. Après tout, quel crédit fallait-il accorder aux divagations d'un condamné à mort ? Le temps n'était plus aux palabres, mais bien à l'action : une partie de chasse dont ils allaient se souvenir longtemps était sur le point de débuter. Une proie vivante pour leurs panses affamées, voilà qu'ils n'avaient plus eu pareille tentation depuis les temps des origines. Peut-être s'agissait-il d'un cadeau des dieux ou d'un magnifique coup du destin, d'une chose exceptionnelle qui ne se reproduirait plus sur ces terres de désolation. C'en était presque trop beau pour être vrai.
Qu'il pouvait être appétissant, cet avorton ! En dépit de l'épaisse cape de fourrure qui recouvrait ses frêles épaules, on pouvait aisément deviner sous son gilet un ventre dodu, des organes juteux et des muscles vermeils qui devaient fondre en bouche. La simple odeur dégagée par les membres fragiles titillait ces papilles qui pétillaient d'impatience.
Le petit garçon allait être savouré. Pour toujours, on se souviendrait de lui comme du mets le plus délicat ayant jamais foulé le sol gelé de ce triste domaine.
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