Chapitre 9.3
Au début, il y a cette grande plaine d'herbe verte et ce ciel si bleu qu'il en agresse presque les yeux. Ici, le vent souffle doucement et un courant d'air tiède cajole ma peau nue. Je réalise avec soulagement que j'ai laissé le froid de Helheim loin, très loin derrière moi. Tandis que je suis seul dans cet endroit nouveau, je ne me sens pas en danger. J'ai l'impression d'être revenu chez moi, à la suite d'un voyage que j'avais cru sans retour. Une boule de feu perce le bleu céruléen de la voûte céleste. C'est peut-être ça, le soleil ?
Je respire à pleins poumons cet air qui ne brûle pas la gorge. Je peux rire et crier mon nom à la face même du multivers : personne ne vient me dire de demeurer caché et silencieux pour ne pas qu'on me remarque. Je recommence enfin à vivre après des années passées à errer dans l'ombre et dans la peur. J'ai envie de voir jusqu'où ce monde peut aller, s'il ne s'arrête pas subitement pour laisser la place à un autre paysage, un autre royaume où m'attendraient d'autres gens. Je m'élance alors à une vitesse folle. Mes jambes se font si rapides que je ne les sens plus. Des oiseaux aux longues plumes d'or m'accompagnent dans ma course. Sur ma gauche, apparaît un magnifique cheval pommelé dont l'auguste crinière est de fibres d'argent. Hésitant, l'animal s'approche pour mieux s'enfuir à l'instant où j'essaie de le toucher. Je le poursuis en criant un nom que j'oublie aussitôt, puis je me retrouve devant un large cercle de pierres grises au centre duquel trônent cinq imposantes statues de bronze.
Deux d'entre elles représentent de robustes personnages dont les traits sont durs et menaçants. Deux mettent en scène des femmes aux visages avenants. La cinquième, plus mystérieuse, est brisée, si bien qu'il est impossible de voir qui elle peut évoquer. Lorsque je fais un pas vers elles, je suis pris d'une étrange répulsion mêlée d'attirance. Soudain, trois biches font irruption au sein de cet endroit insensé. Leur rire devient un cri horrible qui commence à faire trembler le sol. Je ne peux plus bouger les pieds. Ceux-ci restent cloués au parterre végétal qui, au fil des secondes, se mue en une dégoûtante boue rougeâtre. Le liquide se répand partout, submerge peu à peu le tapis de verdure et les énigmatiques statues. Les trois créatures sont englouties à leur tour. Il ne sert à rien de s'enfuir.
Dans ma bouche, un goût de sang me rappelle que je suis encore conscient. Tout est rouge autour de moi. Je reconnais les dépouilles de ma mère, de Modgud et des autres habitants de Helheim. La silhouette de Garm flotte au milieu des corps inertes de soldats en armure. Plus bas, des navires entiers dérivent au gré des courants, leur équipage noyé. J'ai envie de rejoindre la surface mais plus je nage, plus je comprends que cette mer pourpre n'en finira jamais. Si je baigne dans un océan de cadavres, je suis bel et bien vivant. Peut-être est-ce la punition réservée à ceux qui ont osé braver la mort une première fois. Je maudis ma naïveté. Honteux, j'en viens à implorer la clémence des dieux. C'est toujours de la sorte que les choses prennent fin.
« Non ! » hurla-t-il, ouvrant les yeux.
Par habitude, il ne dormait plus beaucoup. À chaque fois qu'il était rattrapé par le sommeil, il était certain de revoir cette interminable plaine ensoleillée, ce monde idyllique qu'engloutissait immanquablement une gigantesque mare de sang. S'il ignorait la signification de cette illusion, il détestait l'impression de connaître à l'avance le moindre des évènements qui ne tarderait pas à se dérouler devant ses yeux impuissants. Calmé, il quitta la paillasse sur laquelle il avait choisi de passer ses nuits. Il s'en voulait de s'être laissé gagner aussi facilement par la fatigue.
« Encore ce rêve ? » demanda Modgud, allongée à quelques mètres de là sur son lit de fortune.
Elle lui tournait le dos, surveillant les vagues continues de spectres qui affluaient de Midgard. Contrairement à Valgard, elle s'octroyait le droit de dormir, même si cela n'était toujours que d'un œil. Elle se devait de rester en alerte, prête à repousser quiconque tenterait de traverser le pont sans autorisation divine.
« J'ai l'impression qu'il ne me quitte pas. Le jour, je dois faire taire ces voix dans ma tête et, la nuit, ce satané cauchemar m'agresse à son tour.
— Il y a peu de temps que vous osez m'en parler mais voilà des mois qu'il vous harcèle, n'est-ce pas ? Croyez-vous que je n'ai pas remarqué ce qui vous arrive ? Dans vos rêves, vous vous sentez prisonnier du jeu pervers d'un marionnettiste qui manipulerait les fils de votre pensée et de vos actes.
— C'est vrai... Comment le sais-tu ?
— Parce que je l'ai déjà vécu.
— Toi aussi, tu as vu ces statues et ces oiseaux au plumage doré ? Toi aussi, tu as ressenti la terreur que l'on peut éprouver en comprenant que l'on devra errer, seul, perpétuellement, aux côtés des cadavres des gens que l'on a aimés ?
— Si le Wyrd génère des images différentes pour ses élus, il s'adresse toujours à eux sous la forme d'un songe, rêve que l'on nomme "Murmure du Destin". Quiconque sait en déchiffrer les signes atteint à une connaissance plus vaste et plus profonde de sa vraie nature.
— Le Wyrd m'aurait-il choisi ?
— Certes, il vous reste beaucoup à apprendre mais sans doute vous êtes-vous rendu compte que l'écart entre nos deux forces commençait à se combler. Vous avez bien grandi depuis le début de votre entraînement. Vous êtes presque un homme désormais. Cependant, cela ne suffit pas à tout expliquer. Intuitivement, votre lecture du Wyrd s'affine à chaque fois que le sommeil vous prend.
— À vrai dire, je n'y avais pas vraiment fait attention. D'ailleurs, je ne me rappelle plus exactement combien de temps j'ai passé ici. Pire, j'ai presque du mal à me rappeler de la vie que je menais avant, de l'autre côté de Helgrind... »
Valgard avait changé. Son regard était dur, son visage fermé. En vérité, il ressemblait à présent beaucoup à celle qui s'était chargée de son enseignement au cours de ces treize dernières années.
Sa fine musculature était à peine visible sous le bliaud crasseux qu'il portait directement sur sa peau, insolente bravade au froid belliqueux qui régnait sans partage en ces lieux. Ses bras nus n'étaient ceints, au niveau des poignets, que par des bandages tachés de gris et de fines lanières de cuir. Sa longue chevelure blanche retombait le long de sa nuque et de ses épaules. Des mèches y avaient été tressées les unes aux autres, attachées par de petits morceaux de ficelles brunâtres. De taille moyenne, d'allure presque fragile, il aurait été impossible de le confondre avec les gaillards que sa mère avait rencontrés lors de son incursion dans le fief des humains. Toutefois, quiconque aurait posé ses yeux sur lui n'aurait pu qu'être frappé par la froide virilité qu'il dégageait.
« L'entraînement sera bientôt terminé. Votre dernière épreuve sera de me combattre puis de me vaincre. La Grande Toile vous est apparue, reste à en tirer profit. Lorsque votre connaissance du Wyrd sera supérieure à la mienne, mes mouvements ne pourront plus vous surprendre » conclut Modgud.
Ses yeux se fermèrent. La combattante n'ajouta plus un mot, elle laissa à son élève le soin de surveiller le pont à sa place. Elle savait que le moment de lui dire au revoir et de le laisser prendre la route d'Asgard ne tarderait pas à arriver. Le garçon à l'enfance brisée était devenu un jeune homme séduisant, un demi-dieu dont le courage n'avait d'égal que son invincible force d'âme. Le quitter s'avérerait difficile, tant elle s'était attachée à lui. Et s'il disait ne plus se rappeler combien de temps il était resté à ses côtés, elle, au contraire, avait compté chacune des journées qu'ils avaient passées ensemble. Elle le maître, lui l'élève. Qu'allaient-ils devenir maintenant que leurs routes étaient sur le point de se séparer ? Il était impossible de dire si le fils de Hel réussirait ou non par restaurer l'équilibre rompu par les dieux. Mais une chose demeurait certaine : après le départ de son disciple, la gardienne de Giallarbru ne serait plus jamais la même.
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