Chapitre 6.4
Valgard ne pouvait plus discerner le bas du haut. Tout tournait si vite qu'il était devenu impossible de se repérer dans cette prison de jade liquide.
Emporté comme un misérable fétu de paille, il crut apercevoir, du coin de l'œil, un amas de formes floues. Là, il prit conscience du terrible sort auquel Nidhogg l'avait condamné. À droite, à gauche, en haut, en bas, dansaient les âmes désincarnées de ceux qui avaient fui Helheim, les esprits verdâtres des pauvres malheureux qui n'avaient pas été honorés par Odin et les autres dieux du Hof. Leurs plaintes se mêlaient les unes aux autres en un seul et même cri d'agonie, une litanie funèbre et obsédante qui pénétrait le cœur pour lui ôter toute lueur d'espoir et de joie. Leur visage grimaçant changeait constamment de forme et revêtait tantôt les traits d'un vieillard usé ou d'une fillette à l'innocence arrachée, tantôt ceux d'un paysan malade ou d'une femme morte en couche. À force de s'enchaîner lentement, leurs gestes donnaient vie à une interminable chorégraphie dont le sens ne pouvait être saisi que par des esprits aussi à vif que les leurs.
Le fils de Hel ne put se dérober à leurs horribles caresses. Déjà, ils étaient sur lui, le saisissaient par ses petits bras ensanglantés jusqu'à plonger leurs mains osseuses dans son torse frissonnant. En une fraction de seconde, leur peine, leur douleur et leurs regrets devinrent une partie intégrante de son être, une tumeur malsaine qui resterait accrochée à son âme, quoi qu'il fasse pour s'en débarrasser.
« Tu as froid ! Tu es une flamme verte dans l'au-delà ! »
« Ton cœur s'est asséché, tu nous as rejoint dans la mort ! »
« Tu vas devenir l'un des nôtres ! »
Une éponge gorgée de souvenirs, voilà en quoi il s'était mué. Une multitude d'images, de goûts, d'odeurs et de sons submergèrent son esprit.
Je cours pieds nus dans la neige. Ça fait mal ! Papa et maman ne se sont pas relevés après que les méchants loups les aient attaqués avec leurs grosses dents pointues. Ils avaient faim et ils ont mangé les gens du village. J'ai réussi à m'enfuir, mais je les sens encore derrière moi. Ils me cherchent. J'entends leur cris qui se réverbèrent contre les troncs des chênes qui veillent sur nous depuis toujours. Que leur arrive-t-il, à présent ? Nous sommes leurs enfants, alors pourquoi nous abandonnent-ils ? Pourquoi les dieux laissent-ils ces monstres nous traquer ? J'ai froid ! Si froid ! Dans ma course, je réalise que mes doigts et mes orteils sont devenus bleus. J'ai peur... La petite robe que m'a confectionnée maman s'est déchirée contre un buisson plein d'épines, et du sang coule le long de ma hanche... J'ai beau courir, je ne vois pas le bout de ce bois. Mes forces me quittent. Mes poumons sont en feu et mon visage me brûle. Je voudrais ne jamais avoir vu ces branches qui me regardent pleurer sans bouger, sans m'aider. Les aboiements se taisent et un grognement, tout près, prend la relève. Il est trop tard, ils m'ont rattrapée. Une bête apparaît devant moi. Ses yeux jaunes ne me quittent pas du regard. Elle plante ses crocs dans ma chair. Au bout d'un moment, la douleur disparaît. Ce n'était pas si terrible. Je la regarde me dévorer puis je me relève. Une voix résonne dans ma tête : je l'entends me dire que je dois partir pour mon nouveau chez-moi... Je suis heureuse, je vais pouvoir retrouver papa et maman.
Ils l'ont mérité ! Quelle idée de vouloir me prendre mon or ! Je leur avais dit que c'était le mien, que c'était à la sueur de mon front que je l'avais récupéré. Hvati me regarde avec ses gros yeux ronds sans pupilles. Un filet de bave coule le long de sa barbe et lui donne un air grotesque. L'imbécile ! À l'endroit où je l'ai frappé, j'aperçois distinctement le rouge de ses tripes. Nagli et Brandi gisent sur le sol comme deux vieux morceaux de bois mort. L'un n'a pas lâché son arc ; l'autre a dans le crâne la hache que m'avait offerte le vieux Gufi. Plus je les regarde et plus je sens que je vais les rejoindre. Cette maudite flèche est venue se loger près de mon cœur. Chaque nouvelle bouffée d'air me déchire la poitrine. Heureusement que le contact chaud des pépites que je serre me rassure et m'apaise. C'est mon or et je ne m'en séparerai jamais ! Jamais. Jamais...
Le premier a posé le tranchant de sa lame contre ma nuque ; le second m'a arraché mes vêtements et me maintient face contre terre, le nez dans la boue, au milieu des porcs. Mais les porcs, ce sont eux ! Celui qui est entré en moi – je sens son odeur, mélange de sueur et de crasse ! – continue à parler à son comparse. Lorsqu'il aura terminé, nul doute qu'ils échangeront leurs rôles. Je m'étais pourtant jurée de ne laisser aucun de ces bandits approcher ma bergerie. D'un coup de poing, l'un d'eux m'a cassé les dents. Je me suis écroulée, assommée. Maintenant, ils m'humilient de la pire façon qui soit. Non seulement ils me battent et m'insultent, mais en plus ils me volent ma dignité. Je ne suis qu'une bergère, je n'ai pas d'argent. Ils ne trouveront rien chez moi, hormis quelques colliers et anneaux sans la moindre valeur. J'aurais peut-être dû écouter mon vieux père... Peut-être aurais-je dû accepter d'épouser Aslak, le fils de Bertil. C'est une erreur que je paie le prix fort, aujourd'hui. Celui qui me viole – ce chien ! – laisse échapper un râle rauque. J'ai l'impression qu'il se retire. L'autre relève son glaive et j'en profite pour me redresser et m'enfuir. Je n'ai pas le temps d'aller loin : une douleur intense me déchire la poitrine. Je ne suis plus capable de respirer. Le goût du sang se répand à l'intérieur de ma bouche et de ma gorge. Je m'effondre à nouveau. Les secondes passent. Je réalise qu'ils ne me prêtent guère plus d'attention. Sur le sol, une jeune femme est allongée sur le ventre, une hache de poing enfoncée entre les omoplates... Je me demande pourquoi elle me ressemble tellement. Je tends l'oreille : une voix m'appelle, m'invite à la rejoindre. Voilà ma fin.
En un instant, Valgard devint la bergère violentée par des barbares, le nain cupide tué par les siens, l'orpheline dévorée par les loups... Ce fut à ce moment précis que se termina son enfance.
Imprégné à jamais de la souffrance des hommes, des alfes, des iotnar et des nains, il cessa d'être ce garnement joueur et impétueux pour devenir le réceptacle de l'horreur que les dieux avaient fait germer dans le cœur de leurs fidèles. Il comprit que la vie n'était qu'une gigantesque farce, une merveilleuse et vicieuse plaisanterie dont les auteurs n'avaient pas à subir la chute.
Fallait-il poursuivre la partie quand les règles du jeu venaient enfin d'apparaître, claires et révoltantes ? Comment garder la force de ne pas glisser lentement vers l'irrésistible Néant, où tout disparaît sans laisser la moindre trace ? Valgard n'avait plus envie de se battre contre quoi que ce soit. Il était seulement vide. Cette force qui jadis avait guidé ses pas l'avait abandonné pour de bon.
Plus rien n'avait d'importance. Nidhogg avait eu sa vengeance. Il avait gagné.
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