Premier texte : La Boîte

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Ce texte était un vague essai, un embryon d'histoire abandonnée. Je le livre tel quel, j'y apporterai peut-être une suite, un jour très improbable. Il date lui aussi des années 80.

La nuit. Les ombres pâles rampent sous une lune à l’œil triste et froid. La forêt pétille de mille bruits inaccoutumés. L’odeur de la sève des pins voisins se mélange avec celle de l’herbe humide, chargée de rosée, en une fragrance fraîche et vivifiante. L’espace d’un instant, le vent amène celle de la rivière sombre qui roule là-bas dans son lit bruyant et argenté. Une odeur de mousse, de vase, de poisson, d’eau aussi. Dans cette eau coule une vie qui se faufile entre des herbes grises et des cailloux polis par tant de chemin. Un poisson s’ébat joyeusement dans le sillage d’un morceau de bois. Il saute et on entend le claquement de son plongeon.

Quelqu’un sursaute. Il est assis au bord de l’eau et, chose insolite au petit matin, semble attendre. Il ne dort pas, n’est pas mort. Il attend. Il est roulé dans un vieux pardessus de couleur terreuse. A coté de lui, posée à portée de main, attend une espèce de petite boite aux contours mal définis dans l’ombre qui l’entoure.

De l’autre côté de la rivière la ville dort, ou devrait. Il s’en écoule un flot visqueux de ronflements, lourd, épais et tiède qui donne envie de bâiller. Au milieu de ce souffle fade, promène un imperceptible sifflement, un minuscule crissement. On croirait entendre l’air vibrer. Il est pourtant immobile. Dans l’aube naissante, un oiseau matinal l’étouffe d’un coup d’aile, puis il est à nouveau là, comme s’il avait toujours été. On le remarque l’espace d’un instant et on y est déjà habitué.

Le soleil passe lentement au-dessus de la crête voisine, n’en finissant pas de monter, prenant paresseusement son temps. Tout à coup, il crève la brume et un jet de feu s’écrase sur les toits. Il éclate comme un jet d’eau pour aller s’infiltrer entre des fenêtres et des rideaux par mille carreaux poussiéreux. Avec un claquement vif, le poisson plonge pour la journée au fond de l’eau. La rivière redevient transparente, le fumet d’herbe et de résine est piétiné par celui des petits-déjeuners.

L’homme frissonne. Il se lève, ramasse sa boite, et part d’un pas nonchalant et déçu vers le gué qui mène à la ville. Il a l’air un peu fatigué d’avoir attendu en vain. Le voilà qui traverse le ruisseau. Personne n’est là, personne ne le voit, et c’est dommage, car un observateur aurait été trop surpris pour se taire : l’homme passe sans se presser, juste au-dessus de l’eau qui glisse en chuchotant sous ses pieds. Peut-être à cause d’un reflet de l’aube, sa boite semble briller un peu, puis s’éteint quand il prend pied dans l’ombre sur la rive opposée. Peu après il se perd dans les rues déjà animées. Personne ne prête attention à lui, et pourtant, il a quelque chose qui n’est manifestement pas commun.

Dans les rues, la rumeur du matin a depuis longtemps remplacé le petit bruit. Mais il est encore là, bien installé dans les rues et les maisons. Quelqu’un secoue la tête. Il entend un sifflement, un acouphène désagréable, et pourtant on ne peut pas dire qu’il soit fort. « Mais qu’est-ce que c’est ? » se demande-t-il. S’il savait, il partirait sûrement très vite, mais voilà, personne ne sait, personne ne remarque vraiment ce crissement pourtant si désagréable. Pendant ce temps quelque chose lance un appel. Quelque chose de vivant, de glacial et d’innommable.

* * *

Ce matin-là Piou s’éveille brusquement. Il se soulève à demi sur un coude, jette un regard terne et somnolent sur son réveil qui égrène bruyamment les minutes, esquisse un semblant de réflexion et retombe lourdement sur son lit, l’air désolé de s’être ainsi réveillé bêtement un jour où il n’a pas de cours.

Il referme les yeux et écoute d’une oreille distraite les conversations et les bruits qui fusent de la rue, un peu déformés par l’oreiller qui lui recouvre presque complètement la tête. Il est bien dans son lit. Un tintamarre signale le passage du bus de 7h35 qui vient prendre son chargement de passagers en partance pour la gare. Il connaît par cœur le bruit de ce vieux car craquant et poussif, qui mériterait dix fois d’être mis à la retraite. Par malheur, ce matin il est encore pire d’habitude ! Il a en plus un bruit bizarre, un grincement ou un sifflement, un peu comme une microscopique cocotte minute à la soupape rouillée. C’est insupportable.

Le bus s’en va dans l’effroyable vrombissement des carreaux de la fenêtre. Un silence douteux rampe dans la pièce où se glisse un rayon de soleil. Piou ouvre un oeil, le referme aussitôt, ébloui par ce rayon qui a non seulement le toupet d’entrer sans frapper, mais en plus de lui tomber sur la figure. Il le rouvre bientôt, avec un air de curieux qui aurait vu tomber la lune. Il vient d’entendre à nouveau ce grincement silencieux qui semble venir de la rue. À moins que ce ne soit de sa chambre ? Il a l’air d’être partout tant il est aigu. Un peu surpris, il parcourt son domaine d’un oeil interrogateur.

À gauche, le lavabo jouxte une grande table, probablement assez ancienne, surplombée d’une espèce de console à 2 étagères, chargées de livres et d’inutiles bibelots. Au-dessus, en guise de poster, trône un immense tableau décrivant la classification des éléments selon Mendeliev, qui a bien du mal à égayer la pièce. Dans le coin, la porte. On dirait qu’elle va s’ouvrir. Mais non, elle ne bouge pas. Rien. Sur le mur d’en face, à droite d’une ancienne cheminée, dorénavant condamnée, qui supporte son matériel de cuisine minimal, un vaste et vieux placard aux volutes ouvragées découpe de son bois sombre un trou dans l’uniformité de la tapisserie délavée par les ans. Il craque de temps en temps.

À sa droite, la fenêtre devant laquelle dansent des myriades de poussières lumineuses éclaboussées de soleil. Les étagères en bois dans l’angle du mur plient un peu sous leur fardeau de papiers et de livres entassés pêle-mêle par une main experte en équilibres précaires. Au-dessous, une commode encombrée.

Retour à gauche. Sur le coin des étagères la cafetière trône entre les résidus des derniers travaux et casse-croûtes, des livres qui ne sont pas tous très sérieux et un fouillis de petites choses que l’on trouve régulièrement sur un bureau. Non, rien n’a bougé.

Pourtant quelque chose semble inhabituel. Sur la table tout est placé comme la veille, si placé et le mot qui convient. Cependant, il a l’impression que quelqu’un est passé un peu partout pendant la nuit, sans rien déranger mais en ayant tout bougé. Piou sent un vague malaise l’envahir et un frisson lui descend le long de la colonne vertébrale jusque dans les talons.

« Bon, je dois rêver… » pense-t-il un peu fort. « Un bon café est vraiment nécessaire, ça ira mieux après ». Un peu plus tard, l’odeur du café chaud envahit la pièce. Un drôle de petit bruit aussi. L’avait il seulement quittée ? Piou éteint la machine à café. Il se sert une bonne rasade d’un liquide passablement foncé dans un verre dont le fond n’a sûrement pas vu d’eau depuis longtemps à en juger par sa couleur. L’habitude lui fait tendre la main vers le sucre.

  • Ah… marmonne-t-il, où est le sucre ?

Un soupçon l’assaille, qui ne se dissipe que peu quand il découvre la boite posée sur la cheminée, à côté des quelques couverts. « Tiens ? » se dit-il, un peu surpris par cette place inhabituelle. Le verre en main, il fait le tour de la table, essayant en vain de se rappeler ce qui, hier soir, expliquerait la place incongrue de cette boite de sucre.

En tendant le bras vers le sucre si indispensable, il jette un oeil dans la boite. Un vent glacé d’horreur lui passe dans le dos, le verre lui échappe des doigts et, en reculant, il tomba à la renverse sur le lit avec un cri étouffé qui ne franchit même pas ses dents. Le tapis bois lentement la tache sombre qui s’étale près du verre renversé.

* * *

Au 33 rue Potin, prés de la faculté, Marc travaille. Il est le propriétaire d’une petite boutique de libraire, au coin de la rue, là où elle croise celle de la faculté. On ne peut pas dire qu’il fasse fortune, mais bon an mal an, les travaux de reliure aidant il gagne bien sa vie.

Évidement sa boutique ne s’appelle pas « Marc ». Sur la vitre le titre officiel figure en gros caractères bien propres : « Librairie papeterie COSTANT, Neuf et occasions ». Un peu en dessous, en lettres autocollantes qui ont peu d’allure face à la belle calligraphie de l’enseigne, « Reliures et copies ». En effet, depuis peu la librairie s’est endettée d’un photocopieur, de prime abord plus pour rendre service aux étudiants que pour un profit assez hypothétique il faut bien le reconnaître, mais qui apporte finalement un bon subside à son propriétaire malgré le prix ridicule qu’il demande (20 centimes la copie, pensez donc !).

La librairie Costant est d’ailleurs bien connue par les étudiants, mais sous le nom plus jovial de « chez Marc » ou de « la librairie à Marc », tout simplement. C’est presque une consécration. Elle a sa réputation solidement ancrée dans les esprits comme dans les coeurs. Quand on cherche un bouquin, pas la peine de se fatiguer, ‘‘Marc doit bien avoir ça !’’. A entendre les conversations, Marc a tout, ou presque.

Ce matin il est très occupé : une livraison de livres neufs qui sentent encore l’encre d’imprimerie et le papier humide attend sa place sur les rayons, avec des livres au-dessus, des livres au-dessous, à droite, à gauche, des livres partout.

Brusquement la porte s’ouvre vivement et bute sur un paquet encore ficelé. Le petit grelot suspendu au chambranle, qui sert de sonnette, en est secoué comme un prunier. Une jeune femme passe la tête dans l’entrebâillement et jette :

— T’aurais pas vu Piou des fois ?

La réponse ne se fait pas attendre, elle sort d’un mur de livre :

— Hé ! C’est vendredi aujourd’hui, je parie qu’il ronfle encore !

— Ah, zut ! J’avais oublié… Un instant d’hésitation. Puis, avec une voix un peu enrouée :

— Si tu le vois, dis-lui de passer me voir le plus vite possible, j’aimerais bien avoir son avis sur un problème. Allez, tchao !

De la même façon qu’elle s’était ouverte la porte se referme en un courant d’air et un fracas de grelot. La tête de Marc émerge au-dessus d’une étagère, mais un peu tard. Il a juste le temps de voir disparaître une chevelure blonde et ébouriffée dans le coin de la vitrine. Un prénom lui vient aux lèvres et il marmonne « pourrait dire bonjour des fois ! » Puis il se replonge dans son univers de papier cartonné.

C’est vrai, Marc est un peu ours. Peut-être à force d’avoir trop lu, il a un peu rejoint ses livres et leurs histoires, alors la vie d’ici lui parait bien monotone, ou un peu triste. C’est vrai qu’il est d’ordinaire souriant, mais ce matin il se sent particulièrement bougon. Il n’a pas très bien dormi, il y a depuis hier soir dans l’air quelque chose de pesant, comme une lourdeur d’orage. C’est vrai aussi qu’il aime mieux les gens polis, qui disent bonjour avec le sourire. C’est bien la première fois d’ailleurs qu’elle entre et repart comme ça, à toute allure, elle qui est si bavarde ! Finalement, il admet qu’elle se rattrapera certainement la prochaine fois.

Il n’était pas près de lui dire bonjour… Mais pourquoi l’aurait-il su ? Dehors, les rues s’animent et une journée comme les autres commence. Presque comme les autres.

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