1. La paille et le tabouret
La savane n’est pas un lieu accueillant. On a beau en vanter sur papier glacé le charme sauvage, à grand renfort de retouches chromatiques et de commentaires niaiseux, il n’y a rien de plus douloureux que de tomber sur un tapis de brindilles courtes et sèches, alors que quelques instants auparavant, tout ne se résumait qu’à une sensation de douceur, de bien-être infini, ponctuée de rassurantes pulsations.
On prête aux naissances des airs de fanfare ; cotillons, champagne, larmes chaudes et poignées de main franches. Dans la brousse, il est davantage question d’endurer un rejet vexant, accompagné d’un croche-patte calculateur, d’une chute vertigineuse suivie d’un picotement dans l’arrière-train.
En général, et pour une très bonne raison, ce rejet de la matrice maternelle s’oublie aussitôt, pour laisser place à l’existence. Mais les forces qui régissent l’univers ont aussi droit à leurs petits plaisirs, et j’aimerais bien tenir celui qui me permet de sentir la panique m’envahir alors que mes poumons se remplissent pour la toute première fois, à l’image d’un airbag se déclenchant par erreur.
Pour celui qui l’instant d’avant jouissait paresseusement de l’éternel repos mérité, la naissance est forcément un accident, quoi que puissent en penser ses géniteurs.
Les poumons se remplissent, donc, d’un fumet épais et peu délicat. Si le nouveau-né ne dégueule pas sur-le-champ, c’est qu’il en est incapable. Déçu et désemparé, il se met à hurler et réclamer de mourir à nouveau. Avec l’expérience, je peux affirmer que le souhait de certains et immédiatement exaucé, d’un coup de dent rageur ou d’un sabot mal placé. Dans la savane, on a tellement l’habitude de rugir, mugir et grogner que le bébé ne vomit ni ne se plaint ; il se contente d’oublier les odeurs et sa poisseuse condition. Il attend qu’enfin le corps veuille bien répondre aux ordres, entre placenta et excréments, afin de se lever et quitter le bloc opératoire.
D’ordinaire, comme je le mentionne plus haut, on omet tout de cette singulière arrivée, car il faut bien vivre ; parce que ce n’est pas en se privant d’oxygène que l’on pourvoit à l’étrange volonté de connaître la suite des événements. Mais la réincarnation a cela d’original que l’on n’oublie rien, et que la suite est d’autant plus curieuse. Les yeux s’ouvrent enfin, les muscles se réveillent, et l’on vous lèche avec vigueur.
Il faut que je vous le dise maintenant sinon vous n’y comprendrez rien : ma mère est une girafe, et je suis un girafon, un bout de machin tout en membres longs et fins, une sorte de tabouret aux pieds pliants que l’on essaie de stabiliser sur un sol inégal, tapissé de petites brindilles piquantes. Il est horrible de se souvenir du moelleux d’un matelas lorsque l’on sait devoir à l’avenir se contenter d’un lit de fakir, mais pour nous faciliter la chose, la nature habitue les girafons à tomber de manière répétée, à mesure qu’ils trouvent l’équilibre.
Dans la savane, la dignité n’existe pas plus que la honte, et l’on chute donc, sans grâce ni gravité, en observant de ses yeux nouveaux les autres habitants de la prairie qui se gardent bien de se moquer, à part peut-être les hyènes qui, de toute manière, se gaussent de tout et surtout d’elles-mêmes.
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