18. To Do List
"Je ne cesse de me remémorer un des enseignements de mon gourou à propos du bonheur. Elle dit que les gens, universellement, ont tendance à penser que le bonheur est un coup de chance, un état qui leur tombera peut-être dessus sans crier gare, comme le beau temps. Mais le bonheur ne marche pas ainsi. Il est la conséquence d’un effort personnel. On se bat, on lutte pour le trouver, on le traque, et même parfois jusqu’au bout du monde. Chacun doit s’activer pour faire advenir les manifestations de sa grâce. Et une fois qu’on atteint cet état de bonheur, on doit le faire perdurer sans jamais céder à la négligence, on doit fournir un formidable effort et nager sans relâche dans ce bonheur, toujours plus haut, pour flotter sur ses crêtes. Sinon ce contentement s’échappera de vous, goutte à goutte."
Mange, Prie, Aime
Elizabeth Gilbert
Il existe une liste qui me donne les grands axes de ma nouvelle vie. J'y aligne mon comportement et je me contrains à la suivre, plutôt scrupuleusement. Elle m'a été remise par le plus rationnel et terre à terre de ma petite armée de docteurs rebelles, mon médecin homéopathe. Je le consulte de temps en temps pour le suivi de ma santé, pas que dans ma tumeur et mes métastases, mais dans tous mes rouages.
La première fois que je l'ai rencontré, comme je le fais avec chaque spécialiste et accompagnant, je ne me suis pas contentée d'exposer ma situation pour obtenir une ordonnance ou une entrevue de quelques dizaines de minutes. J'ai abordé tous les aspects impactant ma santé afin d'avoir son point de vue, son éclairage et j'ai creusé, questionné, gratté. Je lui ai pris du temps, de l'énergie et de la concentration pour tout passer en revue.
Même les médecins avec la meilleure volonté du monde sont pris par le rythme répétitif de l'enchaînement des rendez-vous. Il faut réussir à les impliquer dès la première rencontre et les mettre dans de bonnes dispositions pour un brainstorming efficace. Je n'hésite jamais à jouer les cartes de la ténacité et de l'humour pour extraire un maximum d'informations car il y a toujours des moyens d'action supplémentaires. Sport, alimentation et compléments. OK, quoi d'autre ?
Il m'a répondu que ce que je faisais, c'était déjà très bien. C'était parfait. Comme si j'étais la meilleure élève de la classe. Mais ce n'était pas cette réponse que j'attendais. Avoir une image en récompense et être une bonne élève qui attend la mort, ce n'est pas mon truc. J'ai encore insisté.
Du coup, à la fin de la consultation, il m'a imprimé un document. Une liste.
C'est une liste des neuf facteurs principaux des processus de guérison. Sur le document, il est écrit : "Les hypothèses les plus répandues en matière de rémission radicale, à mettre à l'épreuve par les chercheurs." Il m'a bien expliqué qu'aucune étude n'a pu prouver scientifiquement que ces facteurs fonctionnaient, pour ne pas que je m'emballe ou que je devienne hystérique, je suppose.
OK. Mais aucune étude n'a pu prouver scientifiquement que quoi que ce soit fonctionne pour guérir d'un stade 4. Il y a des choses qui permettent de gagner du temps. Certains traitements allongent la vie des patientes atteintes d'un cancer du sein métastatique hormono-dépendant de quelques mois en moyenne et la médecine considère cela comme une grande victoire. Mais rien n'est prouvé pour une guérison ou une rémission totale, ni même une rémission durable. Médecine Moderne t'assure que tu ne peux pas t'en sortir. Elle te fait un doigt et elle passe sous un tunnel, Médecine Moderne.
Alors, je ne me suis pas emballée. J'ai pris la liste, je l'ai mise à l'épreuve. Et moi avec.
J'ai bien compris que cette suite d'hypothèses n'était pas la solution ultime à mon petit problème. Je n'y ai pas mis tous mes espoirs et elle n'est pas devenue ma nouvelle religion. Mais comme je me suis promis de tout faire pour contenir le mieux et le plus longtemps possible, je me suis engagée dans son accomplissement sincèrement, ou tout du moins, pas trop subversivement.
ACTIVITÉ PHYSIQUE LUDIQUE ET RÉGULIÈRE
CHANGEMENT RADICAL DE SON ALIMENTATION
PRENDRE DES SUPPLÉMENTS ET DES PLANTES MÉDICINALES
PRENDRE SA SANTÉ EN MAIN
SUIVRE SON INTUITION
LIBÉRER LES ÉMOTIONS REFOULÉES
CULTIVER LES ÉMOTIONS POSITIVES
AVOIR DE BONNES RAISONS DE VIVRE
APPROFONDIR SA SPIRITUALITÉ
OK. Faisable.
J'avais déjà commencé le travail sur certaines choses. Je pouvais approfondir, améliorer, mais au moins je m'y étais mise. Il y avait d'autres éléments de cette liste qui, de base, étaient là, en moi, et qui me portaient dans mes démarches. En tout cas, c'est ce que je croyais. Et puis il y avait des items qui m'étaient complètement étrangers. Comme s'ils étaient écrits en suédois. Comme si c'était une blague Carambar.
Là, il va vraiment falloir se sortir les doigts, me suis-je élégamment dit.
Pour l'activité physique, cela concordait avec les conseils de mon oncologue et les infos récoltées sur Internet. Je ne suis pas une sportive émérite à la base, mais plusieurs fois par semaine, je peux. J'ai commencé par la marche à pied. La marche nordique. La marche avec le clebs. Plusieurs paires de baskets plus tard, je m'y tiens. J'ai aussi investi dans un vélo elliptique parce que ce n'est pas violent pour les articulations et que tu peux pédaler en matant Netflix. Tu peux même en faire et lire ton Kindle en même temps car il suffit d'un petit coup de doigt pour changer de page, c'est hyper pratique. Il existe des études qui montrent la corrélation entre la masse musculaire et la durée de survie en cas de cancer, donc j'envisage de me fabriquer un peu de muscle. Ça, c'est quand même vachement dur et pour le moment je suis en échec.
Changer d'alimentation : Là, j'avais déjà mis le paquet. J'ai arrêté le sucre rapide. Puis j'ai arrêté tous les sucres, les glucides et j'ai commencé à consommer beaucoup plus de lipides. J'ai mis en place le régime avec une diététicienne. J'ai une alimentation cétogène et je m'y tiens. Sauf pour l'alcool, mais comme je ne suis pas psychorigide, je m'accorde mon petit verre de vin de temps en temps. Ouais c'est moche, je suis française, ne jugez pas.
Pour les compléments alimentaires... J'ai essayé plein de trucs. Vraiment plein. Curcuma, vitamine C, vitamine D, ginseng, spiruline, klamath, herbe de blé, acide alpha lipoïque, propolis verte, hydroxycitrate, cannabinoïdes, sans oublier l'homéopathie, matin et soir... Et évidemment calcium pour mes petits os. J'en ai laissé certains sur le bord de la route car ils n'étaient pas si aidant spécifiquement pour mon cancer. D'autres, j'en fais des cures régulières tous les trois à quatre mois et d'autres encore, beaucoup, c'est tous les jours. Cela demande de l'organisation, du temps de recherche sur Internet pour trouver des fournisseurs sérieux et fiables et c'est un budget, mais je m'y tiens. J'envisage d'investir dans un pilulier, comme les vieux, pour gérer le délicat moment de la prise des compléments matin et soir. Évidemment, j'attends avec impatience la légalisation du cannabis. Je suis pour les méthodes naturelles de lutte contre la douleur.
Prendre sa santé en main : à l'annonce de mon diagnostic et de mon protocole, quand on m'a dit "ce sera hormonothérapie Madame", je n'ai pas dit OK. Nan nan nan, j'ai dit, heu les gars vous êtes sympas mais je vais aller vérifier ailleurs. J'ai demandé des seconds avis à l'institut Curie sur Paris et à l'hôpital Gustave Roussy de Villejuif, parce que ce sont les centres anti-cancer où sont menées le plus de recherches en France. Et j'ai demandé au centre René Gauducheau à Nantes, parce que ce n'est pas bien loin de chez moi et que ça ne mangeait pas de pain. J'ai monté des dossiers avec mon oncologue, avec mon médecin traitant, sur des sites Internet et par voie postale. Je me suis rendue en consultation spécifique. Ils fonctionnent tous différemment, sinon ce n'est pas drôle. Protocole vérifié et pas validé par tout le monde, ben il a fallu choisir, et c'est moi qui ai effectué ce choix. Et maintenant qu'une nouvelle possibilité pointe son nez à l'horizon, je fais pareil. Parce que c'est mon petit corps à moi et que Mlédecine Moderne m'assure d'une seule issue possible. Alors je lui réponds que c'est moi qui décide de l'itinéraire. Je ne sais pas vraiment si c'est prendre sa santé en main ou si c'est prendre son protocole par les couilles. En tout cas, je l'attrape bien fort et je ne le lâche plus. Et quand je suis stressée, je le serre jusqu'à ce qu'il couine.
Avec l'item suivre son intuition, cela commençait à se gâter. Parce que je suis plutôt du genre à peser mes décisions, me documenter, demander des avis, récolter des infos... Bref l'intuition, ce n'est pas mon fort. Si c'est ce truc qui émane de tes entrailles et qui envoie le signal "combats ou fuis ou négocie" comme dans les documentaires animaliers, je dois être un peu équipée. Si c'est autre chose, ben je n'ai pas eu l'option à la naissance. Mais j'écoute de plus en plus mes tripes, alors ça doit compter quand même un peu.
Pour ce qui était de libérer les émotions refoulées et cultiver les émotions positives, j'avais toute la boutique du boulanger sur la planche. Je labellisais ces items dans la catégorie "chantier bien-être émotionnel". J'allais m'y mettre. Il fallait juste trouver quels spécialistes pourraient m'accompagner dans cette rénovation de moi-même.
Avoir de bonnes raisons de vivre... Est-ce qu'il y a de mauvaises raisons de vivre ? Doit-on seulement avoir des raisons, pour vivre ? Faut-il justifier son existence, prouver qu'on est un être valable, doté de garanties suffisantes pour le droit à la vie ? Si des gens vivent pour le mondial de foot, leur famille, Fortnite, faire carrière, Kiki leur petite chatte ou pour le plaisir de jardiner; c'est cool pour eux. Je ne pense pas qu'il y ait de réponse absolue et définitive à ce type de questions et puis j'ai passé le cap relou du bac philo depuis longtemps. Pour ma part, j'ai déjà trois raisons. Je les ai mises au monde, j'en ai grave bien chié pour les faire sortir de mon corps et on a passé un contrat ensemble quand on me les a posées sur le ventre pour la première tétée. Un contrat qui ne se rompt pas.
Et après, j'en ai plein d'autres. Les gens que j'aime avec qui je veux passer du temps, des rêves à réaliser et des pays à visiter, des petites choses du quotidien à faire encore et encore. Parce que j'adore me balader avec mon chien sur des sentiers de campagne, choisir mon parfum du jour et au final en sniffer vingt-sept, prendre le thé l'après-midi avec un bon bouquin et ce moment où la maison devient silencieuse, le soir. Ni plus ni moins que tout le monde. Mes raisons sont solides et pour ça je n'ai pas de doute. Crystal clear.
Quant à approfondir sa spiritualité... bienvenue en terre inconnue. J'ai passé pas mal de temps à rechercher sur le net ce qu'était la spiritualité. Ouais, je partais de si loin que ça. Dans mon cas, cela ne nécessitait pas un approfondissement, mais une édification, une recomposition de mon intérieur incrédule, un extrême make-over. J'aimerai bien trouver des kits spiritualité : fabrique-toi une croyance en trente minutes.
Mais on n'a jamais dit que ça serait facile de parachever cette sacrée liste.
Il ne m'a pas échappé que je pouvais faire ce que je voulais de ces hypothèses. Chaque item peut prendre un sens complètement différent en fonction des personnes et des situations. J'aurais peut-être entrepris exactement la même chose sans cette liste, car c'est juste du bon sens. Mais bon, j'aime bien m'y référer et la relire de temps en temps, cela me donne des directions. Ça étend mes horizons.
Ce que j'envisageais comme des contraintes, mes neuf travaux, se transforme en routine plaisante, en découverte heureuse ou en affirmation parfois douloureuse, mais nécessaire.
Je ne suis toujours pas une sportive de compet', j'ai craqué mon régime avec un pain Nan fromage au resto indien il y a peu, la suite de mon protocole me donne des sueurs froides et m'empêche de dormir, je grogne et je m'énerve contre mes enfants et je n'ai toujours pas trouvé Dieu, d'être suprême ou que sais-je qui donne un autre sens à ma vie.
Voilà, c'est juste une liste, mais elle m'a amenée jusqu'ici et c'est déjà pas mal.
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