36. Il faut sauver Johnny-Sébastien
" Je n’ai pas besoin d’uriner. Je suis maître de ma propre vessie.
...
Mince."
The Big Bang Theory
Johnny-Sébastien est notre poisson rouge, mais en vérité, son identité secrète est "le soldat Ryan". Il a rejoint notre petite famille en novembre dernier accidentellement, abandonné sur le meuble d'entrée comme le courrier du jour ou une liste de courses. Tel un nouveau-né retrouvé sur le perron d'un orphelinat par une froide nuit d'hiver... oui Candy, tu es toujours dans mon cœur. Johnny-S., lui, était dans un pot de confiture.
Il a dû y passer presque un jour, dans son petit pot Bonne-Maman, peut-être plus, et il a survécu.
La propriétaire du poisson a débarqué chez nous un soir, la voiture chargée de toute sa vie. Elle est repartie en trombe le lendemain, sans Johnny. Il a fallu trouver quoi faire de lui. Il y avait un viel aquarium de quinze litres au grenier, on l'a sorti vite fait, rincé, rempli, et hop on a collé le rougeot dedans. Il est resté comme cela, dans son petit bac, pendant neuf mois, avec des changements d'eau tous les dix jours, des petites paillettes à bouffer et une plante en plastique pour faire plus gai.
Comme il est du genre discret et pas très bruyant, il s'est vite intégré au paysage.
Quand il a résisté plus d'un mois après son atterrissage chez nous, on a décidé de lui donner un nom, ce qui évidemment fut l'occasion d'un vote familial. C'est la proposition de ma petite dernière qui l'a emporté : Johnny-Sébastien. En hommage à Johnny Hallyday et à la fin de carrière de Patrick Sébastien. Vraiment, on ne pouvait pas trouver plus classieux que ça. Depuis, je m'occupais de lui en l'appelant par son nom, ce qui fait toute la différence pour s'attacher à un bestiau. Même à un poisson, oui.
Et puis ça m'a pris, je ne sais pas vraiment pourquoi, entre deux séances de radiothérapie et le lasurage obsessionnel compulsif des volets, je me suis renseignée sur ce qui rendait un poisson rouge heureux. Pour que cet animal soit bien dans ses nageoires et en bonne santé, plusieurs conditions sont requises : suivant les sources et les sites internet, il faut cinquante à cent litres d'eau pour un poisson rouge, parce que ce sont de gros nageurs. Il faut une filtration du tonnerre, parce que ce sont de gros pollueurs. Il faut beaucoup d'oxygène, parce que ce sont des aspirateurs. Et il faut qu'ils soient à plusieurs, car ce sont des animaux grégaires. Réalisation, horreur et malédiction ! Nous torturions le poisson depuis neuf mois.
Rhaaa, merdoum, on avait faux sur toute la ligne. Ou plutôt j'avais tout faux, car Johnny-Sébastien était devenu mon petit protégé bien malgré moi et j'étais devenue sa tutrice légale à force de changements d'eau et de saupoudrages de flocons. J'ai donc assumé mes responsabilités et me suis fixé comme mission prioritaire d'offrir réparation à Johnny S. avec dommages et intérêts.
Après que les Trolls aient fermement refusé ma proposition de relâcher la bête dans un bassin, je me suis lancée dans des recherches acharnées et lui ai trouvé un grand bac super pas cher de cent-vingt litres sur Leboncoin. Je lui ai aménagé son loft luxueux avec vue sur nous : vraies plantes, méga filtre, gravier à avaler et recracher (c'est vraiment sa passion), lumière.... et surtout, le top du top : un colocataire. Un bien gros, vif et jouflu avec des écailles qui brillent, qui fût aussitôt nommé Fantasio. Après quelques minutes d'observation ils se sont mis à tout faire en duo et l'un suit l'autre comme son ombre. Quand on les regarde dans l'aquarium, Glenn Medeiros et Elsa chantent en fond sonore C'est un roman d'amitié qui commence tellement ils ont l'air heureux ensemble. Enfin dans ma bande-son intérieure.
Alors pourquoi cet acharnement soudain et ces multiples efforts pour un simple poisson rouge ? Même pour moi, qui ai toujours été sensible à la cause animale, cela semblait un petit peu excessif, pas vraiment rationnel. Disproportionné.
Certainement parce que ce n'était pas qu'un simple poisson rouge.
Certainement parce que j'avais besoin de sauver quelque chose.
Certainement parce qu'un poisson rouge dans un petit bac a une espérance de vie de cinq ans, contre quinze ans voire plus en bassin, et pour moi cette information n'est pas anodine.
Certainement parce que j'ai un complexe pourri du super héros et qu'être le sauveur d'un poisson rouge c'est mieux qu'être en radiothérapie.
Je ne sais pas vraiment pourquoi il m'a semblé primordial à ce moment précis d'obtenir les conditions optimales de vie pour ce poisson.
Le dernier jour de traitement, après avoir souhaité une bonne continuation et bon courage pour la suite de l'été aux manipulateurs, après avoir reçu des remerciements pour les macarons de la veille et des bons courages pour la suite... de ma vie, sic, je suis sortie de ce bâtiment en fin de journée avec un gros poids en moins sur les épaules et un grand blanc sur mon tableau de plans de bataille.
Certainement qu'être allongée torse nu sans bouger jusqu'à ce que la lumière rouge fasse place à la verte, manipulée comme une Barbie et traversée de photons répétitivement, cela a du me travailler quelque part, vu que je ne suis pas super patiente.
Certainement qu'à défaut de réarranger moi-même la position de mon corps, l'intensité de l'accélérateur linéaire, le verdict à la rentrée et ma vie en général, je me suis bien éclatée à refixer point par point celle de Jonnhy-Sébastien.
Certainement que ma phase de ramping a commencé là, dans le parking plat et vide, quand j'ai laissé derrière moi mes falaises mentales et mon dernier objectif atteint.
Voilà, il y a des gens qui ne supportent pas le vide, le noir, les espaces clos ; des poissons qui ne supportent pas les petits bacs, la solitude, l'eau stagnante. Moi, j'ai un petit souci pour lâcher les manettes.
Je suis rentrée à la maison et j'ai observé mes rougeots dont j'avais tellement bien arrangé la vie comme la totale control freak que je suis.
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