50. Le prof de guitare était sourd
"Cette gonzesse, Marla Singer, n’avait pas de cancer des testicules. C’était une menteuse."
Fight Club
Mon ami Ludo m'a sorti cette délicieuse bizarrerie il y a quelques mois, lors d'un traditionnel déjeuner du jeudi : le nouveau professeur de guitare de son fiston est sourd. Plus précisément, malentendant. Alors je ne me réjouis pas du tout de son handicap, évidemment. Mais j'adore vraiment le choix de sa profession qui crée cette petite situation interpellante et paradoxale. Comment enseigner la musique que l'on ne perçoit pas ?
Eh bien, le monsieur y arrive parfaitement. Il a des techniques, lit sur les lèvres, entend pas si mal que cela une fois appareillé. Ça vibre pas mal avec le caisson de la guitare électrique, est-ce que cela aide ? Peut-être qu'il compose aussi ? Est-il le Beethoven moderne de la guitare ? J'aimerais bien lui demander s'il perçoit les mélodies comme des chemins de couleur ou en odorama, pour marier les notes harmonieusement. En tout cas, il est sourd, il enseigne la musique et il pourrait être un personnage de film si Amélie Poulain avait une suite.
Dans un registre plus astronomique, j'ai entendu à la radio que Céres, un très gros astéroïde ou planète naine, située derrière Neptune, est recouverte d'une vingtaine de volcans... de glace. Des cryovolcans qui crachent de l'eau gelée. Il y en a un qui apparaît grosso modo tous les cinquante millions d'années. Ce n'est pas la seule planète dans ce cas, ce phénomène a déjà été observé sur d'autres lunes du système solaire. Mais cette découverte révolutionne la perception des mécanismes ou sources d'énergie des planètes car Cérès est loin, immensément loin du soleil. Elle était considérée comme géologiquement morte il n'y a pas si longtemps, un gros astéroïde inanimé. Pas une planète naine qui accouche de bébés volcans cracheurs de glace tranquillou bilou sans bénéficier d'un coup de pouce solaire. Personne ne sait vraiment l'expliquer.
Je suis de plus en plus friande de ce genre d'anecdote. Les contre-pieds de la logique et des attendus, accidentés des certitudes établies et rebelles des destins pré-programmés. J'appartiens pourtant à l'espèce des cartésiens, ceux qui se roulent avec plénitude dans leurs raisonnements rationnels, leurs réponses carrées et intelligibles comme des gerbilles frétillantes dans leur bain de sable. J'apprécie de bien appréhender ce qui se passe du début à la fin, surtout mon propre épilogue, ça me donne un sentiment de contrôle, certainement illusoire. S'il y a bien un truc qui m'a toujours gavée, ce sont les films et livres à conclusion ouverte. Les énigmes à la con sans réponse. Ou ces phrases de T-shirt répétées à l'infini sur Instagram du genre : l'important c'est le voyage, pas la destination, bla bla bla... Ouais Ducon, mais mon voyage à moi il a une durée bien déterminée et une destination qui n'envoie pas du rêve, alors ta philosophie à deux balles, tu te la carres dans la raie s'il te plaît.
Présentement, mon monde est sans dessous-dessus. Je n'ai plus de repère, de certitude ni d'expertise. Je suis une malade novice, une patiente impatiente, une croyante nihiliste. Je réapprends plein de trucs, en premier lieu à me défaire de mes habitudes et à ouvrir mes chakras, mon troisième oeil tandis que j'ai dû ranger au placard mon regard ironique. Il me manque beaucoup. J'ai l'impression de faire de la moto sans casque ni blouson en cuir. Je suis à poil. Si je tombe je m'arrache la peau alors que je suis déjà à vif.
Après avoir consulté une tripotée de spécialistes du bien-être, j'ai laborieusement compris que j'ai un petit souci avec la notion de lâcher-prise. Certainement parce que chacune de ces personnes a abordé le concept plus ou moins précautionneusement, regard insistant et explications de texte à l'appui. OK. Control freack ou, encore plus classieux, anal retentive, c'est moi. Référence au fait de serrer à fond ses petits sphincters pour que rien ne sorte. Ne rien lâcher. Même si je suis déterminée à m'accrocher le plus longtemps possible, ce serait cool de m'affranchir de ce complexe du monitoring et de l'état de tension qu'il génère. Je pourrais descendre de deux graduations sur mon échelle du stress et m'en exalter à ma prochaine séance avec la coach de vie.
Se battre quand on a un cancer, ce n'est pas que faire du sport, changer son alimentation, garder le moral à tout prix ou batailler pour les meilleurs soins. C'est aussi démanteler ses propres habitudes et ancrages qui peuvent être nocifs, accepter que l'improbable ne soit pas que porteur de mauvaise nouvelle. Lâcher pour mieux tenir.
Si je suis sourde à la maladie, pourrais-je être plus relax ? Mon copain Rémy, grand fan de rock'n'roll, m'a raconté que le chanteur d'un de ses groupes préférés avait carrément refusé de se soigner à son diagnostic. Lui, il n'a pas seulement nié le pronostic, il a tout rejeté en bloc. Il n'était pas malade, point barre. Je ne sais pas si cela lui a réussi, faudra que Rémy me raconte. Bon, cette stratégie ne m'émoustille pas des masses, n'aurait-t'il pas dépassé le stade du lâcher-prise pour se cacher la tête sous la dune du déni ?
J'ai mis en place des tactiques plus light, comme la pratique de yoga. Ou ma préférée : visiter des endroits à l'envers de ma réalité. Plus ou moins consciemment, mes choix de destination m'ont emmenée dans des pays où l'on roule à gauche, où les glucides sont la seule garniture et le reste de l'assiette est imbibé de soja. La religion se mêle à la philosophie et au quotidien technologique. Des endroits qui remettent en question mes habitudes et où je dois prêter plus attention aux détails, feinter, innover, pour finalement me laisser aller. Je trouve que cela fonctionne plutôt pas mal pour relâcher les manettes et apprécier l'instant présent, aussi bien que la chanson des Magic System pour un cours d'aquaqgym, celle où on lève les bras en l'air.
Je collectionne également des petits fun facts absurdes sur mon chemin, j'aime bien.
Par exemple, qu'on assimile beaucoup mieux le magnésium en transcutané, en se massant avec de l'huile au magnésium, qu'avec des ampoules vendues depuis Mathusalem en pharmacie.
Ou que mon rougeot Johnny Sébastien s'entendait super bien avec son précédent copain d'aquarium, qui n'a survécu que trois semaines. Par contre, il ne peut pas saquer son nouveau colocataire, il a mis des mois à sympathiser. Les poissons rouges ont des affinités comme tout le monde.
Que le parfum La vie est belle compte dix-sept flankers, soit plus que la moitié des dents de Julia Roberts, et cela se vérifie en salle d'attente. Quelles belles opportunités de battle olfactive.
Que mon aisselle droite ne sent plus jamais la sueur, même après le sport, même après deux jours sans douche, même sans déodorant. Oui, je vis dans des conditions extrêmes. Merci la radiothérapie, quel traitement fantastique. Si mes glandes sudoripares ont cramé au point de ne plus fonctionner, qu'en est-il du reste de la zone radiothérapiée ? Suspens.
Que mon traitement de première ligne a une efficacité moyenne de vingt-trois mois sur papier et pour moi il en a tenu ving-huit. J'ai donc gagné cinq mois de vie et niqué les statistiques médicales de presque 22% .
Ben voilà, on est plus relax maintenant. Nan ?
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