Le sens
Préambule : Ce texte a été écrit pour un concours de nouvelles dont le sujet obligeait à inclure dans sa nouvelle un proverbe ukrainien proposé. Mon choix s'est porté sur celui-ci : "Un homme est bon s'il rend les autres meilleurs".
Avril 2022
Prostré, Cléanthe était blotti contre les escaliers de pierre de l’Opéra. Les rayons de la Lune et le parfum de lavande embaumant l’air le transperçaient aussi sûrement que des poignards. Chaque détail, chaque odeur de cette nuit estivale ravivait sa souffrance et lui rappelait sa solitude. C’était comme si son ventre était transpercé par ces lames de douleur sourde. Il aurait voulu crier, mais aucun son ne pouvait sortir de sa gorge serrée ; il ne pouvait qu’à peine respirer. Seuls ses larmes et son rictus dévoilaient à travers ses doigts sa détresse.
Il avait été agressé, assailli par une indescriptible vague de beautés.
Le jeune homme avait été le dernier à se lever, à ovationner la troupe pour le spectacle inouï qu’elle venait d’offrir. Chaque pas avait été d’une grâce, d’une légèreté surnaturelle et avait rapproché les danseurs un peu plus sûrement à chaque fois d’une virtuosité parfaite inhumaine. Chacune des ballerines, chacun des danseurs s’était sublimé, avait été transcendé au-delà de leur condition humaine. Heurté par tant de pureté, Cléanthe n’avait pu se détacher de la scène désormais vide au moment des vivats. Subjugué par ces sirènes, son esprit peinait à revenir dans la réalité. Quand il fut levé, tous ses membres tremblaient encore.
Mais, désormais, il luttait contre cette plainte sourde, terrible, qui remontait du plus profond de sa poitrine. Comment pouvait-il vivre alors que des êtres humains pouvaient être aussi beaux ? Comment osait-il même paraître à la surface ?
Tout son être, toutes ses créations lui paraissaient désormais bouffons, grossiers. Ses efforts infructueux, son manque constant de subtilité lui étaient rappelés : il n’avait jamais été assez bon. Ce spectacle parfait ne faisait que le lui prouver une ultime fois.
Lui qui avait espéré secrètement devenir un novateur, se contentait désormais de petites compositions florales industrielles ; lui qui avait rêvé de formes nouvelles, il était désormais cloisonné à des essences banales, plates : il avait échoué. Et, durant cette soirée, chaque fragrance le lui rappelait ainsi qu’un miroir. Il essayait de calmer les battements irréguliers de son cœur ; mais, à chaque inspiration, le pin et son odeur lourde, la coumarine piquante des foins au-dehors de la ville, le bouquet puissant des jasmins et des roses suspendus dans les jardins des propriétés aux alentours et enfin de cette odeur inimitable, incomparable de la terre qui, chauffée toute la journée, libère enfin cette chaleur au parfum enivrant au soir, toutes ses senteurs le blessaient profondément, le faisaient suffoquer.
Il était entouré de ses parfums qui le pointaient d’un doigt accusateur : « Souviens-toi ! disent-ils, souviens-toi des rêves que tu avais rendu hauts ! Regarde ces hommes et ces femmes qui ont su, eux, faire aboutir leur art ! Souviens-toi, ressens et admets ta défaite ! »
Alors que la douleur atteignait son summum, qu’elle obnubilait toutes ses capacités, au point même où son corps ne parvenait qu’à peine à le soutenir, Cléanthe sentit plus qu'il ne vit une personne s'approcher. Il ne l’entendit que quand elle fut toute proche, tant ses pas étaient légers. C’est le nez exercé du jeune homme qui le tira laborieusement de sa torpeur : comme une mélodie qui aurait rencontré sa mémoire, la note de tête légère du parfum lui rendit sa conscience, un arôme indéfinissable, clair et frais, puissant et léger.
Il releva lentement sa tête pour scruter l’intruse. A travers ses yeux rougis, Cléanthe découvrit une femme sans âge : elle semblait être jeune comme la rosée du matin, mais ses yeux profonds témoignaient d’une expérience infinie. Elle s’assit à côté de lui tandis qu’il demanda, d’une voix étrangement posée, telle la surface d’un lac reflétant un orage au loin :
« Que voulez-vous ? »
Il la fixa droit dans les yeux, regard qu’elle soutint :
« Vous paraissiez mal. »
Son visage lui disait quelque chose : Cléanthe était certain de l’avoir vue quelque part. Mais, il ne pouvait se concentrer, ses mains tremblantes rappelant encore l’état d’anxiété dans lequel il était.
« Je ne crois pas avoir tort » ajouta-t-elle d’une voix posée. Il n’arrivait pas à savoir ce qu’elle pensait, et, paradoxalement, cela ne l’inquiéta pas.
« Pourquoi souffrez-vous ? » continua-t-elle.
Il ne répondit pas. Cette simple question contribua à l’attirer de nouveau vers le gouffre dont il venait de ressortir. La bête sombre remontant du centre de son être revint soudainement, le glaçant de l’intérieur. Tout redevint plus aigu, les sons plus mordants, les odeurs plus acides, les lumières plus incisives… Comme un leitmotiv, les questions accusatrices tournoyèrent dans sa tête.
Néanmoins, il essaya de respirer pour chasser ces insectes nuisibles. Le parfum opalescent qui environnait l’inconnue lui apparut ainsi comme une bouée à laquelle il fit l’effort de s’accrocher. Après quelques secondes qui lui semblèrent être des heures, le jeune homme put s’exprimer, avec un air qui se voulut ironique, mais qui fut surtout pitoyable :
« Faut-il vraiment avoir une raison ?
— Vous vous faites donc du mal à propos, répondit-elle du même ton.
— Non ! Non… ce n’est pas ce que je souhaitais dire. »
L’ironie l’avait mordu, entaillé, et la réponse de l’inconnue l’avait blessé.
« Je n’arrive pas à supporter d’être insignifiant, répondit-il après qu’un ange ait passé. Je ne peux plus supporter de me voir dans la glace, petit homme pâle, alors que, la journée durant, je rencontre des personnes fantastiques, magnifiques, immensément belles. »
A la manière d’un torrent qui aurait été trop longtemps retenu, il ne pouvait s’arrêter de parler, son débit saccadé s’accélérant de plus en plus. Une brèche avait été ouverte dans le barrage, et en cascade le flot de paroles se déversa :
« Tous les jours, je parfume des titans aux yeux d’or, des déesses aux cheveux d’argent ! Et je ne peux m’empêcher de les frelater ! De les enlaidir avec ce que je leur propose ! Je ne peux pas faire autrement. En réalité, je n’ai aucun talent…. Mes compositions sont vaines ! Alors que l’odeur de mes clients est toujours mieux sans ces essences ignobles ! »
Il s’arrêta, essoufflé. Il avait honte. Honte de ressentir tout cela et surtout d’avoir brisé ce surmoi en face d’une inconnue.
Elle ne dit rien. Lui non plus. La fraîcheur des étoiles était définitivement tombée et les rossignols philomèles semblaient être les seuls êtres encore dehors. Après un temps qui sembla infini à Cléanthe, rongée par la honte, elle répondit :
« Les hommes bons sont les pires avec eux-mêmes.
— Parce que vous me trouvez bon ?
— On me disait, quand j'étais une enfant, qu'un homme est bon s'il rend les autres meilleurs. Dans ma famille, on s’attelait à respecter cet adage, à devenir bon. »
Quand elle mentionna sa famille, une ombre grave plana au fond de ses yeux clairs. Cléanthe ne put s’empêcher d’imaginer quelles épreuves elle avait surmontées. Elle continua cependant sans y prêter attention :
« Vous avez tellement rendu beau le monde, que vous vous en êtes exclus. Votre monde est magnifique : vous voyez le meilleur en chacun. Cela est une vraie force, car vous pouvez vous en inspirer. Cela doit vous servir. Vous devez vous inclure de nouveau dans ce monde duquel vous pensez être détachés. La bonté de votre réflexion doit se transformer en bonté d’action. Vous avez le pouvoir, le savoir pour y contribuer activement. »
Cléanthe l’avait écouté profondément. Au fur et à mesure qu’elle parlait, les voiles sombres de son esprit se dissipèrent et se dévoila devant ses sens un paysage magnifique, un horizon de futurs étincelants.
Ils continuèrent à parler longuement. Mais, alors que le jeune homme avait détourné la tête pendant une poignée de secondes pour admirer le cosmos moucheté d’étoiles, l’inconnue avait disparu, emmenant avec elle son parfum si étrange.
Cléanthe se leva, doucement, comme émergeant d’un rêve. Le Soleil commençait même à faire reluire l’horizon. Les doigts roses de l’aurore peignaient le ciel, alors que la ville était sans couleur, les jardins ne pensant encore qu’à eux-mêmes et exhalant ces senteurs fraiches de rosée et de roses.
Il parcourut les rues pour se diriger chez lui, un vent parfumé le poussant vers chez lui et vers son nouveau projet.
Le jeune parfumeur devait créer l’espoir, une composition qui devait porter en son sein cette partie de beauté du monde qu’il lui avait été évoqué cette nuit-là. Anatasiya, car telle serait son nom, sera une composition florale d’une simplicité évidente, celle que nombres de personnes oublient : la beauté du monde réside en la bonté de chacun.
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