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Rodrick s’est transformé. Avant d’enterrer son père et le mien, il a ordonné qu’on mette au supplice les autres jeunes filles qui avaient été envoyées au Donjon Saint ce fameux soir. J’ai eu beau essayer de l’en dissuader, il n’a pas voulu m’écouter. Celles-là n’avaient pas été envoyées par le Cap, j’en étais certaine, mais il était convaincu qu’elles avaient ouvert la porte aux assassins. Seule cette furie rousse, pourtant, s’était jetée sur lui dans la salle commune.

Rodrick est le nouveau roi ; personne ne peut donc plus lui refuser son désir. Alors, de la courtine s’élèvent bientôt les gémissements moribonds des demoiselles horrifiées tandis qu’on enterre feu le roi et son Greffon au jardin du château, dans une cérémonie des plus glaçantes. Le cri aigu de leurs plaintes au-dessus de nos têtes m’est insupportable. Père aurait préféré des funérailles plus calmes : il n’aurait pas supporté pareille boucherie. N’y tenant plus, je fais volte-face pour monter sur le chemin de ronde. Rodrick me commande de m’arrêter, mais je ne l’écoute pas.

— Reviens ici ! fulmine-t-il.

Debout devant l’un des poteaux, je croise les yeux d’une jeune fille en larmes. La chair de ses mains se déchire à cause des clous qui la maintiennent dans une position inconfortable. Le sang qui ruisselle sur ses côtes dénudées me donne envie de vomir. Hier soir, pourtant, je me suis abandonné à d’effrayantes pratiques. Mais le soleil est haut dans le ciel, désormais. Il éclaire mes travers et je m’en veux d’avoir été si violente.

Le vin, le vin. Rien d’autre que le vin.

— Fais-les descendre, le supplié-je.

— Tu ne comprends pas, Calanthe. Je dois leur montrer ce qu’ils risquent s’ils osent s’attaquer à moi une nouvelle fois.

— À qui ? Tes sujets ?

— À toute la Grève Inerte !

Je vois qu’une peur sournoise a élu domicile au fond de ses yeux et cela ne me plaît pas du tout. Il regarde à son tour la jeune fille qui s’est, entre-temps, évanouie.

— Fais-la basculer dans la douve, m’ordonne-t-il.

— Rodrick ?

Mes jambes tremblent tout à coup.

— Si tu m’es véritablement fidèle, obéis-moi. Fais-la tomber.

Nous nous jaugeons en silence pendant quelques instants. Sa main frissonne contre la garde de son épée. L’inquiétude ronge désormais sa pupille. Pourtant, ma fidélité lui est acquise, il n’a pas à en douter. Mais les mots ne pourront l’en convaincre, pas aujourd’hui. Pas après ce qui s’est passé.

Qu’aurait fait père ? Il aurait obéi à son roi. Alors, l’estomac au bord des lèvres, je pose ma paume contre le poteau du supplice. Je le pousse, espérant au fond de moi que la jeune fille reste inconsciente le temps de la chute, puis je fais basculer l’ouvrage par-dessus le chemin de ronde.

J’aimerais être sourde pour pouvoir ignorer le craquement sec des os dans la douve en contrebas.

Rodrick s’approche de moi et me prend dans ses bras. Je lui rends son étreinte et c’est à ce moment que je me rends compte qu’il tremble comme un enfant.

— Ne doute plus jamais de ma fidélité, lui glissé-je avec une ardeur nouvelle.

Il ne me répond pas tout de suite, mais me serre encore plus contre lui. Dans le jardin, les prêtres n’ont pas cessé la cérémonie : leur voix grave et solennelle hante les hauteurs du château.

— C’est nous deux contre le monde, déclare-t-il.

Le tintement de quelques cloches accompagne sa parole ; je sens un frisson électriser ma peau. Est-ce de la frayeur ? Ou bien de l’excitation ?

— Plus personne ne nous atteindra, continue-t-il. Roc-Embrun enverra sa réponse aux sauvages qui ont tué nos pères.

Un feu s’est allumé en nous. Qu’il soit salvateur ou destructeur ne nous importe peu : tout ce qui compte est qu’il brûle, qu’il consume nos peurs, nos regrets, notre douleur. Je dis solennellement :

— Si tel est le désir de mon roi, alors je mènerai la guerre par-delà nos murs.

Et c’est ce que nous faisons. Quand bien même nous n’avons que seize ans.

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