Moi, la canne discrète de vos existences tourmentées
Dès votre plus tendre enfance et jusqu’à aujourd’hui, vous vous êtes accrochés à moi comme aux jupons de votre mère. J’ai été et je suis votre bouée de sauvetage, un port rassurant sur ce navire qui tangue, remue, secoue puis freine brusquement ; repère apaisant vers lequel vous vous faufilez empressé, au cœur de cette marée humaine, de cette jungle urbaine.
J’ai accueilli le matin le regard hagard de vos yeux aux paupières encore collées me fixant sans me voir, dans un effort surhumain pour lutter contre l’irrésistible appel du sommeil, pour tenter de saisir le réel après un réveil douloureux ou une nuit d’insomnie. Vous vous agrippiez alors à moi dans un geste quasi désespéré, et c’est avec abnégation que je me substituais à vos jambes encore flageolantes en cette heure matinale.
J’ai subi votre stress, vos angoisses, chaque fois que vous me saisissiez d’une poigne ferme, m’étranglant presque pour apaiser vos nerfs à vif, avant un examen, un oral, un exposé, votre premier jour de stage, votre premier rencard, un entretien professionnel, vos dernières semaines de grossesse. Le souffle chaud de votre respiration haletante, dont vous tentiez désespérément de freiner le rythme pour apaiser votre agitation, m’atteignait en pleine face. Certaines fois, il prenait la forme d’une haleine fétide qui s’ignore – et croyez-moi je le regrette, si seulement j’avais pu vous avertir, je vous aurais épargné nombre de situations gênantes… D’autres fois, chez les plus prévoyants, il dégageait une odeur ultra-mentholée, précaution préalable à tout premier rendez-vous.
J’ai ressenti votre épuisement lorsque vous vous pendiez à moi, las, à la fin d’une journée fastidieuse. Une journée marquée par les hurlements de votre boss qui dix fois sur le métier vous avait fait remettre cette étude de marché, cette analyse financière, ce reportage sur la diaspora kurde à Toulouse. Par d’insupportables clients soucieux de savoir si ce t-shirt moulant « Stay Positive » mettait en valeur leur torse musclé. Par la frite qui, après s’être échappée de votre fourchette, avait dégringolé le long de votre cravate neuve jusqu’à stopper net sa course effrénée sur votre pantalon, laissant vos collègues hilares et une tâche de gras plomber votre jeudi, journée d’ordinaire éclairée par la présence systématique de frites au menu de la cantine.
J’ai été, sans broncher, jusqu’à vous servir, à l'aube, de barre de striptease lors de vos retours éméchés de soirée, alors que j’étais moi-même à peine éveillée. Vous gueuliez dans mes oreilles du Michel Sardou, en me tournant autour lascivement, faisant fi du principe pourtant basique du consentement. Certains d’entre vous ont franchi la ligne rouge, me vomissant ou me pissant dessus, semblant oublier mon indéfectible présence, ma fidélité quotidiennement renouvelée.
Je vous ai vu parfois aussi vous détourner de moi, me jetant des regards de dégoût qui m’ont profondément blessée. Le pire fut ce jour abominable où une étude scientifique douteuse a prétendu que j’étais en moyenne porteuse de 180 spermes différents. Certains d’entre vous, hypocrites, ont malgré cela continué à me fréquenter tout en ne me saisissant plus que du bout des doigts, à travers leur manche. Ou s’empressant en me lâchant de dégainer leur gel antibactérien, ce gadget incontournable démocratisé grâce aux prouesses de la grippe H1N1 - dont je me suis fait, je le confesse, la complice fidèle pendant de longs mois.
Mais j’entends vos protestations, et je dois reconnaître que le tableau que je dresse est injuste. Je vous en veux et pourtant, j’ai fini par vous aimer. Dans cet espace normé et impersonnel qu’est le métro, je suis devenue la seule capable de capter, telle une petite souris qui peut observer à loisir sans risquer d’être vue, des bribes de votre intimité :
J’ai senti l’émotion, la gorge nouée, le cœur battant à tout rompre, dans les mains moites de ceux d’entre vous qui me saisissaient avant d’entamer un refrain maintes et maintes fois répétés, et pourtant toujours aussi douloureux à déclamer face à l’indifférence ambiante : « Bonjour, désolé de vous importuner, cela fait désormais trois ans que je vis dans la rue, si vous aviez une petite pièce, une cigarette, un ticket restaurant... » Puis, ces mains me lâchaient à regret pour aller affronter seules les réactions malaisées des passagers.
Certains d’entre vous m’ont aussi fait partager leurs compositions musicales, leurs reprises de Brel et Brassens, ou parfois, moins agréables, le grésillement de leurs vieilles enceintes. J’ai toujours accueilli avec plaisir ces interludes musicaux, poétiques, parfois théâtraux.
J’ai vu ces goujats affalés vous laisser, vous respectables membres du club du 3ème âge, passer votre trajet debout quand vous auriez préféré poser votre auguste fessier sur l’un de ses sièges aux motifs douteux. Sans broncher, vous supportiez pourtant avec affliction, colère ravalée ou orgueilleuse fierté, l’indicible douleur que vous causaient vos varices, et « l’inénarrable égoïsme des nouvelles générations. » J’ai tenté comme j’ai pu de me tenir à vos côtés, de me faire votre canne, de porter avec vous ces souffrances.
J’ai assisté, impuissante, aux mains baladeuses de ces immondes frotteurs du métro qui, subrepticement, profitaient de cette promiscuité subie pour se laisser aller à leurs fantasmes pervers, vous laissant la plupart du temps, vous les femmes, bouche bée, comme figées de stupeur. Ce n’est qu’au bout de quelques instants de stupéfaction que vous trouviez la force de traverser la rame du métro pour fuir cet agresseur anonyme sans que personne n’ait vu, n’ait réagi, à cette scène tristement ordinaire.
Je vous ai vus, vous tous : l’homme d’affaires pressé, le rêveur laissant passer sa station, la maman et sa poussette, l’étudiante relisant à la hâte ses notes, le travailleur de nuit luttant contre le sommeil à l’aube, l’adolescent ivre mort, les amoureux langoureux, les amis riant aux éclats, les geeks explosant leur record de 2048, les lecteurs assidus de la presse quotidienne, les passionnés plongés dans un roman prenant…
C’est moi, la barre métallique qui orne les rames de votre métro. C’est moi qui vous ai retenus quand la violence de la vague allait vous projeter contre vos congénères, vous épargnant ainsi la transgression de la norme sociale qui impose à chacun de se maintenir à une distance respectable de son voisin dans les lieux publics, sous peine de provoquer un malaise généralisé susceptible d’être qualifié de trouble à l’ordre public. Oui, à force, j’ai fini par vous connaître et vous supporter inconditionnellement, vous surprenant dans vos moments de joie, de honte, de peine, tantôt déterminés et confiants, tantôt ployant sous le fardeau de l’existence. N’y voyez là aucun reproche, mais après des années de bons et loyaux services, je sors de mon silence, et je vous en conjure : cessez de me tripoter !
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