Assis en tailleurs sur son canapé, les écouteurs dans les oreilles, Nas tripotait avec empressement le joystick de sa manette. C’était la première fois qu’il essayait de jouer en ligne avec Evan, et il devait admettre que son ami était bien meilleur que lui. Il s'était installé dans le salon de son appartement. La pièce était pourvue d’une télé, d’un lustre aux allures modernes et de, dans son dos, une grande fenêtre donnant sur la ville.

– Derrière toi ! Brailla la voix de son ami dans ses écouteurs.

Il se mordit la lèvre. Il venait de perdre à cause d'une simple erreur.

– Trop tard, fit il un peu lasse.

C’était la cinquième fois qu’il se faisait tuer dans les dix premières minutes de jeu.

– On refait une partie dès que j’ai finit cette game.

Nas soupira. Ça pouvait prendre longtemps avant qu’Evan ne perde. Il s’allongea sur le canapé, et fixa le plafonds.

Cela faisait bientôt six mois qu’il avait quitté Fukume. Il n’avait parlé d’elle à personne, il préférait que ça reste son secret. Il avait prétendu avoir survécu grâce aux fruits qu’il cueillait, et à l’eau d’une rivière. Ça n’était pas réellement un mensonge, en quelque sorte.

À son retour, il avait eu l’impression que sa vie allait être meilleure. Sa mère l’avait enlacé et couvert de promesses, elle lui avait juré d’être plus souvent là, elle s’était montrée plus affectueuse que jamais. Mais très vite, elle avait recommencé à travailler jusque tard le soir. Quand à son père, il ne l’avait jamais connu. Il avait laissé tomber sa mère avant sa naissance.

Bientôt, les cours avaient repris et la routine s’était remise en place, plus ennuyeuse que jamais. Pour se réconforter, il se disait qu’ici il pouvait vivre sa vie en paix, sans être pourchassé par une organisation criminelle. Il avait un vrai toit, un vrai lit, un portable, une console et toute ces choses qu’il n’avait pas avant son aventure en Amazonie.

Il lui arrivait de retourner à la grotte en cachette. Il s’asseyait sur son ancienne couchette, et attendait. Il espérait voir la jeune fille passer le rideau en peaux de bête, une carcasse animale sur l’épaule. Il lui sourirait, il aurait l'air bête. Peut être lui sourirait-elle en retour. Ce qui se passerait après, il ne savait pas. Même si il s’était attaché à elle, elle restait un assassin. Partir à l'aventure avec une tueuse n'était pas une brillante idée.

Elle avait certainement cessé de tuer pour cette communauté. Les histoires de meurtre à Cayenne c’étaient faites rares. De toute façon, elle était partie en quête de vengeance. Quand a Ânko, il n’avait plus entendu parler d’elle. Soit, elle n’était pas revenue sur sa décision de les laisser tranquilles, soit elle ne savait simplement pas où il se trouvait. Dans les deux cas, c’était plutôt une bonne chose. Sans Fukume, il était incapable de se défendre contre la tueuse rousse.

La voix de son ami retentit à nouveau dans ses oreilles.

– On refait une partie ?

Nas soupira mais acquiesça. Jouer à la console l’amusait plus que faire ses devoirs.

Soudain, il entendit deux bruits sourds au dessus de lui. Il retira un écouteur. La voisine du dessus était une dame d’environ la cinquantaine, très discrète. Il était rare de l’entendre. Le jeune garçon tendis l’oreille, inquiet.

Un gémissement se fit entendre. Il abandonnait sa console sur le divan pour lui prêter main forte lorsqu'il se figea. Il distinguait une voix qu’il connaissait trop bien.

– Où est il ?

Ce ton posé, cette voix mielleuse… Son souffle se fit haletant tandis qu’un frisson lui parcourait l’échine. Juste au dessus de lui, se trouvait Ânko. Son sang ne fit qu’un tour. Elle l’avait retrouvé. Il fallait fuir. Il quitta précipitamment son appartement et dévala marches quatre à quatre. Comment avait elle découvert qu’il habitait là ? Elle n’avait aucune piste ! Il n'avait laissé aucun indice à la grotte !

Sortit de l’immeuble, il courait sur les pavés irréguliers, trébuchant à plusieurs reprises. Autour de lui, le brouhaha incessant de Cayenne faisait rage, avec les klaxons des conducteurs impatients, les disputes dans les bars, les travaux à quelques pas de là.

Ses jambes bougeaient à toute vitesse. Il osa un regard en arrière et sentit la peur l’envahir encore plus, tandis que le sang pulsait dans ses oreilles comme si il allait sortir par ses tempes. Elle l’avait entendu sortir. Elle était déjà à ses trousses.

Il se remémora le chemin vers la gendarmerie. C’était l’endroit où il serai le plus en sécurité. Le jeune garçon s’engagea dans une avenue piétonne. Le poste n’était plus très loin, mais il se rendit compte de son erreur. La rue avait beau être assez grande pour laisser passer un camion, tous les commerces semblaient fermés, et par conséquent elle était déserte. Pour ne rien arranger, Ânko se rapprochait dangereusement. Si elle voulait le tuer, se serait fait dans quelques secondes. Il accéléra vainement. Le tintement d’un sabre qu'on sortait de son fourreau retentit derrière lui. Avec l’énergie du désespoir, il accéléra encore.

Soudain, le vrombissement d’un moteur se fit entendre au bout de la rue. Une jeep noire le rattrapa à toute vitesse et se plaça à son niveau, faisant crisser ses pneus massifs. Sans arrêter le véhicule, quelqu’un l’attrapa par le bras et le tira à l’intérieur, avant de fermer précipitamment la portière.

Nas resta un moment sans comprendre, avant de se tourner vers celui qui venait probablement de lui sauver la vie.

C’était un adolescent qui devait avoir dans les alentours de 17 ans. Il abordait des cheveux blonds cendrés et un teint qui semblait naturellement bronzé. Ses yeux étaient cachés derrière des lunettes de soleil, mais il leur devinait une couleur brun vert. Ces lunettes reposaient sur un nez pointu, qui faisait de l’ombre sur sur sa bouche fine. Son visage était anguleux et un léger duvet sur son menton était mis en valeur par les rayons du soleil.

Il portait un simple tee-shirt blanc à manches courtes avec un bermuda signé « Nike ». Pour compléter son look, la partie supérieure de son oreille était transpercée par un petit anneau doré.

Les sourcils froncés, il était concentré sur la route. Nas se décida à prendre la parole, toujours dépassé par la situation.

– Qu’est-ce que… ?

– Plus tard les questions, le coupa il, elle est encore derrière nous.

Nas jeta un regard en arrière. Il confirma avec effroi que l’escrimeuse rousse courait juste derrière la jeep. L’adolescent blond accéléra brusquement, et le moteur émit un grondement de protestation alors qu’ils sortaient de l’avenue piétonne. La jeep noire s’engagea sur une route fréquentée, et Nas constata qu’Ânko avait abandonné la poursuite. Elle les regardait s’éloigner sans perdre son sourire mesquin.

Celui qui venait de le sauver soupira de soulagement et appuya sa tête sur le coussin de son siège auto.

– Juste à temps… murmura t’il.

Il se tourna vers le rouquin.

– Yo ! Moi c’est Akim, chef de la deuxième escouade des âmes blanches.

Le jeune garçon pencha la tête sur le côté sans comprendre. Akim soupira encore.

– Ça vas être compliqué à expliquer, alors présente toi d’abord.

Nas hocha la tête.

– Je m’appelle Nas, et heu… Je suis juste un collégien.

L'adolescent haussa un sourcil étonné.

– Juste un collégien ? Comment tu t’es débrouillé pour que la communauté envoie une traqueuse après toi ?

Le jeune garçon lança un regard interrogatif.

– Des assassins aux ordres de la communauté. À la différence des âmes noires, ils ont des cibles précises. Les âmes noires ont juste pour mission de tuer n’importe qui toutes les nuits. Ce sont…

– Je sais ce que sont les âmes noires, le coupa Nas pensif.

Il se rappelait de ce qu’avait dit Ânko avant qu’il ne quitte la forêt : « Fukume Naoji, tu es destituée de ton poste d’âme noire. ». Fukume était une âme noire. Une âme noire déchue maintenant. Akim le détailla de haut en bas, si bien qu’il manqua de percuter une autre voiture. Le jeune garçon retint un cris.

– Alors cette histoire ? J’attends.

– D’accord, mais regarde la route ! Répliqua le rouquin.

Le grand blond éclata de rire.

– Vendu !

Nas soupira, mais raconta son histoire avec la chasseresse, sans mentionner le nom de Fukume, par prudence.

L’étonnement se lisait sur le visage d’Akim.

– Si tu dit vrai, elle a littéralement tout laissé tombé pour toi, finit il par dire.

– Comment ça ?

– Il faut savoir qu’âme noire et traqueurs grandissent tous dans un endroit appelé la maison. Là bas, ils subissent un lavage de cerveau pour les rendre fidèle à la communauté. Trahir la communauté pour eux, c’est comme se trahir soit même.

Ce fut au tour de Nas d’être étonné.

– Tu en sais beaucoup sur la communauté je me trompe ?

Le regard du grand blond s’assombrit.

– Ouais. J’ai grandis à la maison.

Un silence pesant s’installa dans la jeep. Seul le vrombissement du moteur se faisait entendre, tandis que le véhicule s’engageait sur une autoroute. Le garçon roux se décida enfin à briser le silence.

– On vas où ?

Akim détacha son regard de la route pour lui répondre, soulagé de changer de sujet.

– Désolé, mais il faut te faire à l’idée qu’à moins que la communauté ne disparaisse du jour au lendemain, tu ne pourra plus jamais retrouver ton ancienne vie. On vas à l’aéroport.

Nas fut surpris de constater que cette nouvelle ne l’impactait que peu. Il ne laissait derrière qu’une mère peu aimante, des amis qu’il oubliera très vite, une routine ennuyeuse. Rien qu’il ne regrettait. C’était assez triste dit comme ça, mais dans le cas présent c’était une bonne chose. Il n’aurait pas le cafard.

– Et on va faire quoi à l’aéroport ? Demanda t’il sans attendre.

Le grand blond rit pour la deuxième fois.

– Ça doit pas être chiant la vie de collégien. Tu t’en fous à ce point de partir de chez toi ?

Le rouquin haussa les épaules.

– Ça m’épargne le brevet, plaisanta t’il.

Akim sourit, amusé.

– Pour répondre à ta question, je t’ai dit que je suis chef d’escouade. On vas retrouver mes coéquipiers, et on prends le prochain avion pour Paris. Une fois là bas, direction le repaire des âmes blanches.

Nas s’apprêtait à demander ce qu’était les âmes blanches, mais devant son air ahuri le conducteur lui coupa l’herbe sous les pieds.

– Tu as vu Star Wars ?

Le jeune garçon acquiesça.

– La communauté c’est l’empire, et nous on est la résistance. Enfin… plus ou moins.

Le garçon roux ne put s’empêcher de constater qu’Akim était bien plus bavard que Fukume, même si cette réponse ne le satisfaisait que moyennement. Il se tourna vers celui qui représentait sans doute sa seule chance de survie.

– Je suis partant !

Akim lâcha un autre rire rauque.

– Je t’ai pas demandé ton avis andouille !

Et il accéléra.