L'Attente
Il n’a cessé de revenir de la mort, un survivant. Jusqu’à l’instant où la mort s’est installée, pour ne plus revenir d’elle, ne plus revenir à elle, ne plus marcher sur le chemin qui en revient, qui y va. Bon marcheur, épuisé, ce mouvement qui le renvoyait à la mort ; sitôt que la vie proche, bruyante, le pressait, lui faisait fête, ce mouvement où la mort le renvoyait à la vie, accoutré de ses vêtements – trop larges, rayés – ne cessait de revenir de la mort. C’était un survivant.
Il l’avait vue, comme on voit un vivant : droite, debout, avec des mots et des yeux, allant et venant, occupée, parfois, comme on peut l’être – ici-bas – à construire, à penser, à écrire, à lire des livres, à sortir ses lunettes, les essuyer pour lire des livres, de la poésie, des tragédies ; occupée, surtout occupée à tuer, à tuer les hommes, à tuer machinalement nuit et jour, pendant des jours et des jours, pendant des années – tuer et tuer les hommes – il insistait. Parmi beaucoup de silence : car elle a des paroles, elle a des yeux – en quoi diffère-t-elle d’un vivant ? C’est difficile une mort bien vivante, prospère, dans une enveloppe d’homme. Lui, de ce monde, restait à côté. Il était un survivant.
Il marchait sur la route, il revenait toujours ; il n’arrivait pas. C’était difficile, nous étions des enfants. Nous étions ses enfants. Par-dessous le bord du casque, la mort ; elle regardait les hommes, lui, les autres – les déportés – comme s’il n’y avait pas de vie, comme s’il n’y avait jamais eu de vie humaine. Pour elle il n’y avait pas de vie. Cette mort n’en parlait pas. Un mot ancien, Leben, de contenu ignoble, parfois dans les livres, encore – la poésie – mort, vidé, un bon coup, une bonne fois nettoyé, propre, vide le mot.
La mort était sous le casque, l’uniforme et le casque, l’uniforme, partout à effacer l’humain. Brûlant toutes les forces de sa vie de mort, à effacer l’humain dans les hommes, tous les hommes, de leur figure, de leur mémoire ; extirper l’humain des vivants et des morts, tous morts là-bas – sauf lui.
On était ses enfants, on tenait sa main, on jouait à tuer les casques, qui tuaient les pères. C’était difficile, ces mots – Buchenwald – concentration ; faim ; des poussières grattées de l’ongle, pour manger ; wagon à bestiaux ; froid, grésil, neige ; coups ; des montagnes de cadavres, des millions de cadavres. Des mots rauques, rugueux, des mots allemands – Konzentrationslager – c’était où, sur quelle carte ? On n’avait rien vu. On ne l’avait pas sauvé. On n’était même pas nés, ses enfants. Un survivant, avait survécu, survivait. Sur la route, toujours ne cessait de revenir, et nous avec ; du camp ; de tous les camps. De la mort sous le casque, avec des yeux, un regard. Cette chose qui existait, morte, n’en finissait pas de tuer les survivants, n’en finissait pas de tuer ses morts
Il lui parlait, sur le chemin, il lui disait : pourquoi… Il ne l’interrogeait pas, il n’y avait pas de question, il n’y avait même plus de récit, de personne, nulle part. Juste, il disait pourquoi… Il ne faudrait jamais cesser de lui dire pourquoi ; pourquoi et pourquoi, toujours, jusqu’au moment où elle ouvrirait la porte, le laisserait entrer ; et là-bas, continuer à lui dire pourquoi, pourquoi et pourquoi, pendant toute l’éternité.
C’était difficile, d’être l’enfant, l’enfant d’un survivant. On en portait le poids, de sa souffrance, de son désespoir, de notre souffrance. Savoir si on avait le droit, au fond, d’aimer la vie. La vie injuste, monstrueuse. Savoir si on avait le droit d’être là, nous. Par quel miracle, quand on y réfléchissait. La vie fragile, on ne pouvait pas lui faire confiance, avec ses ténèbres, ses menaces. Elle avait fait cela, à eux, à notre père ; à nous aussi peut-être un jour, qui sait, il y avait une menace.
On aimait qu’il rit, qu’il approuve la vie, la célèbre. Devant un paysage, une musique, un livre, nous disant : Voyez, elle et moi sommes réconciliés, elle est belle, embrassez-la, ne la craignez pas, vous pouvez aller – il le disait aussi – on était soulagés. Mais il y avait le reste, toujours, les insomnies, les cauchemars ; jusqu’au bout, jusqu’à la fin, surtout à la fin, quand la mort au casque lui ouvrait la porte, doucement, et qu’alors, bientôt, ça recommencerait – avec elle, seul, pour l’éternité.
Des mots très doux, très fluides, tout près de l’arbre de Goethe : Licht ou Liebe, il y en a. On lisait de la poésie, avec lui, de la poésie allemande. Il corrigeait l’accent. Il apprenait à son enfant la langue allemande, pour nous. Il lui fallait rester. Et aussi pour les morts, rester avec les hommes, au cœur du monde, même déraciné, même sur le seuil ; déraciné par la douleur ; étranger par la douleur ; rejoindre quand même, rejoindre toujours – entendre leurs voix – écouter les hommes ; du seuil, du dehors, de l’autre côté de la porte, c’est vrai, mais quand même, être avec les hommes, dans leur lumière. Ces reflets par les carreaux, sur la terre froide, la terre dévastée, portée plus loin, sur le chemin ; à l’obscurité, au silence ; poignée après poignée ; la terre, ses ossements, ses noms. Tant de morts à porter pour le survivant ; et revenir écouter les hommes, se réchauffer sur le seuil, à leur lumière ; habiter seul la maison des cris, du silence ; et résister à la mort au casque, quoi qu’il arrive. Un résistant, quitte à survivre, sur la terre vide, dévastée.
On ne l’attend plus, nous ses enfants, au bout du chemin. Il n’est plus là. On cherche quelque chose ailleurs, ici, dans l’écriture, on tâtonne avec les mots, on peine ; avec l’ombre, le trou ; tenir, mettre ensemble ; écouter ce qui là-bas se dit au-dedans, de l’autre côté, lui et elle, ensemble ; que son poing se brise contre son poing ; lui éternellement : pourquoi, répétant éternellement pourquoi. Sans faiblir, sans cesse, on écoute, on attend qu’elle dise un mot, un seul, on attend un mot, qu’elle dise un mot…
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