Finale

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Je regarde la photo de famille accrochée à l’écran de l’ordinateur et je pense à mes parents. Aux mots simples et quasi quotidiens de ma mère, me racontant sa journée et me rappelant qu’elle ira se coucher après avoir mangé sa soupe et son morceau de fromage. « Embrasse mes petits enfants ! À demain ! » conclut-elle chaque fois, même ce soir.

La photo date de tout juste dix ans : six sourires, trois générations en tenue décontractée devant le lac Pavin, et un espoir que cette marche annuelle se répète longtemps. L’année suivante, un cancer foudroyant stoppe l’horloge de vie de mon père.

Lorsque je dépose ma montre TTL à côté du clavier, elle indique qu’il me reste, qu’il nous reste tous probablement, huit minutes. Peut-être que le soleil vient d’exploser et qu’on ne le sait pas encore ? Peut-être que des extra-terrestres cachés derrière la lune arment leur laser surpuissant ? Je repense à ma fille et un sentiment de culpabilité m’envahit : j’ai failli oublier.

Je bondis de ma chaise ; j’ai chaud et je sens déjà des gouttes de transpiration désagréables couler le long de mes flancs. Je traverse le couloir, pousse doucement la porte de la chambre. Ma femme dort d’un sommeil chimique, bouche ouverte, la lumière allumée, un livre à ses côtés. Le chat, enroulé en boule à ses pieds, lève la tête, me regarde sans émotion, puis glisse à nouveau son museau entre ses pattes avant.

J’embrasse les doigts de ma main droite et dépose le baiser sur le front de ma conjointe. Je l’observe un moment, mon cœur se calme, puis je m’assieds sur le lit et caresse le chat. Son ronronnement monte et m’apaise. Le chat ! Nous survivra-t-il ? Je me précipite dans la cuisine, pose le sac de croquettes sur le sol et déchire le côté. J’ouvre ensuite la fenêtre au-dessus de l’évier, avant de retourner au bureau. Il me reste à imprimer le récit et le protéger contre le temps.

Je place enfin la deuxième plaque de verre sur les feuilles, m’assure qu’elle est bien collée quand mon cellulaire vibre sur la table gigogne derrière moi. J’hésite un instant puis me lève pour voir le message : mon fils me texte depuis sa chambre ! « Je t’aime, papa. »

Je reste coi un moment.

Moins d’une minute. Je lui réponds rapidement : « Moi aussi, fils », une boule dans la gorge. Je repose mon téléphone, insatisfait de ces trois mots. Les mains croisées sur le sommet de mon crâne, je fixe l’horloge du bureau et j’attends.

Dix. Neuf. Qu’ai-je dit aux gens que j’aime ?

Sept. Six. Qu’elle est la trace que je laisse ?

Quatre. Trois. Deux. Un.

Zéro.

Rien.

Je patiente une minute.

Je suis toujours vivant — je crois.

Je parle fort et me pince : je ne rêve pas.

Des gouttes de sueurs froides commencent à couler alors que je remets la montre à mon poignet.

Le cadran clignote en vert gazon et une nouvelle prédiction apparaît : 21 heures et 13 minutes.

Quelqu’un ou quelque chose se moque de nous. Mélange de déception, de soulagement et d’appréhension : je chancelle un instant, comme pris d’un mal de terre. Je m’assieds, une vague lente monte vers la poitrine. Je retiens une première larme, pas la seconde.

J’envoie un texto à mes enfants : « Bonne nuit à vous 2 ! À demain =) Je vous aime ! Papa xxx ».

Demain, plutôt que d’essayer de transmettre la mémoire du passé, demain, je serai présent.

Je vais me coucher pour la dernière fois — peut-être.

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