Une fille, assise seule à la table d'un café, une tasse entre les mains, un carnet ouvert devant elle, qu'elle fixe, visiblement plongée dans ses pensées. Une deuxième jeune fille traverse la scène, s'approche, l'air hésitant, et se poste à quelques mètres de la première.

JOY — C'est rare de te voir aussi concentrée. Qu'est-ce que tu fais ?

ASTRÉE — C'est rare de te voir aussi curieuse. Comme tu peux l'observer, je fais de la trottinette électrique.

JOY — Très joli modèle de trottinette. Tu l'as achetée où ?

ASTRÉE, dépitée — J'imagine que tu n'es pas venue pour imiter mes bêtises. Donc si, comme n'importe quelle personne normale tu comptes acheter une boisson chaude ou un sandwich, je t'invite à passer ta commande là-bas et à me laisser tranquille étant donné que je suis occupée.

JOY, souriante — Puisque tu me le proposes si gentiment, je vais aller me chercher une boisson et m'assoir à tes côtés.

ASTRÉE — Ah ?

Joy va se chercher un coca puis revient s'assoir en face d'Astrée.

JOY — Qu'est-ce que tu m'écris ?

ASTRÉE, arrachant la feuille de son carnet — Qui a dit que je t'écrivais quelque chose ?

JOY, en sirotant son coca — Mes yeux s'en sont chargés à ta place.

ASTRÉE — Il se pourrait que je connaisse une bonne demi-douzaine de Joy, sais-tu ?

JOY — Ah ? Sont-elles toutes aussi jolies que moi ?

Astrée relève soudainement les yeux vers elle.

ASTRÉE — Elles n'ont pas besoin d'être jolies pour que je leur adresse des lettres. Dis, tu ne veux pas boire en silence et me laisser écrire ?

Joy lève les yeux au ciel et porte la cannette à ses lèvres.

ASTRÉE — Alors, où en étais-je ? Ah oui ! "Chère Joy, si je t'envoie cette lettre...".

JOY — Tu peux parler plus distinctement ?

ASTRÉE — Pardon ?

JOY, d'une lenteur exagérée — Parle. Plus. Distinctement. Que j'entende ce que tu m'écris !

ASTRÉE, plaquant sa main au-dessus du carnet — Si je te l'écris, Joy, ce n'est pas pour que tu l'entendes, mais que tu le lises. En effet, les yeux sont directement relié au cerveau, tandis que les oreilles, elles, doivent trier des tas d'informations pour comprendre ce qu'elles captent. C'est pourquoi l'écriture me semblait davantage appropriée : tu comprendras plus vite ce que je veux te dire, ainsi nous ne perdrons pas de temps ou d'énergie dans des quiproquos navrants.

JOY — Je ne vois pas comment nous pourrions perdre du temps à nous parler oralement. Tandis que se lire, ça sous-entend plusieurs minutes, voire heures, à réfléchir, puis à poser sur papier des dizaines de pensées que nous pourrions exprimer cinq à six fois plus vite en les disant.

ASTRÉE — Certes. Mais il y a certaines choses que l'écrit permet de revêtir, d'envelopper, de préciser... C'est justement ce recul-là dont j'ai besoin pour ma lettre.

JOY — Je ne vois pas pourquoi il y aurait besoin de revêtir certains termes ; l'honnêteté se suffit à elle-même.

Un temps.

JOY — Je crois que tu veux m'écrire une lettre d'amour !

ASTRÉE, médusée, levant les yeux vers Joy qui s'est redressée — Moi ? À toi ?

JOY, d'un air sérieux — Toi. À moi.

ASTRÉE — Mais qu'est-ce que tu...

JOY — Est-ce que tu vas le nier ?

ASTRÉE, qui a repris contenance et continue de griffonner sur la feuille — C'est possible...

JOY, en souriant — Je le savais déjà pourtant.

ASTRÉE — Mais comment tu... ?

JOY — C'était évident. Je le sais depuis plusieurs semaines. Je me demandais quand tu te déciderais à me le dire...

ASTRÉE — Qu'est-ce qui te fait penser que... ?

JOY — Certains gestes ou regards. Comme lorsque mon cousin a annoncé qu'il allait se marier et que tu m'as regardée longuement.

ASTRÉE, remise d'aplomb — Ah bon ? Ton cousin va se marier ?

JOY — Bien sûr. Dois-je te le redire pour que tu me regardes à nouveau avec ces yeux débordant d'amour ?

ASTRÉE, dépitée — Non, non, c'est bon...

Un temps.

ASTRÉE — Mais... Qu'est-ce que tu en penses ? Enfin, je veux dire, si tu l'as remarqué... et que tu n'as rien dit...

JOY, en plongeant un temps son regard dans celui d'Astrée — Que voulais-tu que je te dise ?

ASTRÉE — Rien, rien... Bon, c'est pas tout, mais il va bientôt être temps pour moi d'y aller. Je me dépêche à finir, sinon je n'aurai pas le temps d'aller poster ma lettre.

JOY — Tu ne voudrais pas plutôt me dire ce que tu comptes écrire ? Ce serait plus simple.

ASTRÉE — Non.

JOY, en attrapant un stylo et une feuille — Dans ce cas, moi aussi il faut que je t'écrive.

ASTRÉE — Si c'est pour me confier le délice de ton Coca-Cola, pas besoin de m'écrire quoi que ce soit !

JOY, faussement déçue — Oh... Tu es sûre ? Il y a pourtant tant de choses à dire sur le goût savoureux du Coca !

ASTRÉE — Pour une fois je suis d'accord, mais bon dieu, laisse-moi me concentrer !!

JOY — N'oublie pas de vanter mes innombrables qualités dans ta lettre.

Astrée hausse les épaules avec un sourire en coin et continue d'écrire. Joy se met à écrire aussi, réfléchit quelques instants, le stylo en bouche, puis se penche sur la feuille de papier.

JOY — J'ai terminé.

ASTRÉE, se levant — Je vais devoir me sauver. Tu veux que je passe poster ta lettre en même temps que la mienne ?

JOY, se levant à son tour et tendant sa lettre — Avec plaisir, ça me rendrait service.

Astrée acquiesce, s'empare de la lettre. Joy attend d'établir un contact visuel avec Astrée pour la lâcher. Celle-ci s'apprête à sortir.

JOY, faisant un pas vers Astrée — Attends ! Il faut que nous nous revoyons.

ASTRÉE, sans se tourner vers Joy — Pourquoi ça ? Tu voudras qu'on écrive d'autres textes ?

JOY — Non... La prochaine fois, disons-nous à voix haute ce que contiennent ces lettres.

ASTRÉE, après une brève hésitation, avec un sourire presque ironique — Même si ma voix tremblera davantage que ma main, je veux bien.

Astrée quitte la scène. Joy reste seule. Noir.