Chapitre 7
Alors que tous les autres s’étaient rassemblés en un troupeau dense face aux cabines de douche, se ruant vers le moindre espace libre, Thomas préféra ne pas se mêler à la cohue. Après avoir longuement passé son visage sous l’eau pour le rafraîchir, il pénétra dans le Jardin. Il parcourut le chemin qu’il avait déjà traversé à de maintes reprises, passant devant les lapins et les poules, puis devant les travailleurs qui lui adressèrent un signe de la main. Enfin, il s’effondra sur le banc que son postérieur connaissait parfaitement. Alors qu’il commençait à apprécier certains aspects du Refuge, ce cours avait remis en question le bien-être promis par les adultes.
Pourquoi Elvis, qui lui paraissait si bienveillant, si attentionné, laissait-il cette brute acharnée leur faire cours ? Pourquoi ne le livrait-il pas aux Automates, il en serait un très bon exemple ?
– La séance de sport n’a pas l’air de t’avoir plu, dit la voix d’Elvis sur le ton de l’ironie.
Thomas sursauta. Perdu dans ses pensées, il ne l’avait pas vu arriver. Il essuya son front encore perlant de sueur.
– Pourquoi l’acceptez-vous au Refuge, il n’a rien à faire ici, déclara le jeune homme avec assurance.
Elvis soupira, puis répondit :
– Ce n’est pas pour rien que nous avons appelé ce lieu « Refuge ». C’est avant tout un endroit où se réfugier, se protéger. Il a les mêmes intentions que nous tous, et il a autant de haine envers Show que n’importe lequel d’entre nous, voire davantage. Ses parents ont été torturés par lui devant ses yeux, alors qu’il était à peine adolescent. Show aurait pu le tuer lui aussi, mais il a préféré le laisser fuir, pour qu’il souffre toute sa vie.
– Parce qu’il tuait déjà des gens avant d’inventer la Chaise Virtuelle ?
– Il a toujours voulu faire du mal. D’ailleurs, s’il a créé ces inventions affreuses, ce n’est pas tellement pour gagner en pouvoir, mais principalement pour faire du mal aux gens. Il éprouvait un certain plaisir à rendre des personnes malheureuses. Mais reprenons. Je suis tombé sur lui quelques jours plus tard, il errait dans les rues, comme toi. Je pense que si je ne l’avais pas retrouvé, il aurait décidé de rejoindre ses parents. Je l’ai alors recueilli chez moi, dans ma maison. Et c’est ainsi que j’ai eu l’idée de créer le Refuge, un lieu spécialement conçu pour tous les enfants, adolescents ou adultes perdus, désorientés, déboussolés. Comme lui. Comme toi.
Il marqua un silence, perturbé seulement par les gloussements d’une poule un peu trop bavarde.
– Peu à peu, reprit-il, à mesure que la situation se détériorait, un nombre de plus en plus important de personnes est venu trouver refuge dans ma maison, et l’endroit est devenu trop petit. Nous avons donc décidé de déménager dans un bâtiment délabré, mais bien plus grand, que nous avons rénové. Il s’agissait apparemment d’un ancien ministère, mais ce n’est pas bien important. Nous avons bâti le Refuge, et l’ADCS par la suite, sur ces fondations. Et j’ai fait en sorte que toute personne puisse y avoir accès, à condition d’adhérer aux valeurs de l’ADCS. Et crois-moi, Édouard est sans doute celui qui souhaite le plus la mort de Show parmi nous. Un désir de vengeance le grignote un peu plus chaque jour, et c’est sûrement cela qui le conduit à être aussi affreux avec vous. Toute la colère, la haine qu’il a sur le cœur, il la déverse sur les premières personnes qu’il a sous les yeux, c’est-à-dire vous. Mais je te promets que cela va s’arranger, il va changer, il lui faut juste un peu de temps. Fais-moi confiance.
Puis il partit, abandonnant Thomas à ses doutes. Certes, cet enseignant pouvait prétendre à une place au Refuge, en admettant la véracité des paroles d’Elvis. Mais pourquoi le chef de l’ADCS avait-il fait de lui un professeur ? Ce titre ne convenait pas du tout avec son profil, et il aurait été bien meilleur en tant que gardien du Refuge.
Il soupira puis retourna aux douches, désormais vides. Il avait pu se laver une seule fois depuis son arrivée au Refuge, et ce n’était malheureusement pas un moment agréable. Finies les douches bien chaudes dont il avait longtemps joui chez ses parents, il devait à présent se contenter d’un seau d’eau froide qu’il s’aspergeait sur sa tête et d’un peu de savon. Malgré les longues gouttières permettant de récolter l’eau de pluie, celle-ci se faisait rare et ils devaient la rationner au maximum. Après moins de cinq minutes, Thomas sortit, tremblant de la tête aux pieds. Cela lui avait tout de même fait du bien de se libérer de la sueur qui occupait chaque parcelle de son corps. Il se rhabilla et rejoignit ses amis dans la salle de jeux où il essaya de participer du mieux qu’il pouvait à la discussion.
Finalement, comme l’avait prédit Antoine, Thomas s’adapta au Refuge et il finit par se dire qu’il était beaucoup mieux ici qu’à errer dans la rue ou avec ses parents, où il ne pouvait dire un mot. Il avait fini par vaincre sa timidité et parlait maintenant à ses camarades devenus amis, tout autant que n’importe quel autre adolescent.
Bien sûr, il était régulièrement happé par les souvenirs des bons moments passés en famille : les repas préparés avec amour par sa mère, les journées entières à lire dans sa chambre, des soirées à rire avec ses anciens amis... Hélas, ce temps était révolu, il devait passer à autre chose. Au début, l’adaptation fut difficile, il continuait à penser à ses parents, à leur gentillesse, à leur bienveillance et finissait par se demander comment ils avaient pu l’abandonner de cette façon et se faire piéger par Show. Ils avaient pourtant montré des idéaux révolutionnaires, et la création de Show auraient dû les enflammer, au lieu de cela, ils s’étaient livré à Show, lui avaient donné leur âme sans une plainte. Il y avait forcément une raison à cela, mais Thomas était loin de la connaître. Malgré leurs actes, il ne parvenait à réprimer le regret teinté de nostalgie qui dévorait son cœur. Certaines nuits, il était même troublé par de terribles cauchemars où il voyait sa mère, en larmes, le visage triste et le regard cherchant du réconfort, tendre une main dans sa direction en l’implorant de l’aide. Show la retenait par le bras derrière elle en riant, et malgré ses efforts, elle ne parvenait pas à se libérer. Mais ce qui était le plus horrible dans ce mauvais rêve, c’était l’impuissance de Thomas, son incapacité à lui venir en aide, comme s’il était cloué sur place. À son réveil, il ne restait qu’un corps tremblant et en sueur, en souvenir de cette nuit chaotique. Mais peu à peu, il finit par oublier son ancienne vie, et ses nouveaux amis et les adultes de l’ADCS vinrent remplacer ses parents. L’ADCS devint sa nouvelle famille.
Après un mois et demi, il avait fini par compenser ses lacunes par rapport aux autres en tir. Il maniait les armes avec une aisance parfaite et parvenait sans peine à viser les parties de la cible en polystyrène, correspondant à la tête et au cœur, et cela aussi bien que les autres. Les secrets de cette réussite il les devait surtout à un travail de longue haleine. Alors que ses amis profitaient des cours pour parfois discuter entre eux, Thomas restait concentré et déterminé. Il s’améliora également en programmation : à force de courage et de persévérance, il finit par comprendre les subtilités de ce langage. Alors, il progressa à une allure phénoménale et dépassa ses camarades en résolvant des problèmes algorithmiques qu’il pensait jusqu’alors impossibles. En revanche, en Sport et musculation, les progrès étaient nettement moins perceptibles. Il avait beau s’adonner à la tâche avec la plus grande insistance, son corps restait maigre et plat. Il n’était pas fait pour ce genre de pratique. Il éprouvait bien plus de plaisir devant un bon roman qu’à faire du sport. Après quelques semaines, Thomas remarqua une certaine compassion de la part du professeur : il fut surpris de le voir un jour acquiescer après l’une de ses supplications pour obtenir une pause de quelques minutes. Ses hurlements perçants se transformèrent peu à peu en de simples brimades. Bien sûr, cela ne changeait pas vraiment l’avis des adolescents sur ces séances, mais c’était tout de même un progrès notable. Le cours de tir était de loin celui que préféraient les jeunes. Malheureusement, à cause du manque de budget et des ressources limitées, cette séance ne se déroulait qu’une seule fois par semaine, contre trois pour les cours de programmation et de Sport et musculation.
Parfois il apercevait derrière les fenêtres les ombres menaçantes des Automates qui sillonnaient les rues. C’est dans ces moments qu’il réalisait l’absurdité de son projet de fuite : se sauver d’ici n’aurait rien résolu, et il n’aurait pas tenu une seule seconde dehors. Il prenait conscience de l’incroyable chance qu’il avait eue de survivre assez longtemps lors de son escapade dans la ville pour qu’Elvis puisse le sauver. Bien sûr, il leur était prohibé de s’approcher trop près des fenêtres au risque de se faire repérer par les Pacifiques. Cependant, les rares silhouettes que Thomas avait pu y apercevoir ressemblaient à des êtres cruels et sanguinaires. C’était du moins ce que laissait penser leur démarche uniforme, leur taille immense et la froideur de leur pas. Thomas avait eu la chance d’avoir été recueilli par Elvis, il devait en profiter.
Un jour, alors qu’il était avec ses amis, Elvis ouvrit la porte sèchement et entra. Quelque chose se cachait derrière lui.
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