Chapitre 11
Les adultes tentaient de le cacher aux adolescents, probablement pour ne pas les effrayer. Pourtant cela se voyait à leurs têtes renfrognées lorsqu’ils revenaient d’un tour de garde, ou après une de leurs réunions secrètes. Show commençait à découvrir l’emplacement du Refuge. Les Automates ne tarderaient pas à arriver. Cette vérité se confirmait par le fait que les bêtes de Show se faisaient de plus en plus nombreuses à passer devant le bâtiment de l’ADCS. Thomas et ses amis espéraient que les adultes concevaient un plan pour s’échapper de la situation une fois le moment venu. Mais, si toutefois c’était le cas, il semblait peu abouti, comme le montraient les continuels désaccords que les adolescents pouvaient entendre pendant les réunions devenues quotidiennes des membres de l’ADCS. Un jour, alors que les jeunes s’apprêtaient à manger, Elvis revint de son tour de garde maintenant bien moins fréquent en raison des risques encourus. Son visage était ruisselant de sueur, il avait le teint pâle, et respirait abondamment.
- Qu’y a-t-il ? demanda Louise.
– Je me suis fait courser par des Automates. Ils ont failli m’avoir.
Il s’assit devant un poste d’ordinateur et reprit :
– Je marchais non loin du Refuge quand un groupe d’Automates est arrivé d’un coup. Ils m’ont poursuivi pendant au moins quinze minutes. J’ai essayé d’emprunter les petites ruelles, de me cacher, mais rien à faire, ils me retrouvaient toujours. À croire qu’ils ont un GPS intégré et qu’ils connaissent en permanence ma position. J’ai réussi à les semer à un moment, mais j’ai failli y passer. Ils étaient à deux doigts de m’attraper quand je me suis glissé discrètement dans un recoin.
Il s’arrêta de parler un instant. L’anxiété se lisait sur tous les visages.
– J’arrête les tours de garde, dit-il finalement.
- Et s’il y a des enfants perdus ? demanda Louise. Ils mourront piteusement.
– Je n’ai pas le choix. Je ne peux pas prendre le risque.
Après quelques minutes à se regarder, la troupe rejoignit silencieusement la salle à manger, ne sachant que dire.
Depuis cet événement, l’ambiance se révélait encore plus anxiogène, chacun ayant en tête la survenue possible des Automates à n’importe quel moment. Les jeunes étaient en colère contre les adultes. Pourquoi ne voulaient-ils rien leur dire sur leur avancée et sur leur plan ? Cela les concernait eux aussi.
Un jour, alors que Thomas et Léa marchaient à proximité de la salle de réunion, les adultes sortirent tour à tour. Le dernier quitta le vestibule d’un pas pressé et s’en alla, laissant la porte se refermer lentement. Dans quelques secondes, ils leur deviendraient impossibles de l’ouvrir. Elvis leur avait formellement interdit d’entrer dans cette pièce. Mais il leur cachait beaucoup trop de choses. Et la curiosité était trop forte. Au dernier moment, il plaça son pied devant la porte, l’empêchant de se refermer. Léa le regarda, un sourire en coin. Ils devaient faire vite avant qu’un adulte les aperçoive. Ils entrèrent en prenant soin de laisser une chaussure dans l’entrebâillement pour éviter qu’ils se retrouvent enfermés. La salle était petite, mais bien remplie. Des tonnes de papier encombraient la seule table qui occupait pourtant tout l’espace. Les murs étaient tapissés de notes, de post-it, de plans de ville ou de bâtiment, de listes, tandis que la table n’était qu’un amoncellement de brouillons, calculs, schémas réalisés à la hâte et de quelques crayons, posés çà et là. Ils durent jeter et creuser pour dégager les informations utiles qui se cachaient probablement sous cet amas de paperasses. Ils furent surpris de la quantité de savoirs accumulés à propos des Automates ; ils connaissaient l’endroit où étaient placées les puces permettant à Show de les contrôler, les lieux qu’ils fréquentaient le plus souvent… Pourquoi Elvis ne leur en parlait pas, de cela ? En quoi cela était-il compromettant ? Ils devaient trouver quelque chose, et vite. Ils entendaient déjà des bruits venir du couloir. Soudain, un papier jaune situé sur le mur d’en face attira l’attention de Thomas. En haut de la feuille, l’adolescent put déchiffrer ces mots : « Plan Δ, décision finale ». Alors que Thomas s’approchait pour lire les autres caractères, plus petits, il entendit la porte glisser sur ses gonds dans un grincement tonitruant. En tournant la tête, il vit Elvis, furibond.
– Qu’est-ce que vous faites ici ? Je vous avais pourtant interdit d’entrer dans cette pièce ! mugit-il.
Les deux fouineurs le regardèrent, tremblant de tout leur corps. Ils ne l’avaient jamais vu autant en colère, et auraient tout compte fait préféré que ce soit Édouard qui les découvre.
– J’ai à vous parler, mais d’abord, sortez d’ici, ordonna-t-il.
Ils obéirent, et Thomas le rejoignit avec une seule chaussure, l’autre étant toujours coincée dans l’ouverture, accompagnée de sa copine. Arrivé en face de lui, il put enfiler sa basket et Elvis referma la porte.
– Bien, qu’avez-vous découvert ?
– Rien, enfin, si, mais juste des paperasses, rien d’important, on vous jure, bégaya Léa.
– Si, dit Thomas sur la défensive, on a découvert que vous nous cachiez plein de choses, pourquoi vous nous dites rien ? C’est vous qui êtes en tort !
Thomas se surprit lui-même d’avoir parlé avec autant de tact malgré sa timidité. Contrairement à ce que les deux amoureux redoutaient, Elvis se contenta de baisser la tête.
– Oui, on a un plan, et oui, on a découvert des informations, dit-il froidement après un moment, mais il est encore trop tôt pour vous l’annoncer. On a besoin de l’affiner, et… on ne peut pas vous en parler maintenant. Mais promis, dès que l’on sera prêt, on vous dira tout.
– Mais les Automates peuvent arriver d’un moment à l’autre, on doit vous aider, ou au moins savoir ce que vous avez prévu, avant qu’il ne soit trop tard !
– Nous savons ce que nous faisons, dit-il, un semblant d’hésitation parcourant les traits de son visage. Allez, filez maintenant. Et, s’il vous plaît, dit-il au moment où Thomas et Léa étaient prêts à rejoindre leurs amis pour tout leur raconter, ne dites rien aux autres.
Malgré la demande d’Elvis, les deux complices s’empressèrent de tout conter dès leur arrivée dans la salle de jeux.
– Mais pourquoi ne veulent-ils rien nous dire ? râla Romain. Ils commencent à m’énerver à nous prendre pour des gamins.
– Peut-être qu’ils ont leurs raisons, suggéra Antoine. On ne connaît pas toute l’histoire.
– Ils n’ont pas de raisons, moi je vous le dis, ils nous prennent juste pour des incapables et nous gardent seulement pour faire de nous de bons petits soldats qui exécutent leurs ordres sans rechigner. Comme les Automates, en fait.
Un vent de surprise balaya la bande d’amis. C’était la première fois que quelqu’un osait affirmer ses soupçons en public.
– On ne peut pas leur accuser de faire de nous des Automates, déclara Antoine, tu as vu comment ils nous traitent ? Ils nous apprennent à programmer, à nous battre, ils prennent soin de nous… on ne serait rien sans eux.
– Croyez ce que vous voulez, moi je vous dis qu’ils nous gardent pas que par hospitalité.
Thomas, lui, était indécis. D’un côté les longs mois qu’il avait passés avec Elvis lui avaient permis de le connaître, de le considérer comme ami et de lui accorder sa confiance, autant le fait qu’il leur cache tant de choses sans accepter de leur dévoiler ne serait-ce qu’un échantillon de leurs découvertes le faisait douter de l’ADCS.
C’était probablement l’ambiance morose instaurée par la crainte d’une venue imminente des Automates qui avaient amené les jeunes à se questionner sur la (bonté) présumée des adultes. Certes, auparavant ils s’interrogeaient déjà sur ce genre de sujets, mais jamais ils n’en parlaient entre eux et ces pensées se volatilisaient lorsqu’ils réalisaient les soins et le confort que leur prodiguait l’ADCS. Maintenant, ils en venaient à en débattre, et même à vouloir se rebeller. Thomas ne savait pas si c’était une bonne ou une mauvaise chose. Peut-être devraient-ils mieux faire confiance à Elvis et aux autres adultes sans chercher à protester.
Les cours continuaient, mais l’angoisse empêchait les jeunes de progresser convenablement, si bien qu’ils gardassent le même niveau qu’un mois auparavant, voire régressaient. Les rencontres entre Thomas et Léa étaient elles aussi moins heureuses, la peur était clairement visible sur leurs visages, dépourvus de leur habituel sourire. Les rares conversations qu’ils entretenaient étaient moroses, le cœur absent, et leurs baisers et câlineries étaient bien moins voluptueux. Il leur arrivait même à certains moments de se disputer et de s’isoler à la suite d’un désaccord ou d’un énervement ce qui était très inhabituel auparavant.
La bande d’amis était elle aussi moins soudée, et parfois leurs débats menaient aux cris et les jeunes se dispersaient. Il devait se passer la même chose derrière les portes de la salle de réunion, les adolescents pouvaient entendre de temps à autre les adultes s’emporter, leurs voix posées se transformant en injures ou en cris. « Ce n’est pas comme ça qu’ils seront prêts à temps et pourront nous parler de leurs plans » pensait Thomas. En effet, plus les jours avançaient, plus les Automates semblaient proches d’atteindre leur but, certains fouillaient déjà avec précaution les maisons de la grande route menant au Refuge, comme s’ils connaissaient déjà la zone où où se situait. Et pourtant, les seules choses que les adultes venaient leur dire étaient ce qu’ils rabâchaient depuis le début, que ce n’était pas eux qui comptaient, mais les adolescents, que c’était à eux de sauver le monde, qu’ils devaient se servir de tout ce qui leur avait été appris pour se battre seuls… Ce n’était pas du tout ce qu’attendaient les jeunes. Ils voulaient de vrais renseignements et des mesures concrètes, pas de simples radotages.
L’ambiance était telle que certains commençaient à attendre l’arrivée des Automates pour mettre fin à cette atmosphère pesante. « De toute façon, Show peut bien nous tuer ou nous emprisonner, on ne sert à rien, on n’arrivera jamais à ne serait-ce qu’à ralentir ses plans si les adultes continuent à se disputer et à ne pas être productifs » pensaient les adolescents.
Ils avaient fini par abandonner l’idée qu’on leur communiquerait un jour des informations, et puis de toute façon ils s’en fichaient. Ils ne croyaient plus en rien. Ils se contentaient d’attendre les Automates sans protester.
Au moment où le désespoir était le plus fort, l’événement tant redouté arriva. Les esclaves de Show débarquèrent au Refuge.
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