Mourir d'ennui
Je sais pas si c’est mon érection ou mes larmes qui m’ont réveillées.
L’humidité qui recouvre mes yeux transforme ma vision du monde. Tout est flou. Que ce soit la lumière ou les ombres. La limite entre les deux change en permanence. Il y a une certaine forme de beauté dans ce chaos, dans ce mystère, dans cette recherche pour tenter de comprendre ce que je suis en train de regarder. Je ne parle pas de chercher un sens bidon comme dans de l’art abstrait. Je parle d’un art immensément complexe qui, lorsque l’on arrête de le chercher, nous offre son sens. Cet art naturel né d’une technique et d’une précision époustouflante, qui change en fonction de ma position, et parfois même de mon propre chef.
Je profite quelques instants de mon innocence avant de me frotter les yeux. Et je regrette déjà d’être retourné dans ce monde en haute définition qui ne laisse aucune place à l’imaginaire ou au doute : je suis toujours chez cet Uranien.
Je suis dans un lit plus précisément, que j’imagine être le sien. Il n’est pas très large, c’est typique de leur planète. Vu le froid qu’il fait, les couples dorment toujours collés serrés pour se réchauffer, tels des animaux dans un terrier.
C’est très ancré dans leur culture, l’importance d’un couple fusionnel. On les incite à trouver l’amour dès le plus jeune âge, pour qu’ils puissent être rapidement habitués à la complexité de ce sentiment pour trouver le plus tôt possible l’amour de leur vie. C’est non seulement pour se tenir compagnie lors de ces longues tempêtes glaciales, mais il me semble que la cause est aussi plus ancienne. Je crois que sur la terre, leur population a été menacée parce que les hommes avaient trop peur d’aborder les femmes et préféraient se branler sur de la seconde réalité. Résultat, baisse de fécondité et menace d’extinction. Pathétique.
Mais je dois avouer que leur culture de l’amour me plait. C’est tellement important de trouver sa moitié. Alors le faire rapidement pour être débarrassé du malheur qu’apporte la solitude est plutôt ingénieux, je dois le reconnaître. Même s’ils ont tendance à forcer les personnes qui préfèrent vivre seules à s’engager de force… Je trouvais ça barbare, mais de réaliser à quel point leur vie est misérable, je me dis que ce n’est peut-être pas plus mal.
Vaut-il mieux être mal accompagné que seul, éternelle question.
Je plie mes jambes et m’assois sur le bord du lit bien trop mou pour moi. Les murs sombres qui sont faits d’un horrible mélange de terre et de sable me donnent le cafard. Les beaux carrelages et autres décorations de ma maison me manquent. Bordel cet endroit n’a pas une once d’élégance ou de charme.
Je vois mon béret noir posé sur un petit tabouret qui doit servir de table de nuit. Le voir ne fait que m’enfoncer dans ma tristesse. Je repense à elle dès que je le vois. Elle me l’avait offert un beau jour, sans aucune raison particulière. C’était un jour d’été magnifique, on mangeait dehors dans le jardin comme tous les midis quand elle me l’avait donné avec un grand sourire. Je ne l’ai jamais quitté depuis.
Je le prends et l’enfonce sur ma tête puis me lève après avoir revu son visage une énième fois sur ma rétine avant de me diriger vers la porte pour m’échapper de cette si petite pièce qui avec sa bougie comme seule source de lumière, pourrait me rendre claustrophobe.
La porte de ferraille grince alors que je la tire et me retrouve de nouveau dans cette petite pièce. Le même poêle aux flammes élancées, le même vieux canapé et le même gros porc avachi dedans.
Je m’écroule à côté de lui et manque de peu d’écraser le chat noir qui me fait comprendre son mécontentement par un regard plein de reproches.
« Désolé mon grand, je t’avais pas vu.
— Bien dormi ? »
J’avais pas envie d’entendre sa voix à lui.
« J’suis enfermé dans ton taudis depuis combien de temps ?
— J’ai pas d’horloge, mais à en juger par la lumière derrière la vitre, 2 jours à peu près. »
Je regarde en direction de la vitre. D’épais volets métalliques les protègent du vent et des débris à l’extérieur, empêchant la lumière de passer. Si ce n’est quelques rayons de soleil qui s’infiltrent après avoir traversé la tempête et une ampoule au plafond, il n’y a pas d’éclairages.
« Tu te sens mieux ?
— Je crois. La tête qui tourne un peu et les membres engourdis. J’ai vu pire.
— Tant mieux. »
Un silence s’installe, tâché uniquement par le crépitement du feu. J’approche ma main de Chance, mais ce dernier crache dans ma direction.
« Il doit pas aimer les Nept, dis-je en souriant.
— Logan, j’peux te poser une question ?
— Entre ça et le silence, je sais pas ce que je préfère honnêtement.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Sur Uranus »
Bon. Fallait bien que mon nouveau colocataire commence à devenir envahissant tôt ou tard.
« Et moi pourquoi je suis en caleçon ?
— Tes vêtements étaient trempés. Je te les ai fait sécher, mais ils sont troués par ton petit spectacle pyrotechnique. Prends ce que tu veux dans l’armoire, mais j’ai peur que mes habits soient trop larges. »
Sans rire.
À cette distance, sentir les flammes sur ma peau me vivifie. Je n’ai pas très chaud, mais ce n’est pas très grave. Je suis déjà mort, un rhume de plus ou de moins.
Je regarde mon corps et me rappelle avec nostalgie de celui que j’avais avant. Le deuil m’a pris la majorité de ma motivation. Mes abdos ressortent moins, mes pecs ont perdu du volume et la peau de mes biceps n’est plus aussi tendue.
Mais…
Je m’observe en détail et réalise quelque chose.
Je n’ai pas de plaque jaune.
Aucune.
Je me lève et regarde derrière mes jambes et mes bras. Mes coudes, ma plante de pied, mes hanches. Non, je n’en ai aucune.
« Je t’avais dit que tu n’en aurais pas.
— Mais bordel ça n’a aucun sens ! Tu m’as touché, plusieurs fois ! Et j’ai vu tes plaques ! Je suis immunisé ?!
— Alors, t’es curieux de savoir comment ça marche ?
— J’aimerais bien comprendre ouai. J’ai vu des camarades crever de cette saloperie, et moi qui t’ai touché j’ai rien !
— C’est quand même incroyable que vous ne soyez pas au courant, alors que notre roi s’était déplacé en personne pour vous avertir et vous expliquer.
— Quoi ?
— Quand la vague d’immigration a commencé, Seigneur Akihito est venu sur votre planète vous avertir. Environ un dixième des uraniens ont la kihada. C’est génétique et sur notre planète elle ne se transmet pas et n’a aucun effet secondaire comme chez vous.
— Mais pourquoi ?
— On n’a pas le même air. Notre niveau d’azote est plus élevé que chez vous. Et quand notre seigneur est venu vous en avertir, il a été extrêmement mal accueilli, presque chassé. Neptune n’attendait que ça, une raison de nous faire la guerre. Et on lui a apporté sur un plateau d’argent.
— Donc c’est pas vous qui avez envoyé tous ces immigrés ?
— Tu as vu dans quelles conditions on vit. Tu aimerais pas partir le plus loin d’ici si tu le pouvais ? »
Oh que si bordel. Mais pas vraiment le choix.
Il reprit avec sa voix d’obèse, presque essoufflé d’avoir parlé plus de dix secondes dans la même heure : « Donc désolé de te l’apprendre, mais tu vas pas crever de la kihada.
— J’vais mourir d’ennui, j’sais pas si je gagne au change. »
On se regarde dans le blanc des yeux avec beaucoup trop de sérieux pour une conversation au second degré –même si j’étais plus ou moins sérieux–. Et c’est là qu’il se met à rire. Pas aux éclats, un petit rire entrecoupé de la toux caractéristique des hommes en obésité morbide.
C’est la première fois que je l’entends rire et je dois avouer que cela me fait sourire. Mais j’ai un relent de dégout alors que je le vois mettre sa grosse écharpe multicolore devant sa bouche alors que toute la saloperie qui encrasse ses poumons tente de sortir par son œsophage.
Aussi distingués que des animaux ces uraniens…
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