jeudi 3 novembre – L’aigle noir

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Cher Journal,

La musique, la connaissance de l'instrument, l’écriture, les conversations avec mon père qui ne concernent ni le sport, ni le travail, ni nos souvenirs… Tellement de domaines où je peux m'améliorer… Aujourd’hui, je me suis penché sur l’écriture, et surtout sur celle des autres : j’ai lu les paroles de grands tubes français pour comprendre leur succès.

Par exemple, « Les Lacs du Connemara » de Michel Sardou, tout le monde connaît ce texte sur un mariage irlandais, dans une histoire complexe, mêlant amour et haine, évoquant les conflits religieux entre catholiques et protestants, au milieu de fantastiques paysages de l'ouest de la Grande-Bretagne, c’est beau. Et qu'est-ce qu'on retient de cette histoire ? Le refrain où les gens bourrés crient :

« LA LALA LALA LALALALALA ! »

Pourquoi s'emmerder à écrire de belles paroles ?

Car celles qui livrent un beau message valent le coup. Comme « La Corrida » de Francis Cabrel. J'ai lu que Francis jouait dans une arène et, en coulisse, il a croisé des taureaux enfermés dans des cages, attendant la corrida du lendemain. L’image l’a traumatisé, et au lieu de garder son traumatisme pour lui, comme tout le monde, il l’a transformé en chanson. Il se place dans la peau du taureau, obligé de risquer sa vie pour un spectacle absurde, et nous livre ses pensées :

« Est-ce que ce monde est sérieux ? »

Quelle chanson ! Utiliser la parole d'un taureau pour livrer un message sur notre monde humain, je trouve ça trop fort, j’adorerais écrire un texte pareil. Mais qu’est-ce que j’y connais en animaux ? Dans ma ville, il n’y a que des pigeons. Je sors de chez moi, des pigeons. À la boulangerie, des pigeons. Je pars en vacances, je veux voir des mouettes, je vois des pigeons. Qu'est-ce que tu racontes dans la tête d'un pigeon ?

« J’ai vu une miette de pain, je me suis jeté dessus pour la manger ; j’ai été doublé par mes copains, mon ventre vide va le rester… TU LU TUTULU TU TU TU ! Vais-je finir par bouffer ? TU LU TUTU ! »

Avant, je vivais avec mon chien, mon meilleur pote pendant ses quinze années. De son vivant, il n’a rien vécu de difficile, on l’a chouchouté de tout notre amour. Mais à sa mort, mes parents ont déposé ses cendres dans notre jardin.

« Il reposera au pied du rosier qu’il aimait bien… »

Comment mes parents ont conclu que mon chien « aimait bien » ce rosier ? Parce qu’il allait le voir tous les jours. Mais pourquoi ? Pour pisser dessus. Oui. Mon chien pissait sur ce rosier tous les matins et mes parents l’ont enterré à côté « parce qu’il l’aimait bien ». Mon chien est enterré à côté de ses chiottes ! En voilà du traumatisme à transformer en chanson :

« Si je vous enterrerai dans vos toilettes, à côté du rouleau à papier ! Vous avez de la chance qu’elles soient faîtes sur un sol bétonné… TU LU TUTULU TU TU TU ! Je suis enterré là où je pissais. À VOUS ! »

Pardon, c’était la version live.

Le texte le plus marquant de mes recherches ? « L’aigle noir » de Barbara. Une vieille chanson que me chantait ma grand-mère. Eh, bah, Mamie, si tu n’as pas bien lu les paroles, sache qu’on s'éloigne pas mal des berceuses tranquilles pour gosses, autant fredonner les avis de décès du journal du coin, je trouve ça moins triste.

« L’aigle noir » décrit une jeune fille qui s’endort près d’un lac, avant qu'un aigle se pose proche elle… Sur le papier, elle a de la chance : moi, je n’ai que des pigeons. Quand l’aigle s’approche, elle le reconnaît :

« Surgissant du passé, il m’était revenu. »

Tu le sens le pitch d’un super Disney ? L’histoire d’amitié d’un aigle qui retrouve la petite fille avec qui il a grandi. C’est plus joyeux que la belle-mère de Blanche-Neige qui tente de la buter parce qu’elle est plus instagrammable qu’elle, ou que le papa de Simba qui meurt trahi par son frère jaloux d'être son N-1. Là, c’est mignon, pas d’horrible histoire de famille, hein ? Pas vrai ? Hein ?

Là, Barbara ajoute :

« De son bec, il a touché ma joue, dans sa main, il a glissé son cou. »

Là ça vous dérange, là ce n’est pas bon. Après quelques recherches, tu comprends que « l’aigle noir » n’est pas un « aigle », mais une métaphore. Barbara parle de son père. Qui a abusé d’elle pendant son enfance. Un viol. Un inceste. Voilà la signification de « l’aigle noir ».

Hey ! Vous veniez vous divertir ? Bienvenue dans le vrai monde où des enfants vivent des événements affreux qui les marquent à vie !

Ce texte ! C’est incroyable de raconter un souvenir aussi horrible dans une si belle poésie. Comment, moi, jeune fainéant se rêvant auteur, incapable de poster un avis Google sans faute grammaticale, peut inventer de meilleures paroles ? Ok, si j’écris sur mes traumatismes d'enfance, je produis un double album en deux secondes. Mais un double album nul, sur le méchant dans « Roger Rabbit », il m’effrayait, quand il tue la petite chaussure, là, puis quand tu comprends que c’est un toon, avec ses gros yeux globuleux et sa petite voix flippante, rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule ! Si j’avais décrit ce traumatisme à Barbara, elle m’aurait craché son plus beau mollard au visage, à raison ! Même sur mon père, je n’ai rien à raconter. Il est fonctionnaire, il a débuté à dix-huit ans en se disant :

« Je commence comme ça et on verra plus tard ce que je ferai. »

Il part en retraite dans six mois en n'ayant jamais changé de métier. Il n’a pas accompli grand-chose, ni en bien, ni en mal. Il a simplement éduqué ses enfants du mieux qu'il pouvait, en leur filant au passage deux trois éléments de sa personnalité comme sa simplicité, sa paresse, son manque de courage, et sa peur de se lancer. Va pondre un texte fort avec cette base. Je prends quel animal pour représenter mon père ? Un panda ? Un poisson rouge ? Un paresseux ?

« Un beau jour, bien avant qu’il ne fasse nuit ; le paresseux, s’est tout de suite endormi ; il a ronflé, n’a rien fait deeeeee sa viiiiiie ! ».

Pas le même impact.

Les autres écrivent de superbes paroles. Moi, pas trop. Mais pourquoi me comparer ou tenter d'imiter ? Je vais écrire à ma façon. Si j’ai envie de parler de mon père, de mon chien, des films de mon enfance, je peux. Si je ne veux que parler d’avant, tout faire comme avant, je peux.

Comme avant, dans mes rêves d’enfant. Comme avant, sur un nuage blanc. Comme avant, allumer le soleil. Être faiseur de pluie. Et faire des merveilles.

Putain, elle était forte, Barbara… Je n'écrirais jamais aussi bien…

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