samedi 5 novembre – Pas d’ami (comme toi)

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Cher Journal,

Quand je parle de mon projet à mes potes, tous ne réagissent pas de la même manière. Il y a ceux qui n’en ont rien à foutre, mais font semblant de s’intéresser, souvent pour rebondir sur leur propre vie :

« Ah, c’est chouette, j’aimerais tellement faire pareil avec le dessin, mais tu sais, depuis Guillaume, tout va si vite, je n'ai plus de temps pour moi, l’autre fois, avec son accident, j’ai pris la route à minuit pour le retrouver, mais attends, je t’ai raconté son accident ? »

Non. Mais tu vas le faire, même si je n’ai rien demandé, et tu sais quoi ? Je veux savoir comment il a eu un accident, s’il va bien, comment tu l’aides au quotidien, car je m’intéresse à toi, à tes histoires, et que c’est précisément pour ces moments que les amis existent. Je crois.

Il y a ceux qui ne font même pas semblant. Qui n’en ont rien à foutre, te le font comprendre, et tentent au passage de te décourager :

« Ça ne sert à rien de te lancer maintenant, tu dois sucer dans les maisons de disques pour vivre de ta musique. À ton avis, elle a réussi comment Clara Luciani ? »

Je ne sais pas, je dirais… en écrivant des chansons et en les chantant dans un micro ? Ça qui doit aider.

Entre les deux, il y a de vrais amis. Pas beaucoup, mais il y en a. Intéressés, prêts à m’aider comme ils peuvent, avec des messages, encouragements, invitations à changer d’air. Comme Clément. Un pote du collège, le meilleur guitariste du bahut qui, à une calvitie près, n’a pas changé. Toujours la même assurance folle, la même nonchalance face à la vie, les mêmes chemises à carreaux qu’il portait bien avant qu’elles ne soient à la mode. Il continue la guitare pour le plaisir, il rêvait d’en faire son job, il a fini surveillant dans notre collège. Lui qui détestait cet endroit, loupait minimum deux cours par semaine et tuait son temps sur le banc face à la grille, à chantonner des conneries à la gratte entre deux filles et deux cigarettes, même pour dix mille euros il aurait refusé d’aller en anglais. Maintenant, il reste bloqué au collège pour bien moins, quitte à y passer plus de temps adulte qu'enfant. Moi, j'ai quitté mon travail pour lancer mon défi… Enfin, je n’avais plus de job et je n'ai postulé nulle part, ce qui revient au même.

Rien ne change avec Clément : quand on se voit, on ne parle que du passé. On se remémore nos vieux souvenirs plutôt que d’en créer de nouveaux, on ne vit que des remakes d’anciens après-midi, du réchauffé. Vu que mon projet lui plaît, je suis passé chez lui : à peine arrivé, on citait des profs qu’on n’aimait pas. Ceux qu’on adorait, on n’en parle jamais, on oublie leurs noms. Les profs qu’on détestait, même des années après, on peut les imiter à la perfection, répéter les remarques horribles qu’ils lançaient sans réfléchir, comme le prof d’art plastique, Moreau, qui m’a surnommé « la guibolle folle » pendant trois mois à cause d’une entorse. Pourquoi ? Pourquoi maintenir en vie un souvenir désagréable, un souvenir si nul que lui-même ne comprend pas ce qu’il fout dans nos mémoires ? Comme si notre seul point commun, le seul moteur de notre amitié, c'était le collège.

Enfin, maintenant, on a la guitare…

Dans son message, Clément m’invite chez lui pour me :

« montrer comment bien jouer ^^ »

Pas pour m’aider. Pas pour m’apprendre. Pour me montrer. Clément tenait toujours ses paroles, et en l'écoutant jouer une heure seul sans s'arrêter pendant que j'arrêtais toute activité, j’ai compris qu'il les tient toujours. Aucune explication, aucun dialogue, que de la démonstration. Clément, le pote qui t'invitait à une après-midi jeux vidéo chez lui, pour finalement jouer tout seul car il n’avait qu’une manette, qu'il ne te passait jamais, tu ne pouvais que regarder. Zéro changement.

Il m’a présenté fièrement une chanson à lui, écrite et composée par ses soins. Pour les paroles, il est toujours au niveau collège. Et il puait la merde en rédaction. Il a pris une voix suave et vaguement romantique pour m’offrir une ballade mielleuse comme on en trouve des dizaines sur Internet. En guise de refrain, il a gratté les même accords un peu plus fort et crié en boucle :

« Nous ! Nous ! Nous ! N’oublions pas ! »

C’était horrible. Mais c’est sa chanson. Lui, il a écrit un texte qui lui ressemble. Moi, pas encore. Si c’est pour sortir ça, autant prendre mon temps...

Il reste un super guitariste… Qui sort les huit même accords depuis quinze ans. Zéro changement. Il joue sur scène… Devant la place de la mairie pendant la fête de la musique, et reprend « New York avec toi » face à des Normands bourrés qui oublient son existence dès le verre suivant, autre ambiance que l’Olympia. Clément a énormément confiance en lui, il est persuadé que ça marchera, qu’il est un artiste qui ne trouve simplement pas son public. En l’observant cet après-midi, je pense qu’il ne resta qu’un guitariste de soirée. Et pas de soirées branchées, plus soirées canapés, avec des bouteilles d’Heineken vides sur une table-basse, à jouer seul pendant que ses potes timides s’affrontent sur FIFA sans l'écouter. Il restera à vie le guitariste du collège, qui garde sa passion pour lui, incapable de partager avec les autres. Zéro changement. Et je le savais déjà.

Pourquoi venir chez lui ? Seulement trente journées dans ce défi, pourquoi lui en dédier une ? Et surtout : pourquoi on est pote ? On habite la même ville, on se voit trois fois par an, il n’est même pas là quand j’en ai besoin, et inversement. Quand j’écris sur lui, c’est pour le critiquer… Mais peu importe. On est pote. C’est comme ça. On a nos souvenirs. Des après-midi. Des soirées. Des vacances. Des conneries. Qu’on ne veut pas perdre malgré leurs qualités. Qui nous lient à jamais. Et l’écouter jouer sa chanson pourrie crée un nouveau souvenir, dont on se moquera pendant des années. On est pote. Ça ne changera pas.

Dans l’absurdité de cette première semaine de défi, des pertes de temps devant l’ordinateur, du carton de guitare jamais ouvert, de tout ce bordel qui construit ma vie, Clément se mêle à merveille. Il y aura toujours une place. Il a voulu m’aider, à sa manière, comme un pote. À la fin, je suis de retour chez moi. Sans début de chanson. Sans m’être amélioré à la guitare.

Mais avec un souvenir en plus.

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