jeudi 10 novembre – Le téléphone pleure

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Cher Journal,

Après une douche, un repas, et une perte de temps entre les deux, j'attaque l'écriture de mon morceau, motivé, prêt à dévorer ma matinée. Coup d'œil sur l’heure :

14:21

J’ai dévoré ma matinée.

Je dois abandonner l'idée d'écrire sur mon enfance ? Je fredonne :

« Mes parents ne m’ont pas montré beaucoooouuuuup… de signes d’affection ! ».

Je dois abandonner l'idée d'écrire sur mon enfance. Autant partir vers…

J’entends « D.A.N.C.E. » de Justice. Ma sonnerie de téléphone. Je regarde :

14:37

Un numéro inconnu. Je prends l'appel :

« Allô ? »

Pas de réponse. Juste une respiration hésitante, surprise, gênée. Puis une voix douce, âgée, peu assurée.

« Par… Pardon… Je… Je me suis trompé… Excusez-moi… Excusez-moi. »

Qui raccroche.

Cet homme appelle tous les deux mois, environ, on ne se connaît pas, et à chaque fois, il paraît déçu d’entendre ma voix, pas rassurant pour ma carrière de chanteur. Il ne m’a jamais annoncé à qui il souhaitait parler, pas de :

« Ma mère, que je n’aime pas trop sinon je l’appellerais plus de six fois par an, possédait votre numéro, je ne l'ai jamais remplacé par le nouveau, cela m’arrange de tomber sur vous plutôt que sur elle, pour éviter de lui détailler ma vie et d'écouter la sienne. »

Aucune explication honnête, que :

« Excusez-moi… Excusez-moi. »

Et si j’écrivais sur ce type ? En lui inventant un passé triste, suivi d’un avenir plein d’espoir ? Plus sympa qu’un passé plein d’espoir suivi d'un avenir triste. Un tube facile, du Bigflo et Oli, qui…

J’entends « D.A.N.C.E. » de Justice. Je regarde :

14:43

Encore le gars ? Non, autre numéro :

« Bonjour, ici votre conseiller Bouygues Telecom. Je vous appelle concernant votre forfait télépho… »

Je raccroche. Pas le temps pour ça, je préférais la voix calme du vieux monsieur… Si ça se trouve, ce conseiller avait une plus belle histoire à raconter. Peut-être qu'il grandit dans un petit village d’un pays lointain peu connu des Européens, comme… la Mayenne, mais en pays. Sa jeunesse par la solitude fut marquée, sans ami ni frère pour bavarder, avec des adultes qui jamais ne l’écoutaient. Frappé par ce manque, il jura qu’une fois grand, il quitterait son pays pour l’Europe, une mission dans ses bagages : rencontrer le plus de personnes possibles et discuter avec elles. L’âge adulte atteint, il réalisa son rêve : il traversa terres et mers jusqu’à rejoindre la France, appris notre langue, enchaîna bars et soirées pour blablater de tout et de rien avec les Français, avant de prendre un abonnement téléphonique, chez Bouygues Telecom, pour papoter n'importe où avec toujours plus de monde. Il vivait en plein rêve comme un enfant dont le cauchemar est de se réveiller. Désormais installé dans l'hexagone, il obtint un travail : démarcheur téléphonique, chez Bouygues Telecom. Si son abonnement rendit le sourire à l’enfant qui sommeillait en lui, il souhaita partager ce bonheur avec la France entière, en l'invitant, comme lui, à s'abonner. Premier appel : il tombe sur moi. Je lui raccroche au nez. La déception remplace instantanément sa ferveur, sec retour à la réalité, son rêve d’enfant s'achève en même temps que notre appel…

Qu’est-ce que j’ai fait ?

Je veux dire… qu’est-ce que j’ai fait de mon temps ? Pourquoi je pense à ça au lieu d’écrire ma chanson ? En plus, il est…

15:29

Déjà ? Oublions les histoires des autres, je chantonne la mienne :

« Tellement timide ici, je reste dans ma zone. Peur d’la pharmacie, j’prends mes capotes sur Amazon. »

Est-ce que mon histoire mérite d'être rac…

J’entends « D.A.N.C.E. » de Justice. Je vais détester ma chanson préférée. Je réponds :

« Bonjour, je viens vous parler de votre compte professionnel de formation, qui… »

Putain, je crois que le gars de Bouygues Telecom a filé mon numéro aux autres pour se venger ! Ou c’est le vieux du début, qui raconte partout l’histoire d’un mec qui ne fout rien de ses journées et répond à tous les appels, ce qui pousse d'autres à m'appeler et… Je pense encore à eux ? Déjà qu’il est…

15:58

Putain.

Bon, j’écris ce qu’il me passe par la tête :

« Les appels téléphoniques c’est chiant et les gars qui rêvent de bosser chez Bouygues Telecom ça n’existent paaaaaas ! »

Putain. Putain d’appels. Putain de journées. Putain de…

J’entends « Manureva » d’Alain Chamfort. Pas ma chanson préférée. Celle de ma mère. Mon téléphone affiche :

« Appel : Maman »

Et :

16:22

On ne s’appelle jamais, pourquoi maintenant ? Je réponds. Elle veut de mes nouvelles :

« Je me suis levé à treize heures et j’ai inventé une vie à un démarcheur de Bouygues Telecom. »

Honnête.

« Et toi aujourd'hui ?

- Oh, je n’ai rien fait de ma journée. »

On est deux… Sauf que de la bouche de ma mère, ça signifie qu’elle a aidé mon frère à distance, fait des courses, récupéré un colis, préparé un repas complet, envoyé des photos à Mamie, et trouvé du temps pour m’appeler, chacun sa définition. Elle a prononcé les mots « fatigue », « travail », « cuisine » et « ton père », qui résument parfaitement ma mère. Avant d’ajouter :

« Tu arrives quand pour le mariage de ton frère ? »

Mon frère se marie le 26, dans le sud, vers chez mes parents. Avec ma musique, j’avoue que… Attends, mon frère se marie pendant mon défi ? Pendant mon mois consacré à la musique, rien qu’à la musique ? Pourquoi tout arrive en même temps ? Pourquoi je n’ai pas percuté avant ? Évidemment que j’y serais, c’est mon frère, même si on se voit tous les… ouais… bon… J’espère que mon morceau aura avancé d’ici là…

Avec Maman, on partage encore quelques banalités, avant de raccrocher. Coup d’œil sur l’heure :

18:07

Presque deux heures d’appel. Et c’était bien. Je devrais appeler plus souvent. Ma grand-mère, pour ses histoires, son honnêteté, ou juste entendre sa voix qui rend nostalgique et heureux. Les potes que je n'ai pas écoutés depuis longtemps, pour renouer nos liens nostalgiques. Le vieux qui appelle par erreur, pour l'aider à reprendre contact avec sa mère. Le gars de Bouygues Telecom, pour m’excuser, discuter, et recevoir un peu de son bonheur. M’appeler moi pour comprendre comment ma journée m’a échappé, l’oreille collée sur le téléphone.

22:43

Demain, rien ne me déconcentrera. Mais je laisserais mon téléphone allumé. Pour ne plus jamais louper un appel.

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