mardi 15 novembre – C’est une belle journée

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Cher Journal,

Comme promis, j’ai appelé Mamie… Bon, c’est elle qui m’a téléphoné… Elle a juste été plus rapide que moi, aucun rapport avec mon habitude à tout repousser au lendemain, puis au lendemain d'après, vraiment aucun. Je vais chez elle dans deux jours. Je lui ai dit. Elle était heureuse. Comme toutes les grands-mères heureuses, elle m’a détaillé sa journée, suffisamment pour me rendre compte que nos quotidiens sont différents.

Elle s’est levée à huit heures du matin. Moi, je dormais. Vingt minutes après, elle a pris son petit-déjeuner. Moi, je dormais. Elle a lavé sa vaisselle d’hier, car, comme elle le répète souvent, commencer par effacer la saleté de la veille aide à passer une bonne journée. Moi, je dormais. Elle a regardé les infos à la télé. Pendant que je dormais. À neuf heures et demie, elle a pris sa douche. À neuf heures et demie, je me suis réveillé. Puis je me suis rendormi.

À l'heure où je me suis levé, elle a ouvert son frigo. Il était rempli. Le regarder lui a inspiré plein d'idées de plats. Mais vu qu’elle est seule, elle n’a pas cuisiné grand-chose pour midi, juste décongelé une cuisse de poulet avec des haricots. Elle est partie au marché des halles. Pas parce qu'elle en avait besoin. Seulement parce qu’elle aime sortir.

Quand je me suis levé, je me suis demandé si mon quotidien pouvait me donner une idée de chanson. J’ai ouvert mon frigo. Il était vide. Le regarder ne m'a rien inspiré du tout. Je n’avais rien à manger, même pas une cuisse de poulet à décongeler ou des haricots. Je suis parti au supermarché. Pas parce que j'aime sortir. Seulement parce que j'en avais besoin.

Devant les halles, un sans-abri a interpellé ma grand-mère pour qu’elle lui paye une bière. Elle a refusé. Avant d’acheter du pain, du jambon, du beurre, de sortir un couteau de son sac à main et d'assembler le tout. Elle est revenue vers le sans-abri, pleine de confiance :

« Je ne veux pas vous acheter de l’alcool et vous laisser vous noyer dedans. Mais j'ai ce casse-croûte préparé rien que pour vous. »

Toute fière, elle s’attendait à recevoir de l’amour, à se nourrir de la joie du sans-abri qui se nourrit de son déjeuner. Comme le sans-abri, elle n’a pas reçu ce qu’elle attendait. Il a fait semblant d’être content, mal semblant, en sortant un minuscule et malhonnête :

« Merci… »

Il a posé le sandwich dans un coin et s’est remis à interpeller les passants pour obtenir sa bière. Ça a rendu triste ma Mamie. Et laissé avec plein de questions. Sans réponse.

Devant le supermarché, une fille m’a interpellé pour me demander si je n’avais pas un mouchoir sur moi. J’en avais. J’ai failli ne pas lui donner, vexé : pourquoi elle m’a demandé à moi ? Plein de personnes marchaient dans le coin, je ne me suis pas mouché devant elle ! Est-ce que j'ai une tête à me balader avec des mouchoirs ? Pourquoi ne pas me demander une clope, comme tout le monde ? J’ai plus une tête à acheter des mouchoirs que des clopes ? Pourquoi elle me juge comme ça ? Je lui ai donné son mouchoir, elle est partie. Ça m’a rendu triste. Et laissé avec plein de questions. Sans réponse.

Une fois chez elle, Mamie a mangé vite. Elle a mis du linge à laver, passé l’aspirateur dans toute sa maison, enlevé la poussière de sa vitrine, retrouvé des photos d’avant, aimé les redécouvrir, ressentie l'envie de les montrer à ceux qui viendront chez elle, étendu son linge, cueilli des carottes et des betteraves de son jardin, recousu la poche d’un vieux pantalon, vérifié si son linge était sec, râlé vu qu'il était encore mouillé, puis elle s’est assise devant sa télé, sans comprendre pourquoi elle était fatiguée. Faire tout ça ne l’a pas rendu heureuse. Son mardi est passé trop lentement. Mamie aurait préféré une journée plus artistique. Vivre une journée comme les miennes. Mais elle pense qu’il est trop tard pour apprendre la guitare, le temps est passé…

Une fois chez moi, j’ai mangé vite. Je me suis mis devant l’ordinateur pour avancer sur ma chanson… Enfin, je me suis baladé sur des sites sans rapport avec la musique. J’ai cherché des idées de morceaux à reprendre… Enfin, j’ai écouté des musiques que je n'arriverais jamais à jouer. J’ai choisi du Damso pour ne pas faire comme tout le monde… Enfin, j’ai cherché une partition sans la trouver vu que personne ne reprend du Damso à la guitare. J’ai beaucoup appris… Enfin, je suis retourné sur des sites sans rapport avec la musique, vous saviez que les chiens n’aiment pas quand un humain leur aboie dessus ? J’ai remarqué que je perdais mon temps devant une compilation d’animaux rigolos… Enfin, que j’ai passé tout mon après-midi sans avancer sur ma musique. Puis je me suis levé, sans comprendre pourquoi je n’étais pas fatigué. Ne faire que ça ne m’a pas rendu heureux. Mon mardi est passé trop vite. J’aurais préféré mettre du linge à laver, passer l’aspirateur, ou retomber sur des photos d’avant. Vivre une journée comme Mamie. Mais je ne pense pas qu’il soit trop tard pour apprendre la guitare, même si le temps est passé…

Son après-midi terminé, Mamie m’a appelé.

Mon après-midi terminé, j’ai répondu à Mamie.

Elle m’a raconté sa journée. J'aurais aimé la vivre avec elle.

Je lui ai raconté ma journée. Elle aurait aimé la vivre avec moi.

C’est pour ça que j’aime ma grand-mère. On se complète. À notre manière.

On a raccroché.

On se voit dans deux jours.

Demain, on ne s’appellera pas.

Ma journée sera forcément moins bien qu’aujourd’hui.

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