mercredi 30 novembre – Le bilan
Cher Journal,
L'heure devrait être à la fête, à la célébration. Mais quand on chie dans la colle pendant un mois, cette heure passe, et le temps nous emmène vers des chemins différents.
L'heure est au bilan.
Vous voyez les bilans Spotify ? L’application envoie chaque année le nombre d'heures de musique que t'as écouté, le nombre d'artistes, ta chanson la plus streamée, plein de statistiques. Je veux ce bilan sur ma vie :
« 10 560 - En minutes, le temps que vous avez officiellement consacré à votre activité professionnelle.
10 558 - En minutes, le temps que vous avez perdu à regarder des tutos, chercher des idées sans jamais les réaliser, traîner sur des sites sans rapport avec la musique, sans avancer sur votre projet alors que vous deviez.
30 660 - Le nombre de minutes entre l'arrivée du carton de la guitare et le jour de son ouverture.
756 - Ce mois-ci, le nombre de minutes allongé dans votre lit la nuit sans dormir, à repenser au passé et angoisser sur l'avenir. C’est 226 de plus que le mois dernier.
0 - Temps, en seconde, où vous avez joué de la guitare. Vous faites partie des 1 % des guitaristes ayant le moins joué ce mois-ci.
Votre top 5 des moments que vous regrettez sur ces trente derniers jours :
5 - De ne pas avoir profité du temps que vous aviez pour devenir une meilleure personne.
4 - De ne pas avoir profité de vos amis.
3 - De ne pas avoir profité de votre famille.
2 - De ne pas avoir profité des trente jours pour arrêter de rêver et d'enfin devenir chanteur.
1 - De ne pas avoir profité. »
L’heure est à la déception… et à la réflexion.
Je suis surtout déçu de moi, de ne toujours pas savoir jouer un seul accord à la guitare, d'être incapable d’écrire une chanson sur ma vie… Mais j'ai réussi à tenir ce journal. Je me suis plus livré ici en trente jours que pendant toutes les autres années de mon existence. D'une certaine manière, vous l’avez lu, la chanson de ma vie. Celle d’un type qui échoue ses défis, peut déconner, s’isoler, qui a du mal à vivre au présent, accaparé par le passé, qui parfois laisse trop ses amis et sa famille de côté, même s’il fait tout pour être présent dans les grands moments, et dans les moments difficiles… J'étais persuadé de n’avoir aucune histoire à raconter. J’ai raconté trente jours de la mienne dans ce journal. Comme quoi…
L’heure est à ceux qui comptent vraiment.
Ma grand-mère m’a envoyé un message pour me demander si ma chanson était terminée. Elle sait très bien que non. À la fin du message, elle m'a remerciée. Pour lui avoir compté mon défi.
« Tes histoires de musiques m'ont aidée à passer mes journées, qui sont bien longues en ce moment. Donc je te redis merci. »
Ça mériterait une autre ligne dans le bilan :
« 13 – Le nombre de jours où vous étiez présent dans la vie de votre grand-mère, où vous l’avez occupé, amusé, même à distance. Son meilleur divertissement depuis la série « Rex, chien flic », qui ne propose plus d’épisode inédit depuis 2015. »
Elle qui m’a tant diverti et occupé petit… Si j'ai rendu la pareille à ma grand-mère, j'ai réussi une partie essentielle de mon défi.
Avant de lui répondre, j'ai reçu un coup de fil. De mon frère. Son dernier appel, c’était parce qu’il avait oublié les clés de la maison… en 2009, environ. Ce matin, c’était pour un autre type de nouvelle :
Anna, sa femme, est enceinte.
Il va être papa. Mes parents, grands-parents. Ma grand-mère, arrière-grand-mère. Et… vous avez saisi le concept. Il était heureux de me l’annoncer, il m’a proposé de venir pour l'accouchement, pour que je vive le moment avec lui. Je crois qu’il est temps de se rapprocher de ma famille. De débuter un nouveau chapitre. De me concentrer sur ce qui compte vraiment.
L’heure est aux choses simples.
Pour ce dernier jour de novembre, j’ai mis les petits plats dans les grands. J’ai pris de la farine, du beurre, de l'eau, du sel, j’ai transformé le tout en pâte. Avec des pommes du marché, j’ai préparé une compote. J’ai garni la pâte avec, j'ai posé sur la garniture le reste des pommes coupées en fines lamelles, que j'ai saupoudrées de sucre. J’ai laissé une demi-heure au four. Puis j’ai dégusté. Avec du caramel maison et une glace vanille. Au moins, ce mois-ci, j’aurai réalisé un de mes rêves. Parfait pour conclure ce journal…
L'heure tourne, et s'achève ainsi.
Presque parfait.
Je ne peux pas conclure sans ajouter quelques mots.
Vous avez lu l’histoire de ma vie où je suis enfin le héros,
Quand tenir un journal revient à fixer le rétro.
J'ai commencé par apprendre, regardé des tutos.
Puis plus rien.
Je passe mon temps à ne rien faire,
Mais j’ai l’impression de n’avoir le temps de rien faire,
Laisse partir en fumée ma carrière,
Comme la cigarette de grand-père.
Carton de guitare dans l’appartement, j’laisse filer le temps,
Question, la guitare, c'est mon rêve, ou celui de mes parents ?
Paresseux comme mon père, toujours mieux qu’devenir un Aigle Noir,
Paresseux sans rien faire, toujours mieux qu’passer mes soirées à boire.
Toujours des soirées où je dérape et je regrette,
Jamais des soirées où j’prends ma gratte et j’joue l’interprète.
Peur de me lancer, de me brûler les ailes,
J’vais finir par taper dans le mur comme Michel.
J’suis aidé par des potes, j’sais même pas si c’est mes potes,
Veulent me voir, faire des soirées karaoké, j’sais vraiment pas si c’est mes potes,
Adoré par Mamie, à croire que c’est elle ma meilleure pote,
Mais je suis là pour aider en retour, j'ai compris qui sont mes potes.
Je vous avez prévenu, je ne sais pas écrire.
Mes couplets puent, je devrais laisser ma cousine les finir.
Je ne sais pas où tout ça va finir, à part à la poubelle.
J’devrais en profiter pour glisser toutes mes notes textuelles.
Je pioche au hasard dans les phrases débiles que je débite :
Je cite :
Mon regard est plus pénétrant que ma bite.
Oh putain…
Ok, je reprends.
En lisant mon journal, tu m’connais pas vraiment,
En même temps, c'est normal, j’me connais pas vraiment.
J’préfère me moquer des autres plutôt que d'essayer.
Car les autres ont réussi là où je n'ai pas commencé.
C'est vrai, deviner que ce soir j’échoue,
C'est plus facile que de trouver le méchant dans Scooby-Doo.
J'espérais changer en voyageant,
Mais c’était la même chose qu’avant,
Pas de paysage, pas de rencontre, bilan décevant.
Futur figé comme mon appartement.
Corde de guitare pétée, résultat rageant.
Je tourne en boucle, je laisse toujours filer le temps.
Mais tout ne va pas rester pareil.
Je veux me concentrer sur l'essentiel,
Sur ce qui compte vraiment pour moi.
Hum…
Penser à réinviter Clara.
Profiter du papier pour écrire ce que je suis incapable de dire,
Un appel de ma mère ou de ma grand-mère me donne le sourire, me fait plaisir.
Je me demande ce que j'ai besoin de plus pour réussir…
Je pourrais continuer de parler des journées de Mamie,
De ma famille, de mon enfance, de Clément ou de Mélanie,
Mais après trente jours à rêver, il est temps de reprendre ma vie.
L'heure est venue d'arrêter, notre histoire se termine ici.
Vous qui m’avez lu, vous qui m’avez suivi,
Je voulais juste vous écrire une chose :
Merci.
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