Tempête
Je remonte la pente jusqu'à mon chalet, un vinyle à la main - Téléphone. Il faut passer par un large bois, dont les géants bruns semblent seuls se détacher de l'uniformité blanche. Je m'arrête un instant, m'adosse à un sapin, tout en contemplant l'étendue vague face à moi... Soudain, comme répondant à mon soupir, j'entends un aboiement, tandis que le vent se lève avec violence. Porté par un élan nouveau, je me hâte ; mes pieds s'enfoncent dans la neige en un caresseux froufrou pendant que mon souffle s'enfonce dans le ciel immaculé et imposant. Il y a quelque chose d'étrange dans l'air. Tout en avançant et en serrant mon vinyle, je fredonne : Come on... Let's go back in time... I feel like I'm walking on a line... Enfin je me présente, pas fâché, à ma porte, "Sésame...", ouvre et franchis le seuil, et tel un chien je secoue ma neige tout en refermant derrière moi. Brrr...
Deux réflexes : musique et chocolat chaud. Me réchauffer le corps, me réchauffer le coeur, un minimum...Juste après avoir posé mon noir trophée sur le tourne-disques, je me précipite à ma modeste cuisine, saisis le pot de chocolat en poudre, rince les ustensiles et commence à préparer la crème. Comme si ces nuages, cette neige, cette nature, comme si ce Dieu souverain au dehors, je l'apprivoisais pour l'incorporer à mon breuvage sombre, pour m'adoucir et me chauffer tout à la fois... Et je retourne au tourne-disques.
L'air déjà se réveille et emplit la pièce, quelques notes de guitare, et quelque chose qui fait comme de la crème... Rêveur, je fais quelques pas et arrive à ma table où j'ai laissé tout ce papier, quelques brouillons d'exercices mathématiques, et des lettres, des lettres sans destinataire... Des invitations sans adresse et sans nom... J'en fais des avions, les glissant malicieusement dans ma main, prends un peu d'élan, et les jette...les jette au loin. Si vous passez par chez moi, vous en retrouverez tout autour, comme autant de crash aériens, comme des totems à vrai dire, comme des nains de jardin, vous accueillant chez moi...
Pendant que j'ai ces pensées, j'entends : "Elle vint chez moi, en plein hiver..." C'est alors que j'entends un curieux bruit sec, et me retourne : là...à la fenêtre...justement non, au mur... Il y a une fenêtre que je n'ai jamais posée, que je n'ai jamais vue. Et quelqu'un à travers. C'est alors que je me rends compte à quel point l'extérieur est agité, comme si au lieu de fenêtres c'étaient des écrans de télévision brouillés. J'approche intrigué, je dévisage cette silhouette féminine mystérieuse, j'approche, je tends la main, et alors la fenêtre s'ouvre béante et un souffle brut se jette sur moi.
Je me sens porté en arrière, je veux questionner cette présence incongrüe, qui me plante deux grands yeux, tout bleus comme la mer, et tout ronds comme des balles de revolver. Mais à peine ai-je ouvert la bouche que l'obscurité se fait brusquement dans toute la pièce, sous un boucan assourdissant. Déboussolé, je fais quelques pas autour, tente de retrouver l'équilibre, avec difficulté... Je tâche d'avancer vers l'endroit où j'avais trouvé la fenêtre et l'intruse, et j'essaie de demander à celle-ci de fermer la fenêtre. Voilà ce que ma tête dit, mais l'atmosphère déchaînée me rentre dans les poumons et je ne trouve plus mon souffle. Fermer la fenêtre. Fermer, ouvrir, la bouche. C'est comme si je devais prendre de l'élan avant de jouer sur mes cordes vocales. Rien à faire. Je ne vois rien, et le bruit est tel que je n'entends rien distinctement, sauf, quasi imperceptiblement, le caprice du tourne-disques qui tourne encore à pleines batteries, comme si la tempête ne lui faisait rien.
Fermez la fenêtre. Je recommence. Fermez la fenêtre. Enfin, j'arrive à articuler et à pousser un son par-delà le souffle déchaîné. Mais tandis que ma tête pense Fermez la fenêtre, ma bouche dit tout autre chose...
Comme en réponse, j'entends un hurlement, et soudain je ressens une profonde morsure sur mon côté. Je vacille, la douleur lancinante me saisit et m'empêche de retrouver la réalité, qui me renverse sans pitié, et je me retrouve sur le sol. Plus rien n'existe, et tout existe. Le loup a déjà disparu et pourtant ne l'ayant pas vu je le devine, et il continue à me hanter pendant un temps. Alors je reste recroquevillé, me sentant tout faible et tout petit face à ce si grand monde... Finalement je reprends courage, je pose mes mains sur le sol, tout en ayant l'impression bizarre qu'il n'y a plus de sol, je donne une impulsion que je ressens tout le long de mes bras, et avec vigueur je me lève, suis poussé quelques pas, enfin me tiens droit... En tâtant les corps environnants, je sens que je suis dans la cuisine, alors je me présente à ma porte pour la fermer et limiter la tempête au salon, mais je me rends alors compte qu'il n'y a plus de porte... La porte a disparu. Je suis condamné à être balloté sur cet océan impromptu, sans pouvoir jamais retrouver la terre ferme... Mon imagination m'égare...
Et puis c'est comme au bout du monde phantasmé par les Anciens. Je ne sais pas si j'entends, vois, crois entendre ou crois voir, mais il y a un ours, il y a du feu, il y a même des dragons... Et tout s'embrase soudain. Et la lumière reparaît.
Je suis étendu dans mon lit, une main sur le coeur, tout autour de moi a retrouvé sa place, le disque continue à fredonner, je pars le couper. Le ciel est d'un bleu éclatant, que révèle un soleil immense...a warmest sun in winter... Alors, dans les bois enneigés, j'essaie de deviner la silhouette vue ou rêvée...
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