Tana - Nouvelle voie
De trois brèches s’échappèrent les vapeurs du noyau de la terre.
Puis naquirent des roches n’ayant jamais côtoyé la lumière.
De la noirceur de la terre vinrent les pierres des Ombres.
Bien avant que le cœur des hommes ne sombre.
Tana ouvrit doucement les yeux. Son corps lui faisait mal et semblait endolori. La
lumière était éblouissante et le ciel bleu azur ne faisait qu’ajouter à l’aveuglement une immensité à faire tourner la tête. Au fur et à mesure que ces sens lui revenaient, elle saisit qu’elle était en mouvement. Allongé sur le dos, le cahotement des roues de la carriole qui la transportait la faisait souffrir, aussi elle se releva, non sans difficulté, sur ses coudes. Elle regarda autour d’elle : un énorme loup, plus gros que ce qu’elle n’avait jamais connu, tirait la carriole. Devant ça, plusieurs nains chevauchaient le même genre de bêtes sauvages et semblaient diriger la colonne. Autour d’elle, une épaisse forêt dont les troncs ne paraissaient pas avoir vu la lumière depuis plusieurs décennies. La cime des arbres atteignait la dizaine de mètres et rien ne venait troubler le calme qui y régnait. Les nains suivaient un chemin de terre pentu qui voulait ne pas se finir. Au loin pourtant, se dessinait les Montagnes Bleues. Jamais Tana n’avait pu les approcher à ce point. Elle les contemplait souvent du haut de sa tour mais durant sa jeunesse, elle n’avait que très peu quitté la cité des hommes. Le peu de connaissance du monde extérieure à Grymnoria lui venait de ces visites dans les Cités Sud qu’elle avait effectuée avec sa mère. À l’époque, les Cités Sud venaient de devenir un territoire de la cité suite à la reddition de leur grand chef guerrier Souley Sarr. Cet assemblage de tribus guerrières avait du jour au lendemain cessé tout combat pour se soumettre à la toute-puissance de la cité des hommes. Son chef put alors accéder au rang de primarque de la ville afin d’assurer l’adhésion de ses guerriers. Tana ne l’aimait pas dans sa jeunesse et leurs rares entrevues par la suite dans la cité n’avaient fait que confirmer ses impressions. Sachant cela, elle conclut donc qu’ils faisaient route au nord de la cité.
Elle se retourna et fit face à un nain à la barbe rousse hâtivement tressée qui lui souriait. Elle laissa échapper un petit cri et se recroquevilla à l’avant de charette.
- Qui êtes-vous ? Que fais-je içi ? demanda-t-elle paniquée. Sa voix lui paraissait lointaine et faible, et sa bouche ne lui avait jamais paru si sèche.
- Calmez-vous jeune fille, je m’appelle Dainknut répondit le nain. Je suis le chef de cette caravane marchande et je ne vous veux aucun mal.
- Comment suis-je arrivé içi ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Les questions fusaient par sa bouche à la vitesse où elles arrivaient dans sa tête.
- Une question à la fois ma jolie, lui assura Dainknut avec un sourire qui se voulait réconfortant.
Tana répondit par un sourire forcé et prit une grande bouffée d’air avant de continuer :
- Comment ai-je pu me retrouver dans une carriole de votre caravane ?
- C’est votre oncle Donbar qui m’a chargé de vous récupérer et c’est votre ami Bashu qui vous a confié à mes soins, expliqua calmement le nain.
- Donbar … Bashu … répéta Tana. Où sont-ils ?
- Je ne sais pas, répondit-il en éclatant de rire. Il s’arrêta aussi sec en voyant la mine déconfite de la jeune fille. La situation était compliquée lorsque l’on vous a récupéré. Bashu a disparu et m’a indiqué qu’il nous retrouverait. Quant à Donbar, il m’a fait part d’être parti vers Argonat. C’est donc là que nous vous emmenons.
- Pourquoi mon oncle serait-il parti pour Argonat ? s’interrogea-t-elle. Il n’était pas à l’épreuve. La cité, le grand Hall, ma mère, des larmes perlèrent à ses yeux la mémoire lui revenant soudain.
- J’étais dans le grand Hall, j’ai tout vu. Je n’ai pas tout compris, je ne suis qu’un nain très peu coutumier de vos rites magiques étranges mais je crois ne pas avoir été le seul à être surpris.
- Je ne sais pas ce qui s’est passé. Tout est allé si vite. Je crois qu’il y a eu des blessés, non ?
- Oui, affirma-t-il fermement, et des morts. Ce n’étaient pas les premiers et cela ne sera certainement pas les derniers. Je pense qu’avec ce qui s’est passé, vos amis vont vouloir vous retrouver.
- Ils me tueront pour ce que j’ai fait et vous avec. Je dois partir, assura-t-elle.
Tana essaya de se lever mais ses genoux se dérobèrent sous elle au bout de quelques secondes et elle retomba dans la carriole.
- Je crois que vous avez besoin de repos. Et de toute manière, où iriez-vous ? Nous autres nains sommes de très bonne compagnie.
- Racontez-moi en détails ce que vous avez vu et ce qui s’est passé depuis la cité. Je veux comprendre ce qu’il se passe.
Dainknut passa alors les heures suivantes à décrire les incroyables scènes de l’épreuve puis de la fuite hors de la ville et enfin la rencontre avec Bashu. Tana eut du mal à croire que le nain parlait bien de sa lame ombre tant celle-ci ne lui avait jamais semblé être douée de parole. Au fur et à mesure des détails, elle reconnut son ami et toutes ses craintes du réveil quelques heures plus tôt étaient totalement dissipées.
À son tour, elle expliqua ce qu’elle avait vécu. Les émotions et les sensations qui l’avaient assailli lors de l’épreuve des sens puis le néant. Elle était resté inconsciente plusieurs jours et ne se souvenait que de la violente explosion qui avait précédé une lourde chute auprès de Bashu. Ils discutèrent tant et si bien que rapidement la nuit commença à tomber. Dainknut fit installer le campement et présenta la jeune fille à tous les nains que comptait la caravane. Les loups l’impressionnaient encore mais les liens évidents entre ces animaux féroces et leurs maîtres étaient pour elle une énigme.
Autour du feu de camp, les six nains et Tana partagèrent un dîner de lapins qu’avait chassé Dimaz, accompagné de quelques pommes de terre. Dimaz s’était formellement présenté et avait signifié par la même occasion son désaccord quant à la confiance qu’avait établie son chef avec Bashu. Dainknut rassura Tana d’un coup d’oeil complice lorsque celui-ci en fit mention. Ber’rin et Algrim, les deux frères entamèrent une chanson pour divertir l’assemblée. Rapidement, les paroles devinrent assez explicites pour que la compagnie entière éclate de rire, même Tana se laissa aller à un franc sourire. Darsil, la seule femme nain de la compagnie, lui assura que ces chants n’auraient plus cours tant qu’elle les accompagnerait. Tana lui indiqua que ce n’était pas nécessaire de changer leurs habitudes en sa présence. Enfin, Ugar vint lui adresser ses salutations avant de rejoindre sa couche pour la nuit. Tana salua tout le monde également et rejoignit sa carriole elle aussi. Elle sombra dans un sommeil profond après quelques instants et ne fut réveiller que le lendemain par les oiseaux qui commençaient leur journée aux premières lueurs du jour.
***
Les jours suivants, Tana tissa des liens forts avec Dainknut, n’hésitant pas à partager avec lui son passé à la cité. Le nain lui parla de ses voyages qui l’avait conduit dans bien des coins du monde et la jeune fille se laissait bercer par ces longs récits dignes des plus grandes fables qui composaient la grande bibliothèque de Grymnoria. Elle le soupçonnait néanmoins d’enjoliver grandement les détails et d’éviter de s’attarder sur les passages un peu plus délicats.
Au fil des jours, il lui apprit à reconnaître les pistes laissées par les animaux dans la nature mais aussi à savoir camoufler son passage. Elle se rendit compte que malgré la taille de la compagnie, les carrioles et les montures la composant, rien ne laissait suggérer un tel passage d’après les traces laissées en chemin. Toute trace de campement était soigneusement dissimulé et les roues des carrioles semblaient glisser sur le sol tant elles ne laissaient aucune marque.
Dainknut recentrer régulièrement leurs discussions autour de l’épreuve des sens et souhaitait comprendre ce qu’il s’était passé. Mais Tana ne parvenait jamais à mettre des mots ou même à se souvenir précisément de ce qui était advenu. Elle entrepris tout de même de partager avec lui son secret :
- Dainknut, je ne vous ai pas tout dit, affirma-t-elle gravement. À plusieurs reprises, bien avant l’épreuve, j’ai vu ce qui allait arriver. Je me suis vu mourir dans le grand Hall.
- Allons, allons, qu’est-ce que vous me dites là, ce ne sont que des craintes d’enfants. Et puis, vous n’êtes pas morte que je sache !
- Non, vous ne comprenez pas. Je vois souvent les choses avant qu’elles ne se passent. Je les vois en rêve. Je ne parviens que rarement à comprendre le sens réel de mes rêves. Je vois des choses passées, des choses que je n’ai jamais pu savoir ou vivre au travers d’autres yeux que les miens, des choses qui ne se sont pas encore passées. Je ne me l’explique pas mais je fais ces rêves depuis aussi longtemps que je me souvienne.
- C’est une bien étrange affaire que vous m’annoncez là, dit Dainknut perplexe. Les dons de voyance sont rares alors de visions passées, présentes et futures, je n’en ai jamais entendu parler.
- C’est pourtant vrai, enchaîna Tana, plusieurs fois mes rêves m’ont permis de voir mon avenir. J’ai toujours pu anticiper les agressions à l’Académie de Grymnoria grâce à cela. J’ai appris des choses sur ma famille bien avant de les découvrir dans les livres. J’ai redouté l’épreuve des sens toute ma jeunesse, m’attendant à y périr, mais c’est la première fois que mes rêves ne se sont pas réalisés.
Dainknut triturait sa barbe tout en réfléchissant à ce que venait de lui annoncer Tana. Il sortit sa pipe à herbe et l’alluma. Il tira quelques bouffées et dans un nuage de fumée, il reprit :
- Je ne suis plus qu’un maître caravanier et votre révélation éveille en moi des souhaits d’aventures que je croyais depuis longtemps disparu. Après avoir retrouvé Donbar, j’aimerais que vous rencontriez notre oracle à Karak Haraz, la grande cité des Nains. Elle pourrait vous aider à comprendre vos rêves.
- Ce serait avec plaisir, maître Nain, acquiesça Tana avec un joli sourire.
- Halte, cria Dimaz.
Aussitôt, la compagnie s’arrêta et Dainknut sauta à terre pour rejoindre son ami en tête de la colonne. Tana ne tarda pas à l’imiter et quitta la carriole. Les quelques jours en compagnie des nains lui avaient permis de recouvrer l’ensemble de ses forces. Cet arrêt inopiné fit ressurgir en elle toutes les implications de la situation actuelle mais c’était avec détermination qu’elle suivit Dainknut. Elle avait par précaution la main sur la poignée de la dague accrochée à sa ceinture dans son dos, tel que les portaient les guerriers nains.
À hauteur de la monture de Dimaz, celui-ci indiquait de la pointe de sa hache le rocher quelques dizaines de mètres plus loin qui bordait le chemin. La forêt et ses arbres immenses avaient laissé place depuis deux jours à une végétation plus basse et plus rocailleuse. Le début des Montagnes Bleues et de ses mille sentiers. Assis, adossé à la pierre, un corps gisait ensanglanté. Maculé d’un sang noir comme la nuit, Dimaz n’avait aucun doute, une lame ombre blessée.
- Allons l’achever, proposa-t-il.
Tana se concentrait pour détailler l’individu et tout à coup, elle le reconnut. L’armure, la silhouette, il n’y avait pas de doute.
- Non, fit-elle avant de s’élancer vers le rocher.
Dainknut et Dimaz n’eurent pas le temps de la rattraper et n’eurent d’autres choix que de la suivre. Arrivé devant l’homme, Dainknut se décrispa et rangea sa hache, au contraire de Dimaz qui lui aussi avait reconnu Bashu. Tana s’agenouilla auprès de sa lame ombre et l’étreignit.
- Je suis revenu Princesse, chuchota Bashu en posant sa main dans les cheveux de Tana.
- Nous allons t’aider, dit-elle, des larmes plein les yeux.
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