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Il ouvrit brusquement les yeux. Il s’aperçut qu’une larme avait roulé sur sa joue dans son sommeil. Désorienté, il tenta d’apaiser sa respiration saccadée et s’assit dans son lit. Les images de son rêve lui revinrent en mémoire. Qui était cette jeune fille ? Il lui semblait la connaître, et pourtant…
Il s’aperçut que Sei commençait à se réveiller. L’étudiant ouvrit les yeux et lui demanda à voix basse :
« Tōru ? Tout va bien ?
- Oui, ne t’en fais pas.
- Tu as souvent le sommeil agité. Mais ne t’en veux pas, c’est l’une des seules fois où tu m’as réveillé.
- Ah, désolé.
- Ne te fais pas de soucis, c’est mauvais pour le sommeil.
- Tu as raison, sourit son ami, je vais essayer de me rendormir.
- Sage décision. Bonne nuit, Tōru.
- Bonne nuit, Sei. »
Le garçon put bientôt entendre la respiration régulière de son ami rejoindre celle des autres étudiants. Il regarda pensivement les rayons de lune qui se déversaient par la fenêtre et dessinaient comme le profil d’une jeune fille sur le sol. Après une hésitation, il se leva et s’habilla silencieusement. Il sortit du dortoir, traversa le hall le plus discrètement possible, et une fois arrivé devant la sortie enfila ses bottes qu’il tenait jusqu’alors en main. Il entrouvrit doucement la lourde porte de bois épais, passa dehors puis la referma en prenant garde de ne faire aucun bruit. Le cadran lunaire au fronton de la porte indiquait minuit moins cinq. Il se mit à courir en direction du lac et de la forêt, le bruit de ses pas atténué par l’herbe couverte de rosée nocturne. Arrivé à la pièce d’eau, il ne ralentit pas et entra sous le couvert des arbres. Il courut encore quelques minutes puis s’arrêta dans une petite clairière. Au centre du cercle, dans la lumière blanche de la lune, se trouvait un piano non pas blanc mais noir. Il avait découvert ce lieu quatre mois plus tôt, lors de l’une de ses insomnies. Depuis, il s’y rendait lorsque le sommeil le fuyait. La nuit, il était régulièrement tourmenté par les visions de son passé. Il ne les comprenait pas ; il avait tout oublié. Seul subsistait ce vide effrayant lui occultant les douze premières années de sa vie.
Il s’avança vers le piano, l’ouvrit, s’y assit et posa les mains sur le clavier. Il commença à jouer l’improvisation de la jeune fille de son rêve. Les notes s’égrenaient, créant un autre rythme que celui du temps, brisant le silence cristallin de la nuit immobile. Les arbres semblaient retenir leur souffle et se pencher pour mieux entendre. La mélodie se répandait telle une lumière rassurante autour de lui, elle emplissait la clairière avant de s’élever vers les étoiles pour s’évanouir dans le firmament. Tout autour de lui, le monde n’était plus qu’argent et bleu. Une solitude magnifique. Quand le morceau s’acheva, il laissa vibrer l’écho de la dernière note dans l’air d’une légèreté insoutenable qui l’environnait. Il se souvenait de toutes ces nuits où il était allé s’évader ici, libérer ses émotions et se livrer à l’instrument. Un jour, quelqu’un lui avait fait le reproche d’avoir une trop grande sensibilité. Il la transformait désormais grâce à ce piano. Alors qu’il se levait, une légère brise agita les branches des arbres. Une voix résonna dans sa tête.
Ito… si seulement tu pouvais te souvenir… ne serait-ce qu’un instant…
Il savait intuitivement que ce soupir appartenait à la jeune fille. Où était-elle ?
J’aimerais tant, répondit-il mentalement, mais retrouver la mémoire me mettrait en grand danger. Et j’en suis incapable. Qui es-tu ?
Un parfum ténu de fleur de cerisier l’environna.
Nous nous reverrons bientôt. Je t’en fais la promesse.
« Attend ! » s’exclama-t-il à voix haute.
Mais déjà la voix s’effaçait et la brise nocturne emportait le parfum si doux des délicates fleurs.
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