Assis sur une pierre, tu patientes dans le froid de l'hiver. En contrebas, le tumulte de la rivière sauvage est un brouhaha paisible. L'eau n'est pas prise dans la glace. Tu as beau avoir le bout des doigts gelés, il ne fait pas encore assez froid pour figer totalement la nature environnante. Tu la vois plier pourtant sur le poids de la neige. Chaque arbre, chaque brin d'herbe a revêtu le manteau blanc de circonstance. Les oiseaux se font rares et discrets, bien cachés dans leurs nids. À quelques mètres de toi, un écureuil vient de filer à vive allure sur une branche. Sa fourrure marron s'est perdue dans le décor avant même que tu puisses clairement l'identifier. Son apparition appartient déjà au passé. Tu souffles sur tes doigts engourdis, en quête d'un peu de chaleur et tu envies doucement le terrier du rongeur. Tu es seul à ton poste, sentinelle de jour dans un lieu déserté. La première ville est à des kilomètres d'ici. Une petite bigote te sert bien d'abri quotidien, mais les heures à scruter l'horizon sont nombreuses et bien mornes passées dans la solitude. Tu étais jeune et naïf quand ton roi t'avait vanté ce poste comme un endroit stratégique à défendre vaillamment. Tu te sentais investi d'une si grande mission ! Le privilège te paraissait bien trop beau. Bien sûr, tu avais un peu rechigné de t'éloigner ainsi du champ de bataille. Tu étais vaillant et ton bras n'avait jamais faibli lors des combats malgré tes 14 ans. Le monde était encore à tes pieds. Aujourd'hui, 20 ans plus tard, tes épaules se voûtent sous le poids du passé.
Un courant d'air se faufile sous tes laines et te saisit jusqu'aux os. Tu frissonnes et pestes un peu aussi. Tu te relèves, faisant craquer des muscles qui ne servent plus et balance ton corps de gauche à droite pour refaire circuler le sang dans tes guiboles. La friction énergique de tes mitaines contre tes cuisses te soulage un peu de la morsure du froid. C'est en relevant ton regard azur que tu perçois une petite tache noire au loin. Tu plisses les yeux, incertain. Elle est trop loin pour l'identifier clairement, mais trop importante pour l'ignorer. Tu détaches une longue-vue de ta ceinture. Elle est usée. Tu adorais l'employer autrefois comme on le fait quand on découvre un nouveau jouet. L'intérêt a décru naturellement et aujourd'hui le froid rend sa manipulation difficile. Elle manque de t'échapper à deux reprises et tu maudis son entretien que tu as négligé par paresse. Enfin, tu parviens à l'ouvrir et dirige fébrilement la lunette vers la source de ton inquiétude. Les bourrasques rendent l'opération difficile. Tu parviens à la stabiliser mais tu maudis le vent qui se leve, tumultueux, agité, comme toi.
Tu distingues alors nettement dans le défilé rocheux un contingent de soldats lourdement armés. Ton rythme cardiaque s'accélère...